Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Portrait

Rachid Brihi, du côté des travailleurs

le 12 janvier 2024

Le 13 décembre 1988, l’avocat spécialisé en droit du travail Rachid Brihi prêtait serment.Trente-cinq ans plus tard, il accepte de revenir sur son parcours professionnel qui lui a permis de se hisser parmi les plus grands noms du côté de la défense des organisations syndicales et des salariés. Portrait.

Dans son bureau se bousculent des figures qui l’ont inspiré depuis toujours, de Martin Luther King à Gandhi en passant par Bob Dylan. Des personnalités qui ont indéniablement laissé leur empreinte chez cet avocat en droit du travail qui dit avoir grandi dans la culture sociologique de Baudelot et Establet, et qui n’a ensuite cessé de faire des rencontres déterminantes qui l’ont conforté dans son souhait de revêtir la robe. « J’ai croisé la route de personnes incroyables qui ont forgé l’avocat que je suis », débute ce fils d’ouvrier immigré kabyle, né en 1962 en Seine-Saint-Denis dans une fratrie de huit enfants. « Je suis sans doute un exemple d’intégration et de réussite du modèle français, certes à une époque où l’ascenseur social fonctionnait et bien avant les tensions communautaires. » En ligne de mire, une seule volonté : celle de se positionner du côté des plus faibles et de faire coïncider son activité professionnelle avec ses convictions personnelles.

Entre droit pénal et droit du travail

Après être passé des Pavillons-sous-Bois à Bondy puis Colombes au gré des migrations professionnelles de son père, c’est à Nanterre que Rachid Brihi s’inscrit en droit. L’un de ses professeurs, Georges Borenfreund, lui instille alors la philosophie du droit du travail dans un cursus qui l’aurait sinon tout droit mené vers le pénal. « Il m’a convaincu que le droit du travail n’avait d’intérêt qu’à la condition d’avoir une vraie conscience politique, et que l’action juridique n’avait de sens que si elle était réfléchie et coordonnée avec ce que l’on appelle l’action collective » se souvient celui qui, par conséquent, décide de prendre plusieurs options en droit du travail dans son cycle de droit privé mention carrières judiciaires. Sa maîtrise en poche, il renonce à un 3e cycle et préfère intégrer directement l’école d’avocats de Versailles. Et pour cause : Rachid Brihi vient de décrocher un stage au sein du cabinet du bâtonnier Tiennot Grumbach, neveu de Pierre Mendès France et figure reconnue du droit du travail français, souvent présenté comme « l’avocat des luttes sociales ». « Le cabinet était dans les Yvelines, d’où mon choix de faire l’école d’avocats à Versailles », explique-t-il. « Tiennot Grumbach incarnait tout ce qui m’attirait dans cette profession. Il m’a appris l’essentiel de la pratique et des rapports avec les clients, les confrères et les magistrats. »

Après avoir prêté serment en 1988, Rachid Brihi décide de poursuivre en tant que collaborateur au sein du cabinet Grumbach & Associés, où il obtient dès le début de sa carrière la spécialisation en droit du travail. À tout juste trente ans, en 1992, il devient associé au moment même où il est nommé troisième secrétaire de la Conférence du stage à Versailles. « C’était une sorte de dernière petite parenthèse un peu ludique avant l’association, une sorte de mise à l’épreuve destinée à vérifier si le jeune avocat est capable de mener de front ses deux missions » sourit celui qui, commissions d’office obligent, peut alors jongler avec ses deux matières de prédilection, le droit pénal et le droit du travail. Mais c’est dans cette dernière discipline que le jeune avocat fait rapidement ses armes, grâce notamment au portefeuille clients fourni du cabinet qui lui permet très tôt de se confronter à la réalité du terrain. L’un d’entre eux, le dirigeant syndical CGT du groupe de forage pétrolier Forasol, Robert Dannus, se souvient d’un jeune avocat ambitieux et immédiatement à l’aise. « Je travaillais avec Tiennot Grumbach depuis 1986, qui a confié nos dossiers à Rachid Brihi dès 1989 », rapporte-t-il. « Nous avons sympathisé presque immédiatement. Il avait déjà très à cœur le service aux institutions représentatives et aux salariés. » L’avocat, lui, retient notamment de cette époque un dossier qui l’a amené à défendre la femme d’un ingénieur système du groupe Dassault dans un dossier individuel de licenciement à la suite de la disparition de ce dernier. « Cette femme voulait, à juste titre, toucher les indemnités de licenciement de son mari. Mais suite au refus de Dassault qui invoquait la faute grave, nous avons attaqué la société aux prud’hommes », raconte Rachid Brihi. « Après notre victoire, Dassault a fait appel, puis un pourvoi en cassation lorsque la cour d’appel a confirmé l’intégralité du jugement des prud’hommes. Nous n’avons jamais compris les motivations du groupe, mais cela a en tout cas donné lieu a l’arrêt Berthe contre Dassault qui fera jurisprudence en matière de licenciement d’un salarié disparu et "absent" juridiquement. »

Sortir des postures

Petit à petit, Rachid Brihi prend sa place au sein du cabinet qui évolue et s’installe dans le centre de Paris dès 2005. Couplé à un renforcement des équipes, ce développement permet à la structure dédiée exclusivement au droit du travail de se déployer dans d’autres secteurs comme ceux de la presse ou encore des transports.

En 2009, Rachid Brihi et Roger Koskas reprennent le flambeau et donnent leur nom au cabinet, et associent la même année Zoran Ilic au sein de Brihi-Koskas & Associés. En 2020, ce sont Émilie Lacoste et Eve Ouanson qui sont également nommées associées dans cette structure qui compte actuellement douze avocats. Lesquels tiennent néanmoins à faire perdurer l’état d’esprit insufflé par Tiennot Grumbach et à rester fidèles à ses idéaux. Entre deux souvenirs, Rachid Brihi se lève d’ailleurs pour aller chercher dans sa bibliothèque les deux tomes de l’ouvrage de son mentor, La défense prud’homale. « L’idée qui m’a le plus marqué est celle selon laquelle un salarié qui attaque son employeur aux prud’hommes n’est non pas un demandeur, mais un défendeur », glisse-t-il. « Cela m’a ensuite beaucoup aidé lors de mes plaidoiries. » Ce qui ne l’a pas empêché d’imposer son propre style et de se faire un nom parmi les plus grands de la place, jusqu’à ses adversaires qui reconnaissent en lui un juriste hors pair et un avocat ouvert d’esprit. « Nous avons livré de nombreuses batailles judiciaires l’un face à l’autre, et il est incontestablement l’un des meilleurs de sa génération sur ses dossiers » dit de lui Pascale Lagesse, associée en droit social chez Bredin Prat. « Il a cette intelligence relationnelle avec son adversaire qui permet d’aboutir à des solutions dans l’intérêt de tous, sans jamais avoir à renier quoi que ce soit de ses convictions. Il est très agréable de l’avoir comme contradicteur ! » Un avis partagé par Emmanuelle Barbara, senior partner d’August Debouzy et spécialiste en droit social : « L’écoute dont il fait preuve favorise le dialogue et permet de mettre en place des solutions originales et "out of the box" ensemble », souligne-t-elle. « C’est assez appréciable car sauf à considérer que l’on joue tous un rôle, soit du côté des "gentils" soit de celui des "méchants", le fait de pouvoir se dire les choses et de sortir des postures permet de privilégier un échange constructif. »

Si le cabinet a connu des développements, Rachid Brihi, lui, a donc tenu à garder le cap de ses opinions et à rester fidèle aux orientations de son prédécesseur. Ainsi, l’avocat continue d’accompagner uniquement des travailleurs et leurs représentants du personnel (syndicats et comités d’entreprise). « Il n’y a aucun côté dogmatique à cela, juste une cohérence intellectuelle qui passe pour moi avant l’impératif économique et financier », assure-t-il. « Pour moi, la question ne se pose pas. » Un positionnement qui tend à rassurer les clients historiques de la structure et lui apporte une forme de crédibilité. « Lorsque nous avons des problèmes juridiques pointus, nous savons qu’en faisant appel au cabinet Brihi-Koskas & Associés nous aurons la crème des spécialistes en droit du travail », atteste Robert Dannus. « Il y a un véritable esprit d’équipe dans ce cabinet, et un lien de confiance qui s’est tissé au fil des années. C’est un aspect très important car le client doit être à l’aise pour tout dire à son conseil, y compris ce qui ne va pas. »

Professionnalisation des relations

Malgré son attachement à nouer des liens pérennes avec ses clients, Rachid Brihi relève une différence notable dans le relationnel depuis le début de son parcours. « Avec les mutations de la société, les rapports avec la clientèle sont aujourd’hui plus professionnalisés et ressemblent davantage à des relations de prestataire de services », analyse-t-il. « La dimension humaine s’est un peu perdue, et cela est d’autant plus vrai avec les clients collectifs et institutionnels. J’ai connu le rôle de l’avocat comme une charnière essentielle dans le processus juridique et judiciaire, avec des clients qui nous sollicitaient très en amont et nous faisaient partager leurs réflexions, hésitations et incertitudes, y compris pour savoir s’ils avaient raison ou tort. Aujourd’hui, si la confiance demeure, c’est beaucoup moins le cas. »

Un constat d’autant plus regrettable pour l’avocat que le droit du travail comporte beaucoup d’enjeux politiques, sociaux et humains, et qu’il explique sous le prisme de plusieurs facteurs. Parmi eux, la contingence économique et le rajeunissement de la clientèle, qui engendrent une forme de « dictature de l’évaluation » et des systèmes de notation parfois peu compatibles avec l’exercice de l’avocat. « L’une des autres raisons est l’ultra-spécialisation, qui comporte à la fois un effet vertueux et un effet pervers », complète Rachid Brihi. « Cela rassure en effet le client mais pour l’avocat, c’est une forme d’appauvrissement intellectuel, car tous les réflexes et le mode de pensée sont conditionnés par cette spécialisation. » Si, au cours de sa carrière, l’avocat a eu l’occasion de toucher à plusieurs disciplines en plus du droit du travail – droit pénal, droit de la presse… –, il l’admet néanmoins : lui-même aurait aimé pouvoir « marcher sur deux pattes » et avoir deux activités très dominantes avec le droit pénal. « Je m’aperçois que s’il y a encore deux espaces où l’avocat est libre de prendre la parole et d’être écouté – et encore, pas devant toutes les juridictions –, c’est le droit du travail et surtout le droit pénal. C’est là que se forge notre vraie fonction. »

L’une des affaires qui lui a permis de mieux comprendre les enjeux humains, c’est celle dite Renault Vilvorde, qui a eu lieu en 1997 à l’annonce de la fermeture d’une filiale de Renault en Belgique employant plus de 6000 salariés. « J’ai été saisi, avec mon associé Tiennot Grumbach, par le Comité d’entreprise européen (CEE) du groupe et la Fédération européenne des métallurgistes (FEM). Le but était de stopper cette décision tant que le CEE n’aurait pas été consulté conformément à la directive européenne de 1994 ; cela a donné lieu à une première jurisprudence en la matière, d’abord par une décision du juge des référés de Nanterre qui a suspendu sous astreinte la fermeture, puis par un arrêt de la Cour d’appel de Versailles », retrace-t-il. L’affaire provoque un séisme en Europe, avec plusieurs grèves de travailleurs venus à Bruxelles depuis toute l’Europe. Surtout, le fait de rencontrer à cette occasion des avocats et syndicalistes européens ouvre de nouveaux horizons à l’associé et lui donne l’envie de mener des combats juridiques à l’échelle européenne. « Cela m’a poussé à réfléchir de plus en plus à la mobilisation des instruments juridiques européens, ceux de l’Union européenne comme ceux de la Convention européenne des droits de l’homme » confie celui qui, par la suite, deviendra membre du réseau NETLEX de la Confédération européenne des syndicats (CES).

Se battre contre l’évidence

Rachid Brihi devient plus tard le conseil de plusieurs fédérations syndicales et comités d’entreprises européens, à l’instar de celui d’Air Liquide et de celui d’Areva qui l’amènera au cœur de l’affaire Maureen Kearney en 2012. Secrétaire du comité de groupe européen d’Areva, celle-ci voulait dénoncer des tractations secrètes entre sa société, EDF et le chinois CGNPC dissimulées aux représentants du personnel d’Areva, qui auraient à terme abouti à des transferts de technologies. Après plusieurs échanges musclés avec la direction du groupe, elle est agressée à son domicile et retrouvée notamment avec un « A » gravé sur le ventre. « Quelques jours auparavant, elle me disait avoir peur et subir une opération d’intimidation à une échelle très professionnelle », se rappelle l’avocat. En 2017, elle est finalement condamnée à cinq mois de prison et 5 000 € d’amende pour « dénonciation de crime imaginaire », avant d’être relaxée à la suite d’un deuxième procès en 2018. « On ne saura jamais ce qu’il s’est réellement passé », souffle Rachid Brihi. « Cette histoire a en tout cas gâché sa vie et sa carrière. » Autre dossier d’envergure, celui de la compagnie aérienne irlandaise « low cost » Ryanair, condamnée définitivement en 2023 pour son refus de se soumettre à la législation française en matière de cotisations sociales.

Rachid Brihi, avocat de l’Union des navigants de l’aviation civile (UNAC), évoque une affaire qui est pour lui le parfait reflet du rôle et de la place de l’avocat en droit du travail. « C’était un peu le pot de terre contre le pot de fer, et nous avons finalement gagné au bout de dix ans. Cela réunissait tout : les aspects technico-juridiques, mais aussi les mutations du monde économique avec ces nouveaux modèles sociaux sans vergogne qui renvoient à un vrai débat politique sur l’Europe », détaille-t-il. « Surtout, c’est un dossier qui me permet de dire que l’avocat en droit du travail a encore un espoir, pourvu que les futures générations en soient conscientes. »

Car pour l’associé, là est tout l’enjeu de l’avenir de sa discipline : faire prendre conscience aux plus jeunes que malgré les nouvelles réglementations et une tendance au polissage dans le monde du travail, entre barème Macron et une volonté d’insuffler des cultures managériales « à l’anglo-saxonne », il reste encore des choses à faire. « Notre matière est mouvante et demande une grande implication, même s’il existe aujourd’hui une forme de consensus généralisé qui consiste à dire que le monde de l’entreprise doit être expurgé de toute relation conflictuelle », insiste-t-il. « Or, plus on cherche à mettre le conflit sous le tapis, plus il y a un risque que les avocats qui veulent suivre cette voie se disent qu’ils n’ont plus rien à apporter. Mais c’est faux ; on doit continuer à se battre, même contre l’évidence. Il y a un conflit de logique qui subsiste, et le dépassement de ce conflit ne doit pas être son contournement. À ma modeste échelle, j’ai en tout cas toujours le sentiment de faire bouger les choses. » L’avocat l’assure : il y a d’ailleurs largement de quoi faire actuellement, notamment avec l’avènement des nouveaux modèles économiques imposés par des plateformes comme Uber et Deliveroo. Un sujet sur lequel Rachid Brihi est intervenu très récemment lors d’une conférence devant la Cour de cassation pour en appeler à une régulation plus efficace des rapports entre travailleurs et plateformes numériques. Sous la houlette du Parlement européen et des États membres de l’Union européenne, un texte devrait prochainement venir renforcer la protection sociale de leurs millions de travailleurs, et prévoir notamment de les requalifier comme salariés. « En droit du travail, cela renvoie à la place de l’humain. C’est un sujet économique, d’entreprise et du travail qui est au cœur de notre monde de demain », indique l’avocat. « Le vrai problème rencontré par ces travailleurs indépendants, c’est la rupture de la relation parfois imposée par les algorithmes et qui, même non-salariée, doit obéir à une forme de respect de leur dignité. » Le tout, à présent, est donc de parvenir à organiser ces activités. « C’est le rôle de l’action collective à laquelle nous, avocats en droit du travail, essayons de contribuer », conclut-il.

 

Propos recueillis par Chloé Enkaoua, journaliste

Rachid Brihi

Rachid Brihi est ancien secrétaire de la Conférence - Avocat associé du cabinet Brihi Koskas & Associés. Il est spécialisé en droit du travail.