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Le droit en débats

La cinéma à la barre : Witness for the Prosecution, de Billy Wilder (1957)

Par Alexandre de la Porte le 02 Décembre 2015

L’homme de cinéma Charles Laughton a livré deux chefs d’œuvre. L’un en 1955 : La Nuit du chasseur, seul film qu’il réalisera, mais dont les quatre-vingt-dix minutes concentrent la fertilité d’une filmographie tout entière. Sidérant comme les phalanges évangélistes et tatouées de Robert Mitchum, ce miracle reste l’un des plus enseignés dans les écoles de cinéma. L’autre en 1957 : son interprétation de l’avocat Sir Wilfrid dans le film Witness for the Prosecution (Témoin à charge), drame qui concentre l’intérêt de tous les films judiciaires réunis. C’est-à-dire l’intelligence et la jubilation. Sur l’affiche de Witness for the Prosecution, des crédits monumentaux : histoire originale d’Agatha Christie, réalisation de Billy Wilder. Et trois acteurs, dans cet ordre : Tyrone Power, Marlene Dietrich, Charles Laughton. Pourtant, dans les mémoires affectives, Laughton est l’aîné, le patron, le premier auquel on pense sans se retenir d’être frénétique. Comme ces adeptes qui vénèrent Le Parrain pour la prestation de Robert Duvall, avocat des Corleone, avant celle de Brando, de Niro ou Pacino, c’est pour ce monument génial – Charles Laughton – que le public, insatiable, redécouvre Witness for the Prosecution depuis soixante ans.

Historique avocat londonien, proche de la retraite et de l’infarctus, Sir Wilfrid interprété par Laughton se voit interdire par ses médecins la défense des affaires criminelles. Trop de tensions pour sa santé âgée. Même sentence à l’endroit des cigares et du brandy. Une infirmière, plus tyrannique qu’un procureur, s’installe dans son cabinet pour surveiller son hygiène. Ce barrister, joué par Laughton, est comme l’acteur : physiquement épais et fatigué. Mais Laughton, jouant le meilleur avocat d’Angleterre, est intellectuellement redoutable, fin et aiguisé, enchanteur et désobéissant. « Vous avez le charme du bourreau à l’échafaud », envoie-t-il à son cerbère à coiffe blanche. Ceci, sous la lumière d’avant-garde d’un film noir américain de Billy Wilder. C’est donc simple, il n’est pas une ligne de dialogue écrite pour Laughton qui ne soit, sinon un silence calculé, un sommet de pertinence dans l’humour ou le combat.

Pas un, mais deux combats. Le premier, à se tordre de rire, contre cette nurse qui le surveille jusqu’aux bancs de la cour d’assises, unité de lieu du film, le réduisant à cacher ses cigares dans sa canne et son brandy dans un thermos pour avaler ses cachets. Le second, un combat judiciaire tendu au cœur scénario : l’affaire Emily French. Envers et contre ce destin de convalescent qu’on lui assigne, le vieil avocat insoumis se recoiffe de sa perruque de barrister déjà sous naphtaline et exige de représenter cette affaire : c’est un procès criminel ! Celui de Léonard Vole (Tyrone Power), inventeur à la petite semaine, accusé d’avoir assassiné Emily French, une veuve éprouvant pour lui une affection très questionnable. Vole tient compagnie à la veuve et l’aide à faire ses comptes. Elle lui tricote des chaussettes en laine vertes. Lui a besoin d’argent pour sa dernière invention (un batteur à œufs). La veuve lui lègue un beau pécule par testament, la veille de son assassinat. Soudain, au milieu de ces eaux troubles, jaillit une autre femme, blonde comme un rayon de lumière : Marlene Dietrich. Son apparition et son faux accent allemand donnent le vertige. En noir et blanc, le film semble en couleurs. Il ne tourbillonnera plus qu’autour d’elle.

Le Témoin à charge, c’est elle. Dietrich, alias Christine Vole, l’épouse du prévenu. « Une femme remarquable », décode l’intuition de Sir Wilfrid. Son mari plaide non coupable avec, pour alibi, la déposition de son épouse. Mais elle, par surprise, plaide à charge et l’accuse du meurtre. Premier rebondissement, premier twist. De là, jusqu’au carton The end, il y en aura une série. Tous explosifs, signés Agatha Christie. Mais censurons-nous. En dire plus serait un crime contre ceux qui ne connaissent pas l’intrigue de ce noir suspense aussi moderne qu’une nouvelle de Roald Dahl ou de Stephen King. Les gros plans de Dietrich, béret incliné, regard acharné, fulminant dans le box des témoins, ressemblent aux coups de poing des films d’aujourd’hui.

Cette Christine Vole est-elle « remarquable » ? Le mystère ronge le spectateur. L’accusé qui risque la peine de mort s’en remet à elle « comme un homme qui se noie s’accroche à un rasoir », désapprouve Sir Wilfrid (alors harcelé par l’infirmière à propos d’un short bariolé qu’il doit essayer pour sa cure de repos aux Bermudes prévue après le procès). Christine, « remarquable » ? Elle, l’Allemande, qui narre en flashback sa rencontre avec le soldat britannique Vole à Hambourg, à la fin de la guerre. Admirable séquence du cinéma des années cinquante : dans un cabaret miteux, l’allure de Dietrich en Fraülein accordéoniste pour soldats éméchés attise une bagarre. Vole la retrouve, manches de pantalon déchirées, tendant la jambe pour chercher son accordéon sous les décombres de sa fatalité. Il la remmènera en Angleterre, pour l’épouser. Dans la cour d’assises, la lame Dietrich, témoin central, énigme du scénario aux rebondissements dévastateurs, donne le tournis. Même à Charles Laughton. Sa nurse lui sera-t-elle salutaire ? Bien entendu. Mais pas comme on s’y attend. Censurons-nous encore, en précisant ceci : ceux qui béniront Laughton en avocat dans ce film de la United Artists le retrouveront cinq ans plus tard en sénateur de Caroline du Sud portant une cravate aussi bariolée que ce short des Bermudes qu’il ne passera jamais dans Witness for the Prosecution, meilleur film judiciaire de tous les temps. Ce sera sa dernière apparition jubilatoire, dans Advise & Consent (Tempête à Washington, 1962), le film politique d’Otto Preminger pour la Columbia. En ces temps-là, Hollywood n’était qu’une abondance de bonnes nouvelles.

 

Witness for the Prosecution (Témoin à charge), de Billy Wilder, date de sortie : 1957, éditeur DVD : MGM/United Artists (2004).