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Le droit en débats

Crimes et loi

Par Henri Leclerc le 24 Novembre 2015

La France est en guerre a dit avec force le président de la République et la Nation rassemblée dans l’effroi, la peine et la colère le comprend et l’approuve. Ne discutons pas sur les mots. Il ne s’agit évidemment pas d’une guerre au sens juridique du terme, telle que les conventions internationales tentent d’en fixer les limites et les règles. Les crimes perpétrés le 13 novembre à Paris ne sont pas des crimes de guerre, ce sont des crimes commis par une bande d’assassins organisés pour tuer des civils désarmés qui savouraient les délices d’une douce soirée automnale sur une terrasse, au concert ou au match. Nous sommes bouleversés par ces victimes, sidérés par la violence des tueurs et effarés par leurs folles raisons. Et cette émotion commune engourdit notre pensée.

Vengeance et sacrifice

Il n’est pas possible de subir de tels actes sans y répondre. Mais ne pouvons-nous venger puisque les tueurs dans leur passion mortifère se sont fait exploser. Nous devons certes rechercher les autres membres de la bande ou leurs complices pour les juger, leur infliger des peines évidemment nécessaires. Nous pouvons aussi tuer leurs frères de crime et leurs maîtres en les bombardant, au risque de tuer nous aussi, collatéralement, des civils innocents et de disperser les germes de l’abcès en voulant le crever, comme le firent les Américains en Irak. Cela n’éradiquera pas, au moins à bref délai, le terrorisme. De toute façon chacun a bien compris que le danger n’est pas cantonné au Moyen-Orient. Les criminels sont ici, parmi nous. Les citoyens ne peuvent, pour mener cette « guerre » prendre les armes et partir comme ils le firent au XXe siècle, la fleur au fusil pour défendre la Nation. Mais peuvent-ils continuer à vivre entre chagrin et terreur, sans agir. Alors ils sont prêts à faire un sacrifice, celui de leurs libertés individuelles sur l’autel de la sécurité collective. L’état d’urgence a été déclaré immédiatement pour douze jours, les opérations policières se sont multipliées et l’enquête a progressé rapidement. L’assaut armé de Saint-Denis a montré à la fois l’efficacité des services et la détermination des criminels. Tout cela se fait selon la loi en vigueur. Convenait-il alors de la modifier, de prolonger dans le temps ce régime d’exception, de le renforcer en restreignant encore l’espace des libertés publiques si, voire comme l’a préconisé le président, réformer la Constitution ? L’opinion y est massivement favorable, le Parlement pour une fois quasi-unanime aussi, et demain la loi nouvelle sera la nôtre. Il est néanmoins de notre devoir de juristes de nous interroger.

Réformer la Constitution ?

Comme l’a rappelé le discours au Congrès, deux articles de la Constitution abordent les situations de crise institutionnelle grave. L’article 16 d’abord qui a donné lieu à bien des controverses. Il a été écrit à l’usage exclusif du général de Gaulle qui d’ailleurs ne l’utilisa qu’une fois le 23 avril 1961, pour mater le « pronunciamiento militaire», comme il l’appelait, des généraux à Alger. Ce régime peut être mis en œuvre « lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu ». Le président de la République devient alors une sorte de monarque absolu qui prend des « décisions » de valeur législative, et n’a d’autre obligation que de consulter le Parlement et le Conseil constitutionnel. Cette disposition est totalement obsolète et doit disparaître de notre charte commune mais cela peut attendre.

L’article 36, lui aussi montré du doigt, est bref : « L’état de siège est décrété en conseil des ministres. Sa prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement ». Selon l’article L. 2121-1 du code de la défense, il ne peut être déclaré, par décret en conseil des ministres, qu’« en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée ». Il consiste à transférer à l’autorité militaire tous les pouvoirs pour le maintien de l’ordre et la police. Non seulement il n’a jamais été mis en œuvre mais l’archaïsme évident de ce régime de droit d’exception le rend totalement caduc. Là encore, on peut attendre pour lancer la procédure légitimement lourde, de la réforme constitutionnelle.

L’état d’urgence

Six mois après le commencement de l’insurrection algérienne, Edgar Faure, président du Conseil, fit voter la loi du 3 avril 1955 qui crée une sorte d’état de siège atténué en cas de « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Instauré par un décret en conseil des ministres pour une période limitée à douze jours. Sa durée peut néanmoins être prorogée par une loi qui fixe sa durée définitive, mais qui peut être elle-même prorogée par une nouvelle loi. Il relègue l’autorité judiciaire à un rôle secondaire par rapport à l’exécutif et les restrictions des libertés publiques qu’il prévoit sont importantes : limitation de la circulation des personnes et des véhicules, interdictions de séjour ou assignation à résidence des suspects, l’interdiction des réunions, fermeture des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion, perquisitions administratives de nuit. En 1984, il fut instauré en Nouvelle Calédonie pour répondre à de graves troubles et en 2005 en Ile-de-France pour juguler les émeutes de banlieue, mais pour une période qui fut finalement écourtée à moins de deux mois. Toutefois l’expérience la plus éclairante est celle de 1961. C’est une « décision » du général de Gaulle prise en vertu de l’article 16 qui ordonna la première prorogation et l’état d’urgence dura de prorogations en prorogations plus de deux ans. Rappelons que c’est en raison de cet état d’urgence que fut interdite et violemment réprimée, le 28 février 1962, une manifestation pacifique pour la paix en Algérie et contre l’OAS. Il y eut neuf morts au métro Charonne. Il peut donc être risqué de trop prolonger un régime « d’urgence » dont on finit presque par oublier les raisons, alors qu’il avait été mis en place pour répondre à une situation qui exigeait des réponses rapides et qui aurait dû rester très limité dans le temps.

La loi nouvelle

Les députés, à une écrasante majorité, ont prolongé de trois mois l’état d’urgence instauré du 14 au 26 novembre et élargi l’espace des mesures d’exception prévues par la loi. Entre autres, l’assignation à résidence est élargie et renforcée. Elle concerne des personnes suspectes à l’égard desquelles il existe « des raisons sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». On pourra leur imposer de rester douze heures enfermées, d’aller pointer trois fois par jour, de ne pas rencontrer d’autres suspects, sans parler du bracelet électronique qu’on pourra imposer à ceux qui ont déjà été condamnés, mais accompli leur peine depuis moins de huit ans (curieusement « avec leur consentement » !). C’est le temps des suspects. On leur impose une quasi-rétention administrative sans l’aval du moindre juge. Certes ils pourront former un recours devant le juge administratif qui est loin d’être négligent en matière de liberté individuelle, mais il n’en est pas le gardien comme l’autorité judiciaire. Le texte prévoit le droit pour l’autorité administrative de bloquer des sites internet et des réseaux sociaux faisant l’apologie du terrorisme ou incitant à des actes terroristes. Cette mesure, d’un maniement délicat, existait déjà. Les autres mesures de la loi de 1955 sont maintenues avec quelques ajouts, à l’exception forte heureuse des mesures à l’encontre des médias. Nul ne peut contester qu’il s’agisse dans son ensemble d’un appareil très contraignant qui ne peut être acceptable dans une société démocratique qu’en raison des graves atteintes dont elle est l’objet ce qui est le cas mais aussi pour un temps très limité. Ce qui pose problème.

Répondre à l’angoisse ?

Les pouvoirs publics se devaient d’agir pour répondre à l’angoisse collective et les opérations policières, très médiatisées et spectaculairement couronnées de succès, ont en partie effacé l’inquiétante impression de l’opinion, d’un amateurisme des services incapables de prévenir ces actes annoncés comme inéluctables par ce juge « antiterroriste » remarquable qu’a été le juge Marc Trévidic. En fait, les dispositions législatives nouvelles sont d’abord un instrument de communication. Du pouvoir politique. La quasi-unanimité des parlementaires a un parfum d’union sacrée, rassurante après les dérapages incontrôlés des premières séances de l’Assemblée.

Et pourtant le juriste ne peut être totalement rassuré et serein. Nos amis américains ont connu les mêmes angoisses après le massacre du 11 septembre 2001. Georges Bush a fait voter une loi d’exception, le Patriot Act qui prévoyait notamment la détention sans aucun contrôle judiciaire de suspects qualifiés de « combattants ennemis ». On sait les conséquences tragiques de cette disposition dans l’infernal camp de Guantanamo, unanimement condamné. Et pourtant le Président Obama après sept ans de mandat n’a pas eu la force politique de le supprimer comme il s’y était engagé. Certes la loi sur l’état d’urgence n’est pas le Patriot Act, mais ce précédent ne peut être négligé. L’état d’urgence doit se terminer en février 2016. François Hollande a dit justement qu’il fallait éradiquer le terrorisme. Il ne le sera hélas certainement pas en février 2016. Qui aura alors le courage de proposer qu’il soit mis fin à cette situation d’exception en ne la renouvelant pas ? Ne risquons-nous pas de nous enliser dans une situation qui perdure ? Depuis 2002, au moins dix lois ont été votées pour lutter contre le terrorisme. Une procédure très spéciale a été mise en place. Nos juges sont-ils si empotés qu’il faille les déposséder durablement de leurs prérogatives constitutionnelles ? Maintenant que la loi est votée, elle est la loi de la République. Il faut souhaiter que nos législateurs aient le courage de ne pas laisser cette législation d’exception se transformer en loi pérenne.