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Le droit en débats

Lutte contre le racisme et l’antisémitisme, quand la ministre de la justice envisage de révolutionner le droit de la presse

À la suite des attentats commis à Paris du 7 au 9 janvier 2015, Christiane Taubira a manifesté sa volonté de renforcer la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations par le biais de deux circulaires adressées aux procureurs de la République mais également à travers trois propositions de réformes :

  • la généralisation de la circonstance aggravante de racisme1 dans le code pénal ;
  • la soumission des injures et diffamations racistes au régime du droit commun et non plus au régime de la loi du 29 juillet 1881 ;
  • la possibilité pour l’autorité administrative de bloquer les sites et messages de haine, racistes ou antisémites.

La première proposition apparaît comme une mesure de mise en cohérence souhaitable, puisque la distribution de la circonstance aggravante de racisme parmi les infractions du code pénal est sélective et parfois étrange.

Ainsi, la circonstance aggravante existe-t-elle déjà pour les principales infractions d’atteinte aux personnes (meurtre2, torture3, violences4, menaces5) mais étrangement pas pour les infractions de harcèlement sexuel ou moral.

Par ailleurs, seule la circonstance aggravante d’homophobie est prévue s’agissant des viols et des agressions sexuelles6.

Enfin, si la circonstance aggravante de racisme est prévue pour certaines infractions d’atteintes aux biens telles que la dégradation des biens7, le vol8 ou l’extorsion9, elle n’existe pas pour l’escroquerie ou l’abus de confiance.

Aussi, une entreprise d’unification et de mise en cohérence des textes apparaît louable, même s’il est possible de s’interroger sur l’efficacité d’une telle réforme au regard des objectifs affichés.

En revanche, les deux autres propositions formulées risquent de modifier en profondeur notre droit de la presse en créant une véritable dualité de régime pour les infractions d’injures et de diffamations et en dotant l’autorité d’administrative d’un pouvoir de sanction préalable à toute décision juridictionnelle.

Une dualité de régime des infractions de presse à l’intérêt limité

La deuxième proposition faite par la ministre de la justice aurait pour effet de créer une dualité de régime procédural entre les injures et diffamations « classiques » et les injures et diffamations racistes.

Il convient de rappeler que la loi du 29 juillet 1881 avait cherché à assurer un équilibre entre la protection de la liberté d’expression et le droit au respect et à la considération de chaque individu.

Ainsi, la loi avait-elle prévu, d’une part, l’obligation de désigner un directeur de la publication au sein des organes de presse, directeur toujours responsable même en l’absence d’identification de l’auteur des propos incriminés10 et une définition large des infractions d’injures et de diffamation11 et, d’autre part, un régime procédural restrictif (prescription de trois mois12, multiples causes de nullités de l’acte introductif13 ).

Cet équilibre avait été confirmé par la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle et par la LCEN n° 2004-575 du 21 juin 2004.

« Sortir » les injures et diffamations racistes de la loi du 29 juillet 1881 modifierait en profondeur l’équilibre trouvé puisque ces infractions passeraient d’un délai de prescription de trois mois à un délai de prescription de trois ans et ne seraient plus soumises au régime procédural fixé par la loi de 1881 et, notamment, aux dispositions relatives à la nullité des actes introductifs d’instances.

Il n’est pas certain qu’une telle disparité soit conforme au principe d’égalité devant la loi. En effet, si, au terme d’une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, le législateur peut déroger au principe d’égalité devant la loi, cette différence de traitement doit être justifiée par des critères objectifs et répondre à un motif d’intérêt général14.

Or, si la lutte contre le racisme apparaît comme un motif d’intérêt général, il est légitime de se demander si elle peut justifier une telle différence de traitement, notamment en ce qui concerne la prescription dont la durée serait multipliée par douze.

Mais surtout, une telle distinction conduirait inévitablement à une multiplication des contentieux.

Les auteurs d’injures et de diffamations à caractère « racial » pouvant être poursuivis pendant trois ans, il y a fort à parier que les poursuites sur ce fondement se multiplieront du fait de plaideurs trop heureux d’échapper aux rigueurs de la loi du 29 juillet 1881.

La jurisprudence constante de la Cour de cassation selon laquelle les infractions au droit de la presse ne peuvent être poursuivies sur le fondement de l’article 1382 du code civil15 risquerait également d’être abandonnée puisque les injures et diffamations à caractère « racial » ne bénéficieraient plus du régime de la loi du 29 juillet 1881, ce qui une nouvelle fois conduirait à une augmentation des procédures.

Au demeurant, on peut s’interroger une nouvelle fois sur les conséquences pratiques d’une telle réforme que la garde des Sceaux fonde en partie sur l’actualité récente alors que sa mise en œuvre pourrait par exemple permettre de poursuivre les caricaturistes de Charlie Hebdo pendant trois ans au lieu de trois mois actuellement.

Un glissement vers un régime préventif de protection des libertés

La troisième proposition de la Christiane Taubira viserait à permettre à une autorité administrative de porter atteinte à la liberté d’expression et de communication en dehors de toute décision judiciaire en lui permettant d’ordonner aux fournisseurs d’accès internet de bloquer des contenus considérés comme racistes.

La constitutionnalité d’une telle mesure pourrait faire débat au regard de la censure par le Conseil constitutionnel des dispositions de la loi HADOPI qui permettaient à une autorité administrative de supprimer l’accès internet de personnes soupçonnées de contrefaçon en dehors de toute décision judiciaire16.

Néanmoins, il sera rappelé qu’un tel dispositif était déjà présent dans la loi LOPSSI 217 qui ajoutait deux paragraphes à l’article 6 de la LCEN permettant à l’autorité administrative d’ordonner, sans décision judiciaire préalable, aux fournisseurs d’accès internet de supprimer l’accès internet des personnes diffusant des images pédopornographique18.

Or ce dispositif a été validé par le Conseil constitutionnel au regard du caractère limité du champ de la mesure (pédopornographie) et de la possibilité de contester l’injonction de l’autorité administrative devant les juridictions administratives19.

Il est difficile de suivre le Conseil lorsqu’il affirme qu’un contrôle juridictionnel a posteriori équivaut en terme de garanties des libertés à un contrôle préalable à toute mesure d’interdiction mais en tout état de cause, il n’est pas certain que cette décision soit transposable à la mesure proposée dont le champ d’application est, à l’instar de celui prévu dans la loi HADOPI, autrement plus important que celui de la loi LOPSSI 2.

Enfin, au-delà de sa légalité, il convient de s’interroger, au regard des objectifs affichés, sur la légitimité et la proportionnalité de la mesure proposée qui revient à conférer à l’autorité administrative le pouvoir de censurer une publication sur la base de sa seule appréciation du caractère raciste des propos tenus.

Or, à l’exception des dispositions de la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, la protection de la liberté d’expression en droit français repose depuis longtemps selon un système répressif20 qui prévoit une sanction a posteriori et judiciaire des abus de cette liberté.

La réforme proposée constituerait donc un premier pas en direction d’un régime préventif de protection des libertés qui remettrait en cause l’équilibre existant puisque même si la mesure ordonnée par l’autorité administrative intervient en principe après la commission des infractions autorisant le blocage des publications, cette mesure n’est plus encadrée par une décision judiciaire.

En définitive, si les propositions formulées par la ministre de la justice sont fondées sur une intention noble, comme le sont généralement les propositions de réformes contemporaines tendant à limiter la liberté d’expression, elles risquent d’entraîner d’importantes difficultés juridiques et pratiques pour un résultat plus qu’hasardeux, l’histoire récente ayant montré que les multiples condamnations pénales prononcées à l’encontre d’individus proférant des propos racistes ont rarement un effet dissuasif sur ces derniers.

La liberté d’expression est l’une des libertés les plus fondamentales dans une démocratie. Aussi, il convient de se rappeler comme le fait régulièrement la Cour européenne des droits de l’homme, que cette liberté « vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de "société démocratique" »21.

Il ne semble en conséquence pas souhaitable de renoncer au régime répressif en place qui garantit d’ores et déjà un juste équilibre entre liberté d’expression et droit au respect et à la considération de chaque individu.

 

 

 

 

1 Circonstance aggravante visant les infractions commises à raison de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, de la victime à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou de son orientation ou identité sexuelle.
2 C. pén., art. 221-4.
3 C. pén., art. 222-3.
4 C. pén., art. 222-8, 222-10, 222-12 et 222-13.
5 C. pén., art. 222-18-1.
6 C. pén., art. 222-24 et 222-30.
7 C. pén., art. 322-8 et 322-2.
8 C. pén., art. 311-4.
9 C. pén., art. 312-2.
10 L. 29 juill. 1881, art. 6 et 42.
11 L. 29 juill. 1881, art. 29.
12 L. 29 juill. 1881, art. 65.
13 L. 29 juill. 1881, art. 53.
14 V., pour ex., Cons. const, 23 juill. 1996, n° 96-380 DC, AJDA 1996. 694 , note O. Schrameck ; D. 1998. 151 , obs. F. Mélin-Soucramanien ; RFDA 1996. 909, étude J. Chevallier ; ibid. 1124, note C. Lavialle .
15 Civ. 2e, 10 mars 2004, n° 00-16.934, D. 2004. 925 ; Civ. 1re, 11 févr. 2010, n° 08-22.111, Dalloz jurisprudence.
16 Cons. const., 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, § 15 s., AJDA 2009. 1132 ; D. 2009. 1770, point de vue J.-M. Bruguière ; ibid. 2045, point de vue L. Marino ; ibid. 2010. 1508, obs. V. Bernaud et L. Gay ; ibid. 1966, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny-Goy ; Dr. soc. 2010. 267, chron. J.-E. Ray ; RFDA 2009. 1269, chron. T. Rambaud et A. Roblot-Troizier ; Constitutions 2010. 97, obs. H. Périnet-Marquet ; ibid. 293, obs. D. de Bellescize ; RSC 2009. 609, obs. J. Francillon ; ibid. 2010. 209, obs. B. de Lamy ; ibid. 415, étude A. Cappello ; RTD civ. 2009. 754, obs. T. Revet ; ibid. 756, obs. T. Revet ; RTD com. 2009. 730, étude F. Pollaud-Dulian
17 Loi n°2011-267 du 14 mars 2011.
18 Article 6 I. 7° de la LCEN.
19 Cons. const., 10 juin 2009, n° 2009-580 DC, préc., § 7 et 8.
20 Le régime préventif d’aménagement des libertés est celui qui subordonne l’exercice d’une liberté à un contrôle préalable par opposition au régime répressif qui laisse l’individu exercer sa liberté tout en sanctionnant les abus par une sanction pénale prononcée a posteriori par une juridiction répressive.
21 CEDH 7 déc. 1976, n° 5493/72,
Handyside c. Royaume-Uni.