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Violences intrafamiliales : institution de pôles spécialisés au sein des tribunaux judiciaires et des cours d’appel

Le décret n° 2023-1077 du 23 novembre 2023, en vigueur au 1er janvier 2024, consacre l’existence d’un pôle spécialisé dans la lutte contre les violences intrafamiliales au sein des tribunaux judiciaires et des cours d’appel. Il institue des coordonnateurs référents au parquet et au siège, ainsi que des comités de pilotage associant acteurs juridictionnels et partenaires extérieurs.

par Marine Chollet, Magistratele 13 décembre 2023

« Le tribunal spécialisé est mort, vive le pôle spécialisé ! » : genèse du texte

L’idée d’un tribunal spécialisé de la famille ou des violences faites aux femmes avait émergé pendant la dernière campagne présidentielle d’Emmanuel Macron. Inspiré de l’exemple espagnol, plébiscité par les associations féministes qui y voyaient la reconnaissance opérationnelle de la spécificité des violences faites aux femmes et la traduction budgétaire et judiciaire de la grande cause du quinquennat pour le second mandat consécutif, le tribunal spécialisé a fait long feu. Le député Aurélien Pradié (LR) avait créé la surprise en déposant à l’automne 2022 une proposition de loi visant à créer une juridiction spécialisée. Le texte, critiqué pour son impréparation, rejeté en commission des lois, avait néanmoins été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 1er décembre 2022 contre l’avis du gouvernement, puis transmis au Sénat sans date d’inscription à l’ordre du jour depuis lors.

En réaction, la Première ministre a confié, en janvier 2023, une mission parlementaire à la députée Émilie Chandler (RE) et à la sénatrice Dominique Vérien (Modem), assistées d’une équipe d’inspecteurs de la justice, afin de plancher sur le sujet. Suivies de près par le ministère de la Justice et le ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes, la diversité et l’égalité des chances, les deux parlementaires ont auditionné plus de 300 personnes, experts praticiens, universitaires comme associations et justiciables, se sont déplacées dans des juridictions françaises considérées comme pilotes en la matière (not., Nantes, Brive-la-Gaillarde ou encore Châlons-en-Champagne) et ont examiné les expériences à l’étranger (Espagne bien sûr, Royaume-Uni ou encore États-Unis). Il en est ressorti le « Plan rouge vif », visant à améliorer le traitement judiciaire des violences intrafamiliales, remis aux deux ministres compétents début mai 2023. Le rapport, qui établit un état des lieux complet des politiques mises en œuvre sur le terrain, est ambitieux et comporte une série de 59 recommandations parmi lesquelles, celle, consensuelle et raisonnable, de créer, au sein des tribunaux judiciaires comme des cours d’appel de l’ensemble du territoire national, non pas des juridictions spécialisées, mais un pôle spécialisé mineurs/famille au sein des parquets, et une chambre spécialisée en violences intrafamiliales ou famille au sein des tribunaux judiciaires et des cours d’appel. Deux idées-forces sous-tendent le dispositif projeté par la mission : d’une part, la transversalité de cette nouvelle organisation, favorisée par l’instauration et l’encadrement juridique de comités de pilotage (COPIL) permettant le suivi des situations en agrégeant les compétences civiles (juge des enfants, juge des tutelles, juges aux affaires familiales) et pénales (parquet, chambre correctionnelle, service de l’application des peines…) ainsi que les partenaires clés (associations d’aide aux victimes, de contrôle judiciaire, services pénitentiaires d’insertion et de probation), d’autre part, une formation spécifique renforcée, tant au niveau initial que continu, de tous les professionnels intervenant dans le traitement judiciaire des violences intrafamiliales.

La consultation des organisations syndicales le 14 septembre 2023 par la Direction des services judiciaires a donné lieu à des réserves importantes des instances représentatives des magistrats, liées essentiellement à la question des moyens dévolus à ces pôles – la loi de programmation et d’orientation pour la Justice 2023/2027 adoptée à la rentrée ne comporte qu’une annexe relative aux pôles spécialisés, sans précision sur les moyens précis qui leur seraient dévolus parmi les recrutements supplémentaires annoncés –, ou au rôle précis des coordonnateurs de pôles tant au siège qu’au parquet, aucune décharge de fonction n’étant prévue pour leur permettre d’exercer cette mission supplémentaire chronophage, et l’ordre du jour des COPIL ne relevant pas d’eux mais des chefs de juridiction. L’avis consultatif du Conseil d’État n’a pas été rendu public par le gouvernement, ne permettant pas d’analyser ici le regard des sages de la rue de Montpensier sur ces dispositions.

Malgré le choix symbolique par le ministère de la Justice d’un véhicule à valeur normative – un décret en Conseil d’État, après pas moins de dix-neuf circulaires en la matière depuis mai 2019, il en résulte un décret volontairement minimaliste, assez éloigné des ambitions politiques affichées et des recommandations des parlementaires, dans un souci affiché de laisser la plus grande liberté d’organisation aux chefs de juridiction dans la mise en œuvre de ces dispositions qui, à l’analyse, ne relevaient pas strictement du décret et encore moins du décret en Conseil d’État.

Un changement de vocabulaire : l’extension du concept de « pôle » et la mutation des « référents VIF » en « coordonnateurs »

La nouvelle notion de pôles

Le décret instaure un changement de vocabulaire qui n’est pas que cosmétique.

Ainsi, le concept de « pôle », historiquement propre à l’organisation des parquets (les pôles spécialisés en matière de santé publique ou, plus récemment, de haine en ligne) regroupe désormais, dans la section 7 du chapitre II du titre Ier du livre II de la partie règlementaire du code de l’organisation judiciaire, ceux de « chambres et services », à l’article R. 212-62. Il est ainsi prévu que dorénavant « Dans chaque tribunal judiciaire est institué un pôle spécialisé en matière de violences intrafamiliales, composé de magistrats du siège et du parquet appelés à connaître de faits de violences intrafamiliales, ainsi que de directeurs des services de greffe judiciaires, de greffiers, de juristes assistants et d’agents contractuels de catégorie A » (COJ, nouv. art. R. 212-62-1). Le pôle absorbe ainsi les services du siège. Si l’on comprend que la transversalité est recherchée, la symbolique risque fort de ne pas plaire aux magistrats du siège, en faisant fi d’un point important : le...

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