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Le droit en débats

Éclaircissements sur l’interdiction d’un service de mise en relation entre pharmaciens et clients pour le commerce électronique de médicaments non soumis à prescription médicale

Par un arrêt du 29 février 2024 (aff. C-606/21), la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur plusieurs questions préjudicielles dans la saga Doctipharma. On retiendra d’une part que le service fourni par le site Doctipharma relève de la notion de « service de société de l’information » et, d’autre part, un éclaircissement des conditions dans lesquelles les États membres peuvent interdire la fourniture d’un service de mise en relation entre pharmaciens et clients pour le commerce électronique de médicaments non soumis à prescription médicale.

Par Fanny Binois le 28 Mars 2024

La saga jurisprudentielle Doctipharma. Le commerce électronique de médicaments est, en raison de l’impératif de santé publique qu’il recèle, au cœur d’une réglementation spécifique en droit français. À la sensibilité liée à la nature des biens vendus, s’ajoute parfois la participation de plateformes qui complexifie encore davantage la teneur du droit applicable. Tel est l’objet de l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 29 février 2024.

En l’espèce, la société Doctipharma avait notamment conçu un site internet par lequel des clients pouvaient, à partir des sites des officines pharmaceutiques ayant souscrit ce service, acheter en ligne des produits pharmaceutiques et des médicaments sans ordonnance. La société a été assignée par l’Union des groupements de pharmaciens d’officine en constatation du caractère illicite du site proposé. Pour l’association, la société Doctipharma n’ayant pas la qualité de pharmacien, elle ne pouvait pas participer au commerce électronique de vente de médicaments au moyen de son site internet (CSP, art. L. 5125-33, visant la qualité de pharmacien). Condamnée à la cessation du commerce électronique de médicaments par le Tribunal de Nanterre le 31 mai 2016, la société a ensuite interjeté appel (Versailles, 12 déc. 2017, n° 16/05167, Dalloz IP/IT 2018. 367, obs. J. Huet et P.-X. Chomiac de Sas ; JCP E 2018. 1099, obs. T. Douville). Les conseillers, eux, ont considéré que le site de Doctipharma n’était qu’un sous-traitant technique qui ne commercialisait pas directement les médicaments. Dit autrement, l’activité exercée n’était pas illicite selon eux. La Cour de cassation devait donc se prononcer sur la qualification de la société en fonction de son rôle dans la commercialisation des produits en ligne. Par un arrêt du 19 juin 2019, la chambre commerciale a estimé que la vente au public de médicaments, par l’intermédiaire de personne non titulaire d’un diplôme de pharmacien, est interdite, et qu’il est également prohibé aux pharmaciens de recevoir des commandes de ces produits par l’entremise habituelle de courtiers ou d’intermédiaires (Com. 19 juin 2019, n° 18-12.292, D. 2019. 1394 ; ibid. 2208, chron. S. Barbot, C. de Cabarrus et A.-C. Le Bras ; ibid. 2266, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; AJ contrat 2019. 387 , obs. K. Magnier-Merran ; Dalloz IP/IT 2019. 709, obs. J. Huet et Pierre-Xavier Chomiac de Sas ; Légipresse 2020. 322, étude N. Mallet-Poujol ; RTD civ. 2019. 848, obs. H. Barbier ; ibid. 891, obs. P.-Y. Gautier ; JCP E 2019. 1483, obs. T. Douville). La réponse de la Cour de cassation est lapidaire : l’intermédiation, déduite de la seule mise en relation entre des pharmaciens et des clients, est strictement défendue pour le commerce électronique de médicaments. Dans cette affaire, la cour d’appel de renvoi saisit la Cour de justice de l’Union européenne de plusieurs questions préjudicielles. Après avoir qualifié le service de mise en relation des pharmaciens d’officine et des clients de « service de la société de l’information », les juges européens apportent également des éclaircissements sur les conditions dans lesquelles un État membre est autorisé à interdire le service de mise en relation dans le cadre de la vente de médicaments en ligne.

Qualification de la mise en relation des pharmaciens et des clients dans le commerce électronique de médicaments en un « service de la société de l’information »

Vérification des critères. Dans cet arrêt, les juges européens se livrent à un travail chirurgical de qualification en partant de la définition de la notion de service de société de l’information en « un service presté normalement contre rémunération, à distance, par voie électronique, et à la demande individuelle d’un destinataire de service » (Dir. 98/34/CE et 2015/1535/UE).

S’agissant de la rémunération, les juges européens rappellent qu’il n’est nul besoin que la rémunération du service fourni par un prestataire dans le cadre de son activité soit directement versée par les bénéficiaires (arrêt, § 27). Ici, l’utilisation à titre gratuit du site Doctipharma par le client était donc indifférente, dans la mesure où la fourniture du service pour les pharmaciens était, elle, assortie d’une rémunération auprès de la société. Ainsi, le service de Doctipharma semble avoir été fourni contre rémunération.

Concernant les conditions de distance et d’usage de la voie électronique, la Cour invite la juridiction de renvoi à vérifier si la mise en relation entre les clients et les pharmaciens se faisait par l’intermédiaire d’un site internet, sans présence physique simultanée tant du prestataire de service que du client ou du pharmacien. Ces points semblent bien établis puisque le site internet Doctipharma avait vocation à offrir une solution technique aux pharmaciens souhaitant eux-mêmes vendre en ligne des médicaments par leur propre site. Autrement dit, il y avait bien usage de la voie électronique par l’intermédiaire de plusieurs sites internet. En outre, l’ensemble des parties prenantes semblait bien à distance physique les unes des autres.

Enfin, sur la demande individuelle de la prestation, les juges relèvent que c’était bien le cas pour les pharmaciens devant souscrire au site internet de Doctipharma pour bénéficier du service, mais également pour les clients puisque la création d’un compte client pour l’accès aux sites des pharmaciens et les commandes était imposée.

Après avoir énoncé successivement les critères, les juges européens concluent, sous réserve de l’appréciation opérée par la juridiction de renvoi, que le service fourni par Doctipharma peut être qualifié de « service de société de l’information » au sens de la directive 98/34/CE.

Mise à l’écart des précédents jurisprudentiels européens. Ce n’est pas la première fois que la Cour de justice est invitée à se prononcer sur la qualification de « service de société de l’information ». Il est d’ailleurs intéressant d’observer que l’un des arguments avancés devant la juridiction de renvoi par la société Doctipharma tient à la non-application de la jurisprudence européenne dégagée dans un arrêt du 20 décembre 2017 (CJUE 20 déc. 2017, Asociación Profesional Elite Taxi, aff. C-434/15, AJDA 2018. 329, chron. P. Bonneville, E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser ; D. 2018. 934 , note N. Balat ; ibid. 1412, obs. H. Kenfack ; JT 2018, n° 205, p. 12, obs. X. Delpech ; RTD eur. 2018. 147, obs. L. Grard ; ibid. 273, étude V. Hatzopoulos ). Dans cet arrêt, les juges devaient qualifier le service proposé par la plateforme Uber Pop consistant en la mise en relation de chauffeurs non professionnels utilisant leur véhicule personnel avec des clients. À la suite d’une appréciation casuistique fondée sur le degré d’implication de la plateforme dans l’activité principale, les juges ont estimé que la mise en relation n’était pas l’élément principal de l’activité de la plateforme puisque l’activité de transport y était prépondérante. Excluant ainsi la qualification de « service de société de l’information » au profit de celle de service de transport, les juges ont refusé d’appliquer le droit commun issu de la directive e-commerce 2000/31/CE du 8 juin 2000 à la plateforme Uber. On trouve d’autres arrêts dans lesquels la Cour s’est également exprimée sur la qualification de « service de société de l’information » (ces arrêts sont visés par l’arrêt commenté, § 34, not. CJUE 19 déc. 2019, Airbnb Ireland, aff. C-390/18, D. 2020. 11 ; ibid. 2262, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; AJDI 2020. 458 , obs. M. Thioye ; RDI 2020. 273, tribune Ninon Forster et A. Fuchs-Cessot ; Dalloz IP/IT 2020. 265, obs. A. Lecourt ; JT 2020, n° 226, p. 11, obs. X. Delpech ; RTD eur. 2021. 188, obs. B. Bertrand ; CCE 2020. Comm. 12, obs. G. Loiseau ; ibid. 2021. Chron. 1, obs. M.-E. Ancel ; 3 déc. 2020, Star Taxi App, aff. C-62/19, Légipresse 2021. 291, étude N. Mallet-Poujol ; RTD eur. 2021. 188, obs. B. Bertrand ; ibid. 436, obs. L. Grard ; RLDI, déc. 2020, obs. L. Costes ; Europe, févr. 2021. Comm. V. Bassani). En l’espèce, la société Doctipharma tentait de faire valoir que la solution dégagée dans l’arrêt de 2017 n’était pas transposable au litige principal – d’où la recevabilité de la question préjudicielle au titre d’une question nouvelle –, car son rôle s’était limité à une simple maintenance technique.

Dans l’arrêt du 29 février 2024, la Cour de justice a rappelé la ligne directrice dégagée dans ses arrêts précédents. Il en ressort qu’un service mettant en relation directe, au moyen d’une application, des clients et des prestataires, d’un autre service de nature différente, doit être qualifié « service de société de l’information », tandis que le service de mise en relation faisant partie intégrante d’un service global dont l’élément principal relève d’une autre qualification, ne peut être qualifié de « service de société de l’information ». En l’espèce, les juges européens estiment que la mise en relation de pharmaciens et de clients proposée pour la vente de médicaments ne faisait pas l’objet d’un régime juridique distinct et que la transposition des arrêts précédents n’était donc pas possible. Ce faisant, la Cour renforce le travail de qualification opéré précédemment.

Une fois la qualification du service établie, les juges européens ont précisé les conditions d’interdiction d’un service de mise en relation entre pharmaciens et clients par l’intermédiaire d’un site internet.

Encadrement de l’interdiction du service de mise en relation de pharmaciens et de clients pour la vente de médicaments en ligne sans ordonnance

Délimitation de la vente en ligne de médicaments sans ordonnance. Dans l’arrêt, la délimitation de l’encadrement de la vente en ligne de médicaments sans ordonnance – dont on rappellera qu’ils sont les seuls susceptibles d’une commercialisation en ligne (CSP, art. L. 5125-34) – était également en jeu. Il était plus précisément question de savoir dans quelle mesure un État membre peut interdire la fourniture d’un service de mise en relation, au moyen d’un site internet, des pharmaciens et des clients pour la vente de médicaments sans prescription à partir des sites des officines ayant souscrit à ce service (Dir. 2001/83/CE, art. 85 quater, 1°).

Pour déterminer si le service fourni par Doctipharama peut être interdit, les juges européens invitent la juridiction de renvoi à apprécier si, compte tenu des caractéristiques de mise en relation, le prestataire se borne, « par une prestation propre et distincte de la vente, à mettre en relation des vendeurs avec des clients, ou si ce prestataire doit être considéré comme étant lui-même prestataire de la vente » (arrêt, § 48). Pour cela, la Cour prône une analyse in concreto fondée, non pas sur la nature de la prestation fournie par Doctipharma déjà qualifiée de « service de société de l’information », mais sur la personne de Doctipharma ou des pharmaciens utilisant le site.

S’ouvrent alors deux hypothèses : soit la société Doctipharma est considérée, elle-même, comme un prestataire de vente, ce qui pourrait justifier une interdiction puisqu’elle n’a pas la qualité de pharmacien (CSP, art. L. 5125-33) ; soit la société se contente de mettre en relation des vendeurs avec des clients en offrant alors un service autonome et distinct qui ne saurait être prohibé. À la question de savoir si une personne n’ayant pas la qualité de pharmacien peut mettre en place un site de vente en ligne de médicaments sans ordonnance, la réponse est désormais très claire : tout dépend de la qualité de la personne réalisant la vente.

En reconnaissant que la mise en relation entre un patient et une pharmacie puisse s’effectuer par un prestataire non-pharmacien à condition qu’il ne procède pas directement à la vente, la Cour de justice accepte l’intervention des plateformes dans le commerce électronique de médicaments sans ordonnance. Sur ce point, la Cour de justice s’éloigne de la position de la Cour de cassation (Com. 19 juin 2019, préc.). En effet, cette dernière avait considéré que la société Doctipharma participait, par son rôle d’intermédiaire, au commerce électronique de médicaments sans avoir la qualité de pharmacien. Or, d’après les juges européens, la seule participation au commerce électronique, sans être pharmacien, ne suffit plus pour être prohibée.

La Cour de justice ajoute une étape dans le raisonnement. Il faudra d’abord déterminer celui qui a la qualité de prestataire de la vente et vérifier ensuite si ce vendeur revêt ou non la qualité de pharmacien, ce qui soulève deux séries de questions.

Analyse du périmètre de la vente. L’analyse de la personne du prestataire invite d’abord à clarifier le périmètre la vente. À quel point le prestataire non-pharmacien doit-il s’impliquer dans la vente pour que son activité de mise en relation puisse être interdite par un droit national ? Quid de la plateforme de vente en ligne de médicaments non soumis à prescription qui, sans avoir la qualité de pharmacien, facture directement au client via son site pour ensuite reverser la somme au vendeur partenaire ? A priori, cette pratique pourrait être interdite par un droit national. Quid de l’activité de la plateforme mettant en relation et procédant à la livraison des médicaments au domicile de l’acheteur ? La solution est plus douteuse. Sur ce point, une lecture attentive des conditions générales d’utilisation des plateformes sera essentielle.

Pour la société Doctipharma, le constat d’huissier produit devant les juges du tribunal de commerce quant au fonctionnement du site, non produit devant la Cour de renvoi, est éclairant. Il est indiqué que pour commander, le client consultait le catalogue de médicaments orchestré par le site Doctipharma, qui transmettait ensuite la commande aux pharmaciens disposant de leur propre site hébergé sur celui de Doctipharma. Plus concrètement, le site Doctipharma était certes un site de recensement des médicaments, mais il était surtout un site de référencement des sites des pharmaciens. Ce renvoi du site Doctipharma aux sites des pharmaciens semble bien démontrer que le site était utilisé par les pharmaciens comme une vitrine de leurs produits, mais que la société Doctipharma n’intervenait pas directement dans le contrat de vente. En ce sens, le contrat de vente est défini par l’article 1582 du code civil comme « la convention par laquelle l’un s’oblige à livrer une chose, et l’autre à la payer ». Or, en l’espèce, le paiement des médicaments se faisait à partir d’un système de paiement unique commun à l’ensemble des pharmaciens à partir d’un compte dédié. Le paiement se faisait donc directement par le client au pharmacien, sans intervention de la société Doctipharma. Quant à la livraison de la chose, elle relevait exclusivement des pharmaciens, la société ne participant pas à la phase de délivrance des médicaments. Très clairement, le contrat de vente était directement noué entre le pharmacien et le client. La société Doctipharma étant tiers à la formation du contrat, il serait douteux de lui reconnaître la qualité de prestataire de la vente.

Subtile distinction entre de la nature du service et la personne du prestataire. Alternativement, les juges européens font à nouveau référence au concept de « mise en relation » pour qualifier la personne du prestataire et introduisent une subtile distinction entre l’appréciation de la nature du service et celle de la personne du prestataire. On peut en réalité s’interroger sur l’appréciation dissociée de ces deux éléments puisque tant pour caractériser la personne du prestataire, que pour de déterminer la nature du service, la « mise en relation » est au cœur du raisonnement.

Pour qualifier la nature du service, le curseur est placé sur le contrôle de la mise en relation entre les utilisateurs par la plateforme (supra, § 3), sur l’influence déterminante ou non de la plateforme sur les conditions des prestations (v. not., CJUE 19 déc. 2019, aff. C-390/18, préc.), sur le rapport de principal au l’accessoire du service presté (V.-L. Benabou, Une cinquième liberté de circulation numérique ? Est-ce possible ? Est-ce utile ?, RTD eur. 2021. 279 ).

Certains auteurs estiment d’ailleurs qu’il serait préférable de s’attacher au caractère déterminant de l’intervention de la plateforme dans la réalisation caractéristique de l’opération contractuelle, plus qu’au critère de contrôle (G. Loiseau, Airbnb n’est pas un service d’intermédiation indissolublement lié à un service de prestation d’hébergement, note ss. CJUE 19 déc. 2019, aff. C-390/18, préc.). Mais n’est-ce pas également le critère porté par les juges pour apprécier la personne du prestataire ? Pour vérifier si la société Doctipharma est un prestataire de vente ou un prestataire propre et autonome de mise en relation, les juges ne devront-ils pas évaluer le degré d’immixtion du prestataire dans la relation contractuelle nouée entre les pharmaciens et les clients ? C’est bien le degré d’investissement de la société dans l’opération contractuelle principale, c’est-à-dire dans la vente, qui déterminera la qualité du prestataire (supra, § 5). Dès lors, la qualification de la nature du service fourni par la société en un « service de société de l’information » n’est-elle pas également un élément de qualification de la personne du prestataire ? En tout état de cause, l’arrêt renouvelle l’absolue nécessité d’une définition plus précise de la notion de « mise en relation » (v. not., T. Douville, Prohibition de l’intermédiation et vente en ligne de médicaments : la Cour de cassation et l’économie numérique, note ss. Com. 19 juin 2019, JCP E 2019. 1483, préc., spéc. nos 43-44 et 148).

Conclusion. La solution tente d’équilibrer l’exploitation des nouvelles technologies dans le commerce de médicaments sans ordonnance tout en préservant l’impératif de santé publique en assurant que seules les personnes ayant la qualité de pharmaciens puissent procéder à la vente de médicaments à distance. En droit interne, cette décision s’inscrit parfaitement dans le discours de politique générale tenu à l’Assemblée nationale par le Premier ministre le 30 janvier dernier dans lequel un projet de loi libéralisant la vente de médicaments en ligne par les pharmacies a été annoncé.