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Le droit en débats

Tatouages et modifications corporelles : d’un phénomène sociologique à un objet juridique

Le tatouage et les modifications corporelles saisis par le droit ! Voilà un vaste sujet…

Par  le 20 Juin 2019

Étymologiquement, le mot tatouage vient du tahitien tatau, qui signifie marquer, dessiner ou frapper. Il dérive de l’expression ta-atouas : ta signifiant dessin et atua signifiant esprit, dieu. La vocation religieuse et quasi magique du tatouage en Polynésie est inhérente à sa pratique. L’acception moderne du mot « tatouage » est la conséquence de la francisation du mot tattoo, utilisé par le docteur Berchon, traducteur du deuxième voyage de Cook vers Tahiti en 1772. Le mot fut intégré dans le Dictionnaire de l’Académie française en 1798 mais l’intérêt pour la pratique s’est avéré limité pendant longtemps. Si le tatouage est un phénomène aussi vieux que les sociétés humaines, nos sociétés occidentales l’ont longtemps regardé de manière négative en raison, notamment, des nombreux interdits religieux.

Les tatouages et les modifications corporelles ont longtemps été considérés comme étant soit le signe d’une appartenance ethnique (v., par ex., C. Lefebvre, Ganin ya fi ji. Voir est mieux qu’entendre : lire l’identité sur la peau [Sahel central, XIXe siècle], Critique internationale, vol. 68, n° 3, 2015, p. 39-59), soit celui d’une adhésion à la marginalité : marins, prisonniers, prostituées, marginaux en tout genre (v. not. B. Le Dévédec, Le tatouage en criminologie, mémoire de Master II, ss la dir. de P. Le Monnier de Gouville).

Assez confidentielle dans les sociétés occidentales, la pratique va connaître sa révolution en 1891, quand le New-Yorkais Samuel O’Reilly invente la première machine à tatouer électrique. La pratique du tatouage évolue et le tatoueur devient un professionnel. En Europe, les premiers studios de tatouage ouvrent leurs portes au milieu du XXe siècle mais ne se généralisent qu’à partir des années 1970. En France, c’est en 1962 que Bruno, formé par l’artiste tatoueur hollandais Peter, ouvre le premier salon de tatouage à Paris, réservé encore à l’époque aux « mauvais garçons ». Bikers, rockers ou punks, ceux qui choisissent d’en faire un signe de rébellion et de protestation.

Mais le tatouage s’est largement démocratisé, jusqu’à devenir un phénomène de société. Un sondage de 2018 réalisé par l’IFOP à la demande du journal La Croix révèle que 18 % des Français de plus de 18 ans sont ou ont été tatoués. Fin 2016, ils n’étaient que 14 %, et seulement 10 % en 2010. Les 18-35 ans représentent aujourd’hui 29 % des Français tatoués. Parmi les habitants des trois pays étudiés, la France et le Royaume-Uni (21 %) sont à un niveau similaire mais inférieur à celui des États-Unis où 31 % des plus de 18 ans ont gravé un motif sur leur peau.

C’est au cours des années 1990 que le tatouage va connaître une explosion. Les boutiques se multiplient rapidement : en France, les salons de tatouage – reconnus comme tels par le Syndicat national des artistes tatoueurs (SNAT) – étaient au nombre de quinze au début des années 1980 pour passer à plus de 3 000 aujourd’hui. Sans compter les boutiques exerçant, selon les praticiens, en dehors de tout cadre légal, ce qui a amené le syndicat Tatouage et Partage à appeler à la création d’un code de déontologie pour juguler les installations sauvages.

Il ne se passe pas un mois sans qu’un article de presse titre sur le phénomène. De marginale, la pratique du tatouage et des modifications corporelles est devenue normale. Licence artistique personnelle, affirmation d’une identité, le corps devient le support et l’objet de modifications permettant à l’être de s’affirmer, à l’individu de faire valoir son identité. Ainsi, « la peau est une instance de fabrication de l’identité. À telle enseigne que des marques délibérément ajoutées deviennent des signes d’identité arborés sur soi. La peau est l’interface entre la culture et la nature, entre soi et l’autre, entre le dehors et le dedans. Une instance de maintenance du psychisme » (D. Le Breton, Se reconstruire par la peau. Marques corporelles et processus initiatique, Revue française de psychosomatique, vol. 38, n° 2, 2010, p. 85-95, n° 4). 

David le Breton met parfaitement en exergue cette évolution. Selon lui, « les années 1980 et 1990 ont vu émerger un souci de maîtrise du corps, de gestion de son apparence, de contrôle de ses affects. L’individu est devenu le producteur de sa propre identité. Il entend faire de son corps un faire-valoir, un porte-parole de l’image qu’il entend donner de lui-même. Le tatouage connaît dès lors une diffusion sociale grandissante. La trace sur la peau a valeur de décoration, elle traduit une volonté d’esthétisation de la relation au monde. Elle affiche l’indépendance de l’individu face au social, sa volonté claire de faire de lui ce qu’il entend. De pratique marginale et stigmatisante, le tatouage devient peu à peu une pratique valorisée. Elle touche l’ensemble des classes sociales, elle n’épargne pas les femmes qui y recourent de plus en plus. Les tatouages ou les piercings sont devenus d’inusables accessoires de beauté, une parure définitive qui contribue à l’affirmation du sentiment d’identité, à la mise en scène de soi. Le corps devient aujourd’hui l’emblème du self. Elle incarne à sa surface toute la profondeur de l’individu » (D. Le Breton, Signes d’identité : tatouages, piercings, etc., Journal français de psychiatrie, vol. 24, n° 1, 2006, p. 17-19, n° 6).

Les tatouages et les marques corporelles sont alors conçus comme une tentative de symbolisation (C. Rioult, Le tatouage : un certain regard sur le corps, Journal français de psychiatrie, vol. 24, n° 1, 2006, p. 40-44), d’inscription dans un groupe au travers des motifs choisis mais constituent également une forme de rite d’initiation qui se cristallise dans la douleur inhérente à l’acte (v. not. J.-J. Pailler, Tatouages et marques d’attention, Revue française de psychosomatique, vol. 38, n° 2, 2010, p. 65-74, spéc. nos 13 s.). Cette incarnation de l’être reste pourtant à la marge du monde du droit. Le droit ne s’intéresse pas – ou très peu – à l’être dans son expression intime ; seuls les éléments relevant de l’identification de l’individu ou de son inscription dans le groupe social l’intéressent.

De prime abord, le monde du tatouage se désintéresse de celui du droit et ce dernier le lui rend bien. Ces deux univers que tout oppose ne semblaient pas avoir à se côtoyer. Tout au plus – en raison des risques que le tatouage et les modifications corporelles représentent –, le législateur a pris soin de réglementer la profession dans ses aspects sanitaires et sur les encres utilisées (CSP, art. L. 1111-1 s.). Pourtant, les sphères du droit et du tatouage ne sont pas si étrangères l’une à l’autre.

Aujourd’hui, les tatoueurs ne sont plus une poignée de marginaux tatouant d’autres marginaux. Avec la démocratisation du tatouage, il y a le développement de nombreuses problématiques. Le monde du tatouage français s’organise. Deux grands syndicats se sont créés afin de représenter les intérêts de la profession – le Syndicat national des artistes tatoueurs et Tatouage et Partage – et, dans cette perspective, aidés de juristes, tentent de proposer des solutions juridiques aux enjeux de leur profession. Le droit les intéresse et même grandement !

Pratique du tatouage, liberté d’installation, propriété intellectuelle, formation des jeunes tatoueurs, statut du tatoueur et en fond son imposition, droit du travail, déontologie, contrats de mise à disposition de locaux aux tatoueurs permanents ou guests invités d’un salon… Si vous avez la curiosité d’aller sur les sites des syndicats, vous verrez que le droit est partout. Ces syndicats se mobilisent d’ailleurs tant aux niveaux national qu’européen pour faire entendre leurs voix avec la crainte, en arrière-fond, de se voir imposer une législation à des années-lumière des réalités de leur profession. Même si la pratique s’est démocratisée, les éminents et honorables spécialistes notamment du monde médical tiennent régulièrement des propos rétrogrades sur les pratiques du tatouage et des modifications corporelles. Pire que tout est la crainte de voir une législation, comme au Japon, où l’art du tatouage serait résumé à son aspect sanitaire et ne pourrait alors plus être exercé que par un titulaire d’un doctorat de médecine… Il serait loin le temps des petites échoppes où se retrouvaient les mauvais garçons du côté de Pigalle !

Du côté des juristes, l’intérêt ne semble pas aussi marqué et, pourtant, nous gagnerions à nous pencher sur la question. Du côté de la recherche, d’abord. Il existe un certain nombre de thèses soutenues qui traitent de la question mais jamais en tant que sujet principal : la question du tatouage et des modifications corporelles est toujours abordée soit dans ses conséquences notamment en droit du travail (discriminations), soit dans le cadre d’une analyse du principe de l’autonomie personnelle de l’individu et de sa liberté de disposer de son corps. Il existe malgré tout une thèse en cours sur le sujet pris en tant que tel (C. Mitaine, Les marques corporelles : contribution au statut du corps humain, Lille, ss la dir. de X. Labbée et de F. Archer).

L’organisation récente d’un colloque à Limoges sur le tatouage et les modifications corporelles saisis par le droit nous aura donné à voir que le sujet est largement plus traité dans le cadre confidentiel des mémoires de master 2, puisque nombre d’étudiants réfléchissant à ces thématiques nous ont contactées. Sur le plan des articles, la pratique est peu abordée si ce n’est dans certains aspects techniques (discrimination, respect des règles d’hygiène et de salubrité, consentement du mineur, validité du contrat sur le corps humain) ou sociologiques (criminologie). Si le sujet ne rencontre pas autant de succès que d’autres, même à l’heure du droit et de la pop culture, il a suscité un intérêt réel et non feint à l’annonce du colloque (ce qui nous amènera à en publier les actes, augmentés d’un certain nombre de contributions écrites).

Il fallait néanmoins convaincre, comme nous étions convaincues, que le tatouage est un objet juridique à part entière. Au terme d’une intense journée de partage et de réflexion, nous pouvons dire que la voie est ouverte et qu’au vu des développements, il y en aura d’autres.

Il ressort des débats que le monde des tatoueurs, body-pierceurs et autres auteurs de BodMod (modifications corporelles consistant notamment à l’insertion sous-cutanée d’implants généralement en Teflon ou en silicone, d’écarteurs ou stretchs, de scarifications, d’ablation totale des oreilles, des narines, etc.) réclame un dialogue avec les juristes. De nombreuses questions ont suscité le débat mais nous n’en aborderons que quelques-unes parmi elles. Ainsi, la qualification de la période de formation de l’« apprenti » tatoueur pose problème tant sur ses modalités – forme de compagnonnage ou formation – que sur la qualification de la relation élève/maître ! De même, la relation entre le gérant du salon et les tatoueurs résidents est rarement soumise à la qualification de salariat et, pourtant, la question pourrait se poser en présence des éléments caractéristiques d’un contrat de travail. Sur un autre plan, la nature même du contrat de tatouage pose question : s’il devrait être interdit sur le principe, au titre des articles 16-1 et suivants du code civil (principe d’autonomie personnelle et de la liberté de disposer de son corps au niveau européen, dignité au niveau national), ce n’est pourtant pas le cas.

Pour autant, ce contrat synallagmatique n’est envisagé, du fait de son objet spécifique qu’est le corps, que du côté du tatoué et cela pose problème notamment en termes de consentement et de devoir d’information à l’égard du client. En outre, la profession est dans une vraie démarche d’autorégulation et appelle de ses vœux l’émergence d’une vraie déontologie et, au-delà, d’un véritable statut du tatoueur (reste à savoir lequel). Tous les enjeux de la propriété se sont avérés fondamentaux : de celle de la peau – ou de son absence – à celle du dessin. Ce dernier posant, lorsque l’on regarde du côté du message véhiculé par le tatouage, des questions sur la liberté d’expression.

Nombre d’autres problématiques ont été soulevées dans les interventions ou ont émergé des débats montrant à quel point la matière est vivante et nécessite que les juristes s’y intéressent. Se saisir du sujet est fondamental. D’une part, parce que le nombre de personnes ayant recours à ces pratiques n’a de cesse de croître et que des litiges ne manqueront pas de naître dans les années à venir. D’autre part, parce que la profession cherche à se réglementer et que nous pouvons, par nos réflexions, lui permettre de faire les meilleurs choix possible ou, à tout le moins, de les faire en en connaissant les tenants et les aboutissants. Au terme des échanges, qui en appellent d’autres, il y a l’espoir de pouvoir participer au droit en devenir, de pouvoir aider à l’érection d’une lex corporis immutatione !