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Portrait

Jean-Pierre Blatter, une vie de rencontres

par Chloé Enkaoua, Journalistele 4 janvier 2022

Après des années d’expérience et de plaidoiries, Jean-Pierre Blatter le sait : savoir parler, c’est aussi savoir se taire. En témoigne son récit entrecoupé de silences lorsqu’il s’attelle à retracer son parcours, pour ménager le suspense autant que pour rassembler ses idées. Et cela marche ; entre anecdotes et digressions, on est ne peut qu’être happé par cette carrière construite pierre après pierre, toute en virages et en tournants, qui oscille entre plusieurs corps de métiers avec un seul fil rouge : les baux commerciaux, dont il est reconnu comme étant l’un des meilleurs spécialistes français. Un parcours qu’il doit également à un certain nombre de personnes qui, une à une, lui ont tendu la main et l’ont amené là où il est aujourd’hui. « Les rencontres que l’on fait conditionnent le parcours que l’on accomplit », affirme-t-il d’ailleurs d’emblée. Dans son bureau, à quelques exceptions près, elles ont aujourd’hui leur place, immortalisées sur des photographies qui ornent ses murs et ses étagères. « C’est un peu mon musée personnel », s’amuse l’avocat.

Chemins de traverse

La première de ces rencontres a eu lieu sur les bancs du lycée Rodin, dans le XIIIe arrondissement de Paris, dont il est natif. Ses parents, tous deux commerçants, l’ont élevé lui et sa sœur dans l’idée que les filles étaient faites pour des études littéraires, et les garçons pour les mathématiques. Mais entre l’algèbre et la géométrie, Jean-Pierre Blatter ne trouve pas sa place… Ce que remarque rapidement sa professeure de philosophie de terminale. « À la fin du premier trimestre, elle s’est étonnée de me voir dans cette section mathématiques et m’a proposé de rejoindre la filière littéraire en me prenant dans sa classe », raconte-t-il. « Le transfert fut réalisé dès le mois de janvier, après en avoir parlé à mes parents. Je pense que si j’étais resté en section mathématiques, je serais encore en train d’essayer de passer mon baccalauréat ! » Le précieux sésame en poche, il se retrouve confronté à un autre problème : celui du choix de carrière… « J’envisageais la fonction publique, car l’idée du service de l’État me séduisait », indique-t-il. « À ce moment-là, un ami qui terminait sa première année de droit m’a convaincu de m’y inscrire. Je me suis pris de passion pour la matière. » En 1968, il se présente tout de même à l’examen d’entrée en deuxième année de Sciences Po, avec quelques idées en tête… mais essuie un revers. « J’ai eu une très mauvaise note », poursuit Jean-Pierre Blatter. « Lors d’un entretien avec le directeur des études pour avoir davantage d’explications, il m’a simplement répondu que ma dissertation était très bonne pour un étudiant de droit, mais que ce n’était pas “l’esprit de la maison”… » Qu’à cela ne tienne : il se concentrera sur le droit uniquement. Sur les bancs d’Assas, il fait la rencontre de sa future femme, fille d’avocat, qui lui indique ne pas envisager autre chose que le barreau. Alors titulaire d’une maîtrise de droit public, l’étudiant ne s’estime pour sa part pas assez armé et s’inscrit en troisième cycle de droit privé. Un DES plus tard, il se présente au CAPA. Un examen qu’il obtient cette fois-ci sans mal.

Sa prestation de serment se déroule en 1971, l’année de la fusion des professions d’avocat et d’avoué de première instance… et le même jour que sa femme. Un souvenir évidemment immortalisé dans son bureau, que l’avocat évoque avec émotion. « Vous voyez son regard, là ? C’est moi qu’elle est en train de regarder », sourit-il en désignant le cadre. Leurs chemins ne s’éloignent qu’au moment de choisir leur première collaboration, que Jean-Pierre Blatter effectue pour sa part au sein du cabinet de l’avocat Lucien Cossard, ancien secrétaire de la Conférence. « Dans le même temps, j’ai rencontré Jean-Claude Woog », relate-t-il en montrant une autre photographie. « S’il n’a pas pu me prendre à son cabinet comme collaborateur, il m’a en revanche intégré au groupe de travail pour la conception du « Livre noir » que le bâtonnier Bernard Baudelot lui avait demandé de constituer afin de former les avocats à la procédure, qui jusqu’ici était le monopole des avoués d’instance. » Une autre rencontre décisive, donc, qui lui permet de côtoyer de nombreuses figures du milieu et notamment l’avocat Max Daujat, qui lui propose alors une collaboration faisant la part belle aux baux commerciaux.

Audace et ténacité

Quelques années plus tard, en 1976, Jean-Pierre Blatter décide de partir visser sa propre plaque. La fleur au fusil, ou presque. « J’étais sans doute complètement inconscient, avec seulement cinq dossiers de clients dans une valise », commente-t-il rétrospectivement. D’abord en sous-location chez des confrères rue de Penthièvre, dans le VIIIe arrondissement parisien, il s’installe ensuite en se groupant non loin de là, au 133 boulevard Haussmann, où il restera vingt-trois ans. Aujourd’hui au n° 154 du même boulevard, après un bref passage au 135, il évoque en riant son côté peu aventureux. Entre-temps, le cabinet a tout de même connu quelques mutations, passant notamment de Blatter Raclet à Blatter Seynaeve, un cabinet de spécialistes en droit immobilier et droit des baux commerciaux et professionnels qui compte aujourd’hui une dizaine d’avocats parmi lesquels sa fille, Winifred. « Je suis devenu le collaborateur de Jean-Pierre en 1997 », indique pour sa part Jean-Luc Seynaeve, associé du cabinet depuis 2007. « J’ai passé l’essentiel de ma carrière auprès de lui. C’est quelqu’un de déterminé et de tenace qui suscite l’admiration, et qui dans le même temps est très loyal et respectueux de la déontologie. D’un point de vue humain, il est très disponible et à l’écoute, avec un côté un peu paternel ; en hiver, lorsque j’arrive au cabinet le matin, il est souvent déjà passé dans mon bureau pour mettre le chauffage ! »

Au sein de cette grande famille, le respect est de mise pour celui qui a su s’imposer au fil des années comme une figure incontestée du bail commercial. Une matière vers laquelle il dit avoir été conduit « par le principe de l’entonnoir », après avoir fait plus largement du droit des affaires, du commerce et de l’immobilier. « Les facultés de droit nous façonnent pour être des juristes. Je traite du bail commercial comme j’aurais pu faire autre chose ; c’est en grande partie lié au hasard. Un dossier en amène un autre, et de fil en aiguille, on se construit une notoriété. Ma vocation n’était donc pas innée, mais elle a été assurément révélée », analyse aujourd’hui l’avocat, qui se dit étonné lorsque des collaborateurs viennent frapper à sa porte en affirmant vouloir travailler dans ce domaine. « De premier abord, ce n’est pas la matière la plus attrayante qui soit. Mais elle est véritablement à la croisée des chemins puisqu’elle mêle à la fois le droit des contrats, l’économie, le commerce et la vie de la cité, tout en étant devenue par les lois successives et la jurisprudence une matière totalement autonome, avec des concepts propres que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. » Avocat à la cour d’appel de Paris, Jean-Pierre Blatter consacre en outre beaucoup de temps à plaider, à Paris ou en région en passant par les outre-mer. Une partie de son activité qu’il apprécie tout particulièrement. « On peut parfois sortir d’une audience avec une forme d’allégresse après avoir plaidé, avec le sentiment d’avoir accompli quelque chose de bien », assure-t-il. « Il y a certains dossiers dans lesquels, curieusement, on peut ressentir plus d’angoisse et de stress que le client lui-même. Lorsque l’on a la charge d’un dossier présentant un risque d’expulsion, on sait que l’on tient le sort de notre client entre nos mains. » D’un geste, l’avocat saisit alors un bibelot en cristal représentant un taureau, tête baissée, prêt à charger : « Cet objet, c’est l’un de mes clients qui me l’a offert après avoir gagné son affaire », raconte-t-il, ému. « Il m’a dit que c’était ainsi qu’il me voyait. J’ai trouvé cela intéressant, car on se voit sûrement mieux dans le regard des autres qu’on ne se voit soi-même… »

Des opportunités à saisir

Son assurance lui aura en tout cas permis de se hisser parmi les meilleurs en la matière, et sa réputation sur la place n’est aujourd’hui plus à faire. À tel point qu’au fil de son expérience, et au détour d’un arrêt de la Cour de cassation, Jean-Pierre Blatter a eu un jour l’envie de prendre également la plume pour partager son point de vue et ses connaissances sur les baux commerciaux. Un talent rapidement repéré par le rédacteur en chef de l’AJPI (Actualité Juridique Propriété Immobilière) Bernard Boussageon – dont une photo orne également les murs du bureau de l’avocat –, qui l’aide à publier son premier article en 1984 et lui propose dès lors de réaliser ponctuellement des commentaires spontanés et des travaux de commande. En 1987, c’est le professeur François Terré qui lui demande de prendre la codirection du JurisClasseur « Bail à loyer » et d’en assurer la refonte aux côtés de Claude Giverdon. « Quand le train s’arrête en gare, il faut y monter sous peine de le voir repartir sans vous », commente Jean-Pierre Blatter en souriant. « J’ai donc accepté. » Et cela ne s’arrête pas là : outre sa chronique annuelle de jurisprudence de baux commerciaux qu’il publie tous les ans depuis 1993, il est également devenu en 1994 le rédacteur en chef de l’AJPI, qu’il a transformée en 1998 en AJDI (Actualité juridique droit immobilier) et dont il est aujourd’hui le directeur scientifique. « Je souhaitais que la revue s’adresse à tout le monde, autant aux locataires et aux gestionnaires qu’aux propriétaires », explique-t-il.

Avocat, donc, mais aussi rédacteur, directeur de publications… et enseignant. En 1990, sous l’impulsion de Jérôme Chapuisat, Jean-Pierre Blatter commence en effet à dispenser des cours en bail commercial et d’habitation à l’institut du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), en qualité de professeur des universités associé. Aujourd’hui retraité de cette activité – une décision du CNAM qu’il confie au départ avoir assez mal vécu –, il continue néanmoins à enseigner le bail commercial aux asset managers du Kedge Business School. Hugues Kenfack, président de l’université Toulouse 1 Capitole, a fait sa rencontre alors qu’il était étudiant, dans le cadre d’un colloque sur les baux commerciaux dont Jean-Pierre Blatter était l’un des invités. Il parle aujourd’hui d’un véritable puits de sciences, toujours prompt à répondre aux diverses sollicitations et à partager son savoir avec les autres. « Transmettre ses connaissances le passionne. Je pense qu’il s’est trompé de métier, car il a une très grande qualité de pédagogue », affirme l’universitaire en riant. C’est sans compter sur l’amour de l’avocat pour sa profession et son cabinet où il se rend tous les jours, y compris le week-end. « Je travaille 365 jours par an, même lorsque je suis en vacances », glisse l’associé. « Ma famille connaît mon cahier des charges, qui est de me laisser travailler et écrire en tous lieux en aménageant des plages horaires pour la vie de famille. Je suis conscient que cela peut être difficile pour les autres mais Christine, mon épouse, m’a toujours porté et supporté, au sens sportif du terme. » Un soutien précieux et indéfectible qui est même à l’origine de la première édition de son traité « Droit des baux commerciaux », publié au Moniteur en 1994. « C’est en me voyant préparer l’un de mes cours pour le CNAM qu’elle m’a incité à publier. Une très mauvaise idée, puisque nous en sommes aujourd’hui à la septième édition ! » Multicasquettes, Jean-Pierre Blatter a également été en 2003 membre d’un groupe de travail constitué par Dominique Perben, alors garde des Sceaux, afin de rédiger un rapport sur la simplification et la modernisation du régime des baux commerciaux – un travail qui a d’ailleurs inspiré les modifications réalisées depuis la loi du 4 août 2008. Rien d’étonnant, au vu de ce parcours riche en expériences et en reconnaissances, à ce qu’il se soit vu décerner les palmes académiques en 2010 ou encore la Légion d’honneur en 2014. Et à 72 ans, l’avocat n’est pas prêt de raccrocher… « Nous sommes là pour faire ce que l’on a à faire, aussi longtemps que l’on doit le faire, et pour le faire au mieux », résume-t-il simplement. « Certains confrères regrettent que je ne me sois jamais présenté au conseil de l’ordre. Mais j’estime avoir servi mon ordre autrement ; partout où j’ai enseigné et où j’enseigne et donne des conférences, je le fais d’abord en tant qu’avocat au barreau de Paris. C’est mon plus beau titre. »

Jean-Pierre Blatter

Figure incontournable des baux commerciaux, Jean-Pierre Blatter est sur tous les fronts, de la robe à l’enseignement en passant par la plume et l’édition. Un parcours riche, fait de hasards autant que d’envies, qu’il se plaît à retracer en rendant hommage aux personnes qui ont fait de lui le professionnel et l’homme qu’il est devenu.