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Le cinéma à la barre : Le Dossier 51 (1978) et Les Patriotes (1994)

Par David Bénichou le 16 Février 2016

Le cinéma d’espionnage est un genre ingrat, pour un rien le film peut être raté. Comme certaines préparations culinaires, qui demandent non seulement les meilleurs ingrédients, mais de la mesure et de l’adresse dans la préparation.

Plusieurs réalisateurs s’y sont risqués avec des résultats mitigés, malgré des castings prometteurs et des réalisations soignées. Le genre se prête en effet plus volontiers à la caricature où il excelle au box-office, que ce soit dans le domaine de l’action (l’indestructible alcoolique James Bond) ou de la comédie (OSS 117 gouailleur et ignare, Mister Bean gaffeur abruti), mais les traitements dramatiques exigent si ce n’est d’être proches de la réalité, au moins d’être vraisemblables. Le diable est dans le détail, avons-nous l’habitude de dire, nous, juristes. Les agents de renseignements et les spectateurs attentifs partagent souvent cette exigence. Par quel miracle cinématographique Jean Dujardin, alias Moïse, parvient-il à assommer le chef de la sécurité (Aleksey Gorbunov) dans l’ascenseur d’un immeuble de luxe, puis à le traîner dans un véhicule garé à l’entrée de l’immeuble sans se faire repérer par une caméra de surveillance alors que la scène se déroule à Monaco (Möbius, Éric Rochant, 2013) ? Ne jetons pas l’opprobre sur ce film peut-être ambitieux, qui réussit malgré tout à captiver l’attention.

Champs, contre-champs, plongée, contre-plongée, le genre de l’espionnage se prête par nature aux jeux cinématographiques. Rendre compte, au travers de la réalisation, des différents points de vue, comme autant de réalités, au propre comme au figuré, n’est pas une entreprise aisée. Ce n’est en tout cas pas le point de vue choisi par Michel Deville en 1978, pour la réalisation du Dossier 51. Adaptation du roman éponyme de Gilles Perrault, ce film remporta, entre autres prix, les Césars 1979 du meilleur scénario et du meilleur montage. L’originalité du film répond à celle du roman dans sa forme. Celui-ci rompt avec les codes habituels de la narration pour raconter une histoire au travers de notes de services émises par différents bureaux d’un service de renseignement étatique qui envisage la manipulation méthodique d’un diplomate français (Dominique Auphal), désigné par le code « 51 ». Ainsi, le lecteur lit un dossier plus qu’un roman. Au travers des notes de service, désignées par des noms codés (Mars, Minerve, Esculape), il découvre toute la machinerie mise en œuvre autour du diplomate pour passer au crible sa vie dans ses aspects les plus intimes, mais également découvre les rivalités entre les différents bureaux qui se proposent de manipuler la cible. On en apprend presque autant sur 51 que sur le service de renseignement qui est à la manœuvre. Le film donne corps à ces notes au travers de rapports, d’auditions, de sorte que le portrait de 51, qu’on ne voit jamais vraiment, est celui d’un personnage qui se dessine très précisément, en portrait chinois (une véritable enquête de personnalité, au sens judiciaire).

La meilleure scène du film est sans doute celle où la sous-section psychologique d’« Esculape » fait le récit biographique de 51, partant de celui de ses parents, jusqu’à interpréter une reproduction d’une peinture conservée par ce dernier dans son portefeuille. Cette séquence mettant en scène les quatre psychologues autour d’une table dans une pièce anonyme dure près de quinze minutes sans, à aucun moment, qu’une lassitude se fasse sentir. Le spectateur prend la place de l’interlocuteur d’Esculape, Minerve. Les éléments s’enchaînent sur un mode déductif, avec des dialogues ciselés, comme on taille dans la glaise, jusqu’à déterminer précisément le levier de compromission sur lequel il faudra agir, ainsi que le point de vulnérabilité qui placera 51 dans la situation propice à la manipulation : la révélation d’une homosexualité refoulée. Un agent sera spécialement sélectionné pour approcher 51, le séduire et nouer avec lui une relation intime. La rencontre se produit. Le point de vulnérabilité est enclenché (la révélation à 51 de sa « bâtardise »). Dix minutes plus tard c’est la fin du film. 51 meurt dans un accident de voiture, fracassée contre un arbre. Suicide ? Neutralisation organisée par un service rival ? La machinerie imperturbable crache sur un téléscripteur le nom du successeur de 51… La machine administrative du renseignement évoque cette métaphore de Borges, qui la comparait à un organisme impersonnel et dénué de toute émotion (« Le Miracle secret , Fictions).

En somme, un bijou de réalisation, dans une esthétique des années 1970 – vintage dirait-on aujourd’hui –, moquettes crème, meubles marron vernis, lunettes à monture dorées, ordinateurs à cartes perforées, qui rehaussent, par leur indifférence banale (ce ne sont pas les gadgets qui font avancer l’intrigue mais l’analyse psychologique), les ressorts de l’intrigue. Jusqu’où peut aller la manipulation ? Quel état peut agir de la sorte ? Et à quelle fin ? Le spectateur est laissé à ses interrogations. Ici ce sont les procédés qui sont donnés en spectacle et qui invitent à une réflexion plus générale : à partir de quand la démocratie fonctionne-t-elle comme un état totalitaire ?

La manipulation, c’est aussi le sujet des Patriotes, film écrit et réalisé par Eric Rochant en 1994, présenté à Cannes, ovationné lors de sa projection et globalement descendu par la presse pour des raisons de politiquement correct. Mais attachons-nous à l’objet cinématographique. Le film met en scène Ariel Brener, interprété par Yvan Attal, un jeune français qui décide de partir en Israël et se retrouve (on ne saura rien du recrutement), à l’Institut, autrement dit le Mossad. Le film est à la fois tourné en Israël, en France et aux États-Unis avec un casting de grande tenue. C’est une des premières apparitions remarquées de Sandrine Kiberlain. On y trouve également d’excellents seconds rôles, comme Bernard Le Cocq en redoutable homme d’affaires chargé de ferrer l’ingénieur atomique Remy Prieur, interprété par Jean-François Stévenin. Hippolyte Girardot apparaît également et clôt le récit par un retournement amusant : il est devenu le petit ami de la sœur d’Ariel Brener et l’on comprend que c’est pour surveiller l’agent tenté par la dissidence, ramené manu militari à de meilleures résolutions. « Qu’est-ce que vous faites ? », lui demande Brener, « le même métier que vous », lui répond-il, lors d’un dîner familial, tous deux mentant sur leur véritable métier.

La réalisation est précise et il faut visionner les bonus du DVD, entendre les explications de Rochant sur la direction d’acteurs pour apprécier et revoir la scène du dîner : celle où l’approche « amicale » sera tentée par les agents du Mossad pour convaincre Rémy Prieur de leur transmettre des informations. Tout dans cette scène est millimétré, comme le seraient les comportements des personnages, car un rien peut alerter la cible et la faire se refermer telle une huître. Ce qui est le cas. C’est donc Bernard Le Coq qui prend le relais dans une scène téléphonique mémorable : des microphones chez Remy Prieur permettent de comprendre qu’il est sur le point de tout dire à sa femme (il a déjà transmis des plans de la centrale nucléaire française livrée à l’Irak), Bernard Le Coq l’appelle aussitôt et lui demande s’il a besoin qu’il lui rafraîchisse la mémoire, faisant allusion à une partie fine organisée avec « Marie-Claude » (Sandrine Kiberlain) et lui lâchant qu’au besoin, il pourrait envoyer à sa femme la cassette… Prieur obtempère et part en dépression. La sexualité reste la tarte à la crème de la manipulation, seul bémol au scénario.

Originalité dans la narration, trois histoires sont racontées, au fil de l’évolution d’Ariel qui, petit à petit, nourrit des désillusions, jusqu’à vouloir quitter le service. La seconde est celle de l’utilisation de Marie-Claude pour coucher avec une cible qui sera assassinée dans son hôtel parisien. La prostituée sera sacrifiée par le Mossad, tout du moins en apparence, car elle réapparaît à la fin, comme fil rouge pour Ariel, amoureux interdit. Certains (bien informés ?) disent qu’en réalité, elle n’a jamais réapparu… sacrifiée d’une opération d’élimination réellement commise en France. La troisième est celle de Jonathan Pollard, officier dans les services de renseignements de la marine et qui transmet à Israël des informations classifiées, au mépris de plusieurs règles. Résultat : il se fait arrêter et le Mossad l’abandonne.

Quel est le point commun entre toutes ces histoires ? Elle sont toutes bâties sur des faits réels. En réalité, Éric Rochant n’a pas eu à aller très loin pour puiser son inspiration et ceux qui souhaiteraient se documenter peuvent lire By way of deception du controversé ex-agent Victor Ostrovsky. Jonathan Pollard, condamné à perpétuité pour trahison par les États-Unis en 1987, a été libéré en novembre 2015, après avoir purgé trente ans de prison.

Il y a quelques années, à la fin d’une conférence à laquelle je participais, un agent de la DST présent dans l’auditoire est venu me trouver. Il avait remarqué que j’avais baptisé un personnage d’un de mes romans du nom d’Uri Eisenbach. Fin connaisseur, il y a reconnu l’hommage au film. Il s’agissait du pseudo utilisé par Ariel Brener dans cette scène mémorable où un instructeur tente par toutes les ruses de lui faire avouer son vrai nom. L’agent de la DST (appelons-le Lucas…) me fait cette confidence : le film était projeté pour sensibiliser certaines recrues aux méthodes des services…

Quels sont les points communs entre Le Dossier 51 et Les Patriotes ? Ils restituent tous deux avec brio et vraisemblance les méthodes et les outils des services de renseignement. Malgré les années, ils demeurent pertinents, non seulement au regard du sujet traité, mais aussi sur le terrain de l’art cinématographique.