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Le droit en débats

Le cinéma à la barre : L’Honneur d’un capitaine, de Pierre Schoendoerffer

Par Alexandre de la Porte le 04 Novembre 2015

Autrefois, les atteintes à l’honneur se réglaient en duel. Aujourd’hui, elles sont portées devant la justice. Mais pour représenter ces combats d’honneur, le cinéma, lui, a toujours préféré filmer le croisement des armes plutôt que la halte d’un procès. Sauf pour Pierre Schoendoerffer, réalisateur de La 317e section et du Crabe-Tambour. Lui qui, de tous les cinéastes, a su le mieux évoquer à l’écran l’armée et ses hommes, tourne en 1982 un troisième chef-d’œuvre : L’Honneur d’un capitaine. Plus qu’un film sur la guerre, c’est un film judiciaire au sens propre, où l’accusé est la moralité de la guerre elle-même. Et seul Schoendoerffer, dont Le Crabe-Tambour avait traduit la mélancolie solennelle des officiers dans le regard de Jean Rochefort, pouvait mettre en scène une telle affaire avec autant d’intelligence.

Car dans L’Honneur d’un capitaine l’histoire se joue sur deux théâtres. La salle d’un tribunal civil d’aujourd’hui et le champ de bataille de la guerre d’Algérie. Avec au centre une question, vaste et critique : l’honneur d’un miliaire. Celle du capitaine Caron, ancien de la Résistance et de l’Indochine, lors de son service en Algérie où il meurt au combat en 1957. Vingt ans plus tard, lors d’une émission télévisée, un historien l’accuse d’avoir ordonné la torture. Un « tortionnaire » de l’armée française en Algérie, affirme-t-il. C’est le début du film. La veuve Caron, jouée par Nicole Garcia, demande un procès en diffamation pour défendre la mémoire de son mari, l’honneur d’un capitaine et celle de son fils, jeune élève à Saint-Cyr. Tous s’y opposent. « Tu as trop d’orgueil », lui répond son oncle, bâtonnier de Quimper, qu’elle veut comme avocat. D’anciens camarades du maquis d’Indochine et de l’Algérie craignent que l’on « represse le citron sur la plaie ». L’armée s’écarte : « Tout sera caricatural ». Les politiques censurent : un député fait pression sur le bâtonnier pour que sa nièce abandonne. Cette manœuvre, au contraire, vexe le vieux défenseur : il choisit de porter l’affaire. Comment mieux caractériser l’indépendance de l’avocat, incarné ici par Georges Wilson. La veuve est donc défendue par l’oncle, qui prévient : « Tu perds l’avantage de la veuve ».

Et le procès commence, tout comme le film judiciaire. L’un des rares, si ce n’est le seul, à présenter une audience en droit de la presse et de la liberté d’expression où, au lieu d’un crime de sang comme souvent, il est question d’un crime contre la mémoire et l’honneur dans le cœur le plus cruel de la guerre d’Algérie. Mais quel honneur ? Celle du capitaine Caron ? Ou, comme interroge Charles Denner, avocat de l’historien diffamant et donc de la défense : « l’honneur de la France pendant la guerre ». C’est-à-dire celle de l’armée française dont on sait et doit dire les forfaitures en Algérie. De là, grâce à la réalisation clairvoyante et passionnante de Schoendoerffer, se déploie devant le tribunal et le spectateur une enquête. Elle retrace comme un compte à rebours les 18 ou 19 jours (ce décompte est déjà un point de l’affaire) entre la prise de poste du capitaine à l’est de l’Algérie et sa mort dans une embuscade. Avec pour objectif judiciaire unique : déterminer la vérité comme une cible. Le capitaine Caron est envoyé dans ce bastion pour y rétablir l’ordre. « Ici on ne se venge pas, on fait la guerre », ordonne-t-il à ses hommes. Mais, comme l’accuse l’historien, a-t-il en réalité autorisé tortures et exactions aux soldats de son commando appelé « la horde » ? Ou bien ces actions, avouées par son bataillon, n’étaient-elles que désobéissances ou méprises, comme lorsqu’un soldat interprète l’ordre de « descendre » un prisonnier pour le ramener au pied d’une bute comme l’ordre de tuer ? Si les propos de l’historien sont prouvés, il n’y a pas diffamation. Il y a vérité diffamatoire. Dans le cas contraire, l’historien est coupable. « Que l’honneur cède le pas à la vérité », plaide Denner.

Le film installe alors les séquences du passé qui mettent en scène le bataillon du capitaine Caron, interprété par Jacques Perrin, pendant cette poignée de jours dans les montagnes d’Algérie avant sa mort lors de la fatale embuscade. Par alternance, l’on revient dans la salle d’audience du tribunal contemporain pour écouter l’éclairage des témoins d’il y a vingt ans et le rude affrontement des avocats – Wilson contre Denner. Or c’est dans ce décalage subtil entre le procès au présent et la guerre au passé que repose la force magistrale du film et son propos. Car la mise en abyme d’un sujet aussi complexe qu’une guerre de décolonisation, à travers le jugement technique d’un cas de diffamation, permet de l’aborder avec le plus pur recul de l’histoire : celui qui accuse l’humanité tout entière et non ses soldats en particulier. La veuve Caron gagne son procès, en effet. L’historien lui doit le franc symbolique puisque l’injure de « tortionnaire » visait Caron, un soldat finalement irréprochable, et non l’armée ou la République en général. Or, justement ou injustement, ni l’une ni l’autre ne sont parties au procès. Un haut gradé conclut : « La République reste belle et innocente ». Avec ironie. Car la sentence est aussi anecdotique que son franc symbolique. Le déroulement du procès, son instruction optique et à rebours devant le spectateur, laisseront une impression bien plus forte et troublante que cette sentence. Une caméra, et c’est son rôle, a pris la distance de l’histoire pour laver l’honneur d’un capitaine mais aussi dénoncer, à l’intérieur comme à l’extérieur du procès cinématographique, l’impasse morale de toutes les guerres. Cette caméra courageuse car responsable est celle d’un cinéaste immense : Pierre Schoendoerffer.

 

L’Honneur d’un capitaine, de Pierre Schoendoerffer, date de sortie : 1982, éditeur DVD :  Collection Studio Canal Guerre (2008), VOD CanalPlay.