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Le droit en débats

De l’art de juger en droit des inélégances littéraires et éditoriales. L’affaire Belle et Bête

Statuant par ordonnance de référé rendue le 26 février 2013 sur le fondement de l’article 9 du code civil, de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et des articles 808 et 809 du code de procédure civile, le tribunal de grande instance de Paris a constaté que « l’ouvrage à paraître de Marcela Iacub intitulé Belle et Bête comporte des propos portant atteinte à l’intimité de la vie privée de Dominique Strauss-Kahn » et que « Le Nouvel Observateur a publié en une et en pages 80 à 87 des propos attentatoires à l’intimité de sa vie privée ».

Par Pascal Mbongo le 03 Avril 2013

Le tribunal a condamné les éditions Stock à l’insertion d’un encart informant le lecteur de la décision judiciaire, ce dans chaque exemplaire de l’ouvrage de Marcela Iacub intitulé Belle et Bête, avant toute distribution et mise à disposition du public, sous astreinte de 50 € par infraction constatée. D’autre part, Le Nouvel Observateur fut astreint à publier un communiqué judiciaire sur la moitié inférieure de sa couverture. Enfin, les éditions Stock furent condamnées à verser à M. Strauss-Kahn une provision de 50 000 € de dommages-intérêts, cette provision étant fixée à 25 000 € pour Le Nouvel Observateur.
On ne comprend pas cette décision sans commencer par respecter la chronologie des faits : l’affaire Belle et Bête ne commence qu’avec l’édition du Nouvel Observateur du 21 février 2013. Le magazine est alors composé d’une « une » composée d’un titre « Mon histoire avec DSK » et de deux photos représentant M. Strauss-Kahn et Marcela Iacub, ainsi que d’une interview de l’auteur de l’ouvrage sur sa « relation » avec le plaignant – cette « relation » étant revendiquée comme étant le matériau du livre – et de « bonnes feuilles » de l’ouvrage de Marcela Iacub.

Pour ainsi dire, d’un point de vue juridique, l’affaire Belle et Bête est d’abord une affaire Dominique Strauss-Kahn contre Le Nouvel Observateur : la condamnation des éditions Stock et de Marcela Iacub a littéralement été une conséquence de la condamnation du Nouvel Observateur et le destin judiciaire de Belle et Bête n’aurait certainement pas été le même si la parution de l’ouvrage n’avait pas été précédée d’un scoop d’un journal, et d’un scoop mis en forme tel que Le Nouvel Observateur l’a fait. On le voit d’ailleurs au fait que l’ordonnance s’attache principalement à discuter de la question de savoir si la « faute » du Nouvel Observateur emporte nécessairement faute de l’ouvrage et de l’éditeur (sur cet enjeu, V. notre note, Liberté d’expression, autofiction littéraire et droit à la vie privée d’une personnalité prise dans un tourbillon judiciaire et médiatique, D. 2013. 569). C’est donc de manière paradoxale que, répondant par l’affirmative à cette question, le juge des référés condamne néanmoins les éditions Stock à des dommages-intérêts plus élevés que ceux exigés du Nouvel Observateur. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent si l’on accepte l’idée que le juge des référés s’est laissé convaincre par les avocats de Dominique Strauss-Kahn – la seule lecture de l’ordonnance du 26 février 2013 ne renseigne pas sur le caractère très élaboré des écritures des avocats des parties – de ce que Le Nouvel Observateur n’aurait pas été « fautif » si les éditions Stock ne l’y avaient pas poussé.

Marcela Iacub et Stock ont donc été condamnées pour atteinte à la vie privée de Dominique Strauss-Kahn, non pas du fait du livre pris dans son ensemble mais du fait des passages circonscrits dans l’assignation. Il n’empêche que c’est l’ouvrage dans son ensemble qui a été au cœur des débats publics (avant même sa parution), précisément parce que c’est Le Nouvel Observateur qui, somme toute, en a défini la réception sociale. Au point que rares ont été les commentaires qui ont distingué le livre lui-même (relativement discutable) et son traitement par Le Nouvel Observateur (absolument discutable).
Le livre lui-même donc, et de son caractère relativement discutable. On peut ne pas l’aimer spécialement sans avoir besoin de se réclamer d’une conception immémoriale de la littérature ou de céder à l’anti-intellectualisme (celui-ci ressort des usages faits dans beaucoup d’articles et de commentaires de la qualité de « chercheur au CNRS » ou d’« intellectuelle » de l’auteur. Comme pour dire que la littérature devait être « laissée aux écrivains » [vieille mythologie populaire sur le fait qu’on « naît écrivain »]. Dans un double oubli de ce que l’auteur n’en était pas à sa première immixtion en littérature [Une journée dans la vie de Lionel Jospin, Fayard, 2006] et que la catégorie française des « intellectuels » est historiquement articulée autour des écrivains). Dans la veine d’une lecture compréhensivement critique (comme il existe une « sociologie compréhensive »), on peut se reporter à Alain Finkielkraut : « Le mot [cochon], sous la plume de Marcela Iacub, n’est pas une insulte, c’est un concept et c’est même un compliment. En ce sens, d’ailleurs, son livre est beaucoup plus philosophique que littéraire. Marcela Iacub raconte un peu et conceptualise tout le temps. […] Ce qu’elle dit se veut subversif, mais est en réalité désespérément sommaire. Marcela Iacub soutient ce paradoxe qui a plongé certains critiques dans une sorte d’extase : si DSK avait été seulement un cochon, c’est-à-dire « l’immanence pure, la vie pure, la saleté dans toute sa majesté », il eût été admirable. Malheureusement, il était homme et c’est de l’homme en lui qu’est venu tout le mal. […] Marcela Iacub ou le gauchisme du cochon. Elle recycle ici les clichés soixante-huitards, toute la gigantomachie bête et savante de l’économie libidinale des « machines désirantes », de l’éros contre la civilisation. Ce simplisme, c’est le contraire même de la littérature, qui est l’objection du concret, du détail, de la singularité à la pensée massive, qui nous rappelle sans cesse que les choses sont plus compliquées que nous le pensons » (Entretien avec Élisabeth Lévy, Le Point, 28 févr. 2013). De manière aussi compréhensivement critique, Yves Michaud (on doit à Yves Michaud des ouvrages parmi les plus classiques de philosophie de l’art et d’esthétique, Critères esthétiques et jugements de goût, éd. Jacqueline Chambon, 2003 ; L’Art à l’état gazeux : essai sur le triomphe de l’esthétique, Stock, 2003) écrit : « Avec ces réserves préalables, je n’ai pas trouvé le texte de Iacub si mauvais, mais je n’irai pas en faire non plus un chef-d’œuvre littéraire. C’est écrit avec vista et subtilité, mais trop vite comme beaucoup de livres à visée “marché d’actualité” – et surtout avec trop d’engagement personnel de l’auteure. Dernière chose, essentielle, qui n’a pas été remarquée, bien qu’on ait parlé beaucoup et avec beaucoup d’emphase et de pomposité mais peu de culture littéraire, de littérature, de chef-d’œuvre ou de non-chef-d’œuvre. Marcela Iacub est d’origine argentine et ce qu’il y a de meilleur dans son livre vient de l’héritage surréaliste argentin, celui de Cortazar, de Silvina Ocampo et de Nelly Kaplan. Là est véritablement la valeur littéraire. Il y a une atmosphère fantastique, de bizarrerie surréelle, de rêverie cauchemardesque, dans ce livre qui est en fait un conte, quelque chose comme un “Alice au pays des cochons” […] » (Y. Michaud, Iacub en fiancée du pirate indécise, Philosophie Magazine).

Pris isolément, Belle et Bête n’était donc pas plus « indéfendable » devant les tribunaux que d’autres œuvres relevant de l’autofiction (D. Peras, Ils se sont reconnus dans un roman, L’Express, 2 juin 2011). Pas plus que Fragments d’une femme perdue de Patrick Poivre d’Arvor (l’auteur a été condamné pour atteinte à la vie privée. Il a interjeté appel). Pas plus que La Dernière Femme de sa vie de Christine Fizscher (non poursuivi malgré le caractère reconnaissable du personnage). Pas plus que L’Amour, roman, publié en 2003 par Camille Laurens et qui s’est prêté à une assignation pour atteinte à la privée formée par l’époux de l’auteur (de ce que l’on a compris, le couple était séparé au moment de la parution du roman) et pour lequel la juge avait considéré que l’utilisation des vrais prénoms de personnes existantes ne suffisait pas « à ôter à cette œuvre le caractère fictif que confère à toute œuvre d’art sa dimension esthétique, certes, nécessairement empruntée au vécu de l’auteur mais également passée au prisme déformant de la mémoire et, en matière littéraire, de l’écriture » (la différence entre les deux romans – dans les deux cas les plaignants étaient reconnaissables – est au fond dans leur différence de « surface » médiatique et d’équation sociale : l’un [M. Strauss-Kahn] est mondialement connu par ses responsabilités et ses ambitions politiques [ministre, directeur du Fonds monétaire international, « présidentiable »], l’autre n’était « que » haut fonctionnaire inconnu du grand public ; au surplus, le statut médiatique du premier est négativement déterminé par les affaires judiciaires et l’image dégradante de la « Perp Walk » qui lui a été infligée par la police de l’État de New York).
Cette dernière énonciation est universellement citée comme illustration paradigmatique du juge soucieux de l’« exception littéraire » ou de l’« exception de fiction » (un glissement sémantique qui concède que le champ littéraire n’est pas réductible à la fiction). Or deux choses méritent attention. En premier lieu, la « définition » de la littérature – on passe ici sur l’approximation ayant consisté pour le tribunal à parler d’« art » plutôt que de « littérature » (on ne compte pas les écrivains qui refusent précisément la qualification d’« artiste ») – éprouvée dans le jugement sur le roman de Camille Laurens est plus souvent évitée qu’utilisée par les juges dans le contentieux des « mauvais genres » littéraires (nous avons passé en revue beaucoup de ces décisions dans le cadre des développements sur « la critique littéraire comme genre judiciaire » dans notre ouvrage La liberté d’expression en France. Questions nouvelles et nouveaux débats, Mare et Martin, 2012, pp. 203-237 et 303-330). D’autre part, on n’imagine pas qu’il avait échappé au tribunal que cette « définition » n’avait qu’une très faible consonance avec le débat contemporain sur « ce qu’est la littérature ». Ainsi, la fameuse phrase du jugement sur le roman de Camille Laurens ne saurait être promue à la dignité de théorie juridique ou judiciaire du roman (ou de la fiction). Elle doit plutôt être considérée comme une rhétorique judiciaire instrumentale, car vouée à épargner une condamnation à un auteur consacré (qui plus est dans l’autofiction) et à une maison exclusivement identifiée à la littérature (qui plus est à de la littérature « exigeante »). Tout cela face à un plaignant qui, en tant qu’époux, a été le témoin privilégié de la distinction progressive de son épouse dans l’autofiction ; un époux auquel, finalement, on reprochait d’avoir eu la naïveté de ne pas concevoir que, d’une manière ou d’une autre, il serait lui aussi « vampirisé » dans l’œuvre de l’écrivain (sur l’acceptation ou la non-acceptation de cette « règle du jeu » par les proches d’auteurs de romans d’autofiction, V. D. Peras, « Ils se sont reconnus dans un roman », art. préc.).

Pour revenir à Belle et Bête, nous ne sommes pas loin de penser que le souvenir de la fameuse « définition » de la littérature (et plus exactement du roman) promue par la juge à propos du roman de Camille Laurens a « phagocyté » – beaucoup moins cependant que la « une » et le dossier du Nouvel Observateur, il faut insister sur ce point – la défense de Marcela Iacub et des éditions Stock : en effet, rien n’est moins aisé que d’articuler cette « définition » – derrière laquelle se sont implicitement abrités les assignés – avec cette autre idée – également promue par la défense – que le roman litigieux était ou se voulait une contribution à une « problématique » ou à un « débat » d’intérêt général (ce par quoi se reconnaissent plutôt habituellement des « essais » ou des « récits »). À moins de considérer que tout discours public qui a ou revendique une portée anthropologique (sur cette dimension de la littérature, on se reportera au dossier de la revue Sciences humaines, La littérature, une science humaine ?, n° 134, janv. 2003), ce qui est incontestablement le cas du roman de Marcela Iacub mais aussi de beaucoup de productions universitaires, est une contribution à un questionnement sur l’intérêt général.

On en vient ainsi au Nouvel Observateur qui, lui aussi, se sera justifié par une volonté de contribuer à un « débat d’intérêt général » (on ne s’arrêtera pas ici sur les récriminations de « mercantilisme » adressées au magazine, ces récriminations participant davantage du soupçon que du fait) et de valoriser une œuvre littéraire jugée par lui méritoire. Pourquoi ces deux arguments étaient-ils difficiles à faire entendre aux juges, et cela indépendamment des « boulets juridiques » que constituaient la « une » du magazine et la longue interview de Marcela Iacub en pages intérieures consacrée exclusivement à M. Strauss-Kahn ?
Sans doute est-ce d’abord parce que la justification littéraire de son choix éditorial a manqué au numéro litigieux du Nouvel Observateur : on est frappé par la quasi-absence de critique littéraire (plus exactement, d’éloge littéraire) dans le dossier du Nouvel Observateur. Certes, « la » référence littéraire au Nouvel Observateur qu’est Jérôme Garcin agrémente le « dossier » du magazine d’une chronique. Néanmoins, le nombre de signes que compte son texte est faible – à peine 300 mots (au 6 mars 2013, cette chronique était encore en ligne avec un titre absent du magazine papier : DSK par Iacub, de l’art et du cochon), soit beaucoup moins que d’autres critiques littéraires publiées dans le magazine – et il n’y a de véritable évocation des qualités littéraires du livre qu’à travers une rapide référence à Métamorphose de Kafka ou à Truismes de Marie Darrieussecq. On est très loin du texte de Philippe Lançon dans Libération, soit le texte le plus exigeant écrit en défense de l’ouvrage de Marcela Iacub (P. Lançon, Oui, oui, oui et oui, Libération, 27 févr. 2013). D’autre part, le numéro litigieux du Nouvel Observateur ne proposait aucune justification ou motivation de la conviction des responsables du magazine dans les registres habituellement protecteurs des médias : « l’intérêt public que présente l’information en cause » et/ou son caractère rattachable à « une question d’intérêt général » (sur ces standards juridiques, V. P. Mbongo, La fabrique juridique de la liberté d’expression journalistique, in Philosophie juridique du journalisme, Mare et Marin, 2010, pp. 15-24 ; T. Hochmann, Prévisibilité et nécessité des standards dans la régulation de la liberté d’expression, in La régulation des médias et ses standards juridiques, Mare et Martin, 2011, pp. 21-41). Toutes choses qui supposent l’existence d’un « dysfonctionnement » dans une institution publique ou privée, d’une fraude à la loi, d’un problème de politique publique. Toutes choses qui n’étaient pas traitées dans l’éditorial de Jérôme Garcin.