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Le droit en débats

Délai-butoir des infractions occultes et dissimulées, une occasion pour le ministère public de soulever une QPC ?

Par Marina Benigni le 29 Mars 2017

La récente réforme relative aux délais de prescription en matière pénale1 n’a pas clos les débats relatifs à cette thématique. Il sera question ici des infractions occultes et dissimulées désormais prévues à l’article 9-1 du code de procédure pénale2 et plus précisément des délits dits « financiers »3. Jusqu’à présent celles-ci n’étaient pas véritablement reconnues dans la législation. Il revenait alors à la Cour de cassation de qualifier, au gré des litiges, les infractions4 relevant de cette catégorie et de préciser les contours de ces notions5. Le point de départ du délai de prescription de ces infractions avait d’ailleurs été modifié par voie prétorienne6 : au lieu de courir à partir de la commission des faits, il démarrait au moment où l’infraction avait été découverte, ce qui apparaissait plus cohérent au regard de la nature de l’infraction7. Le législateur a préservé cet aspect dans la loi nouvellement adoptée. Toutefois, un amendement a ajouté un délai-butoir qui empêche la poursuite des infractions au-delà de douze ans pour les délits et de trente ans pour les crimes8, à compter de la commission des faits, ce qui vient limiter la portée du report du point de départ du délai.

Cette situation soulève la question de la contestation des délais de prescription au motif que ceux-ci seraient trop courts et ne permettraient pas la poursuite des infractions. Cette problématique a déjà pu se poser lors de la précédente réforme de la prescription en matière civile. « L’introduction de ce délai[-butoir] a été critiquée comme attentatoire au droit d’agir en justice. Il est certain que si la disposition a échappé, faute de recours, à la critique d’inconstitutionnalité, elle pourrait tomber sur le coup d’une contrariété à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme »9. Dès lors, si un équilibre doit être trouvé entre la répression des infractions et la sécurité juridique, il semble d’une part et en l’occurrence qu’il ne soit pas nécessairement atteint et d’autre part, que le ministère public puisse prétendre participer au débat.

En matière pénale, « il [le ministère public] est toujours une partie principale, car c’est toujours lui qui exerce l’action publique, même lorsque cette dernière a été mise en mouvement par la partie lésée »10. En outre, dans le cadre de ces délits dits « financiers », le ministère public joue un rôle d’autant plus important que « les victimes directes des infractions financières sont des collectivités publiques et privées dont les "configurations structurelles", les modes d’organisation et d’administration ne facilitent pas la révélation des déviances commises en leur sein ou dans le cadre de leurs activités »11. Dans ces conditions, c’est le parquet qui se saisit après avoir été alerté par divers organes12. Par conséquent, les victimes ne sont pas nécessairement présentes au procès pour soulever des griefs à l’encontre de la disposition législative.

En tout état de cause, ces dispositions visent directement la mise en œuvre de l’action publique et donc le ministère public. Cette institution serait donc d’autant plus légitime à contester la conformité de la disposition législative notamment par voie de QPC.

Cette possibilité est en effet ouverte13 devant les juridictions du fond14. Malgré cette faculté, « le ministère public, qui a pour mission de défendre les intérêts généraux de la société, semble quelque peu embarrassé de soulever l’inconstitutionnalité de la loi tout en requérant son application »15, ce qui explique pourquoi il n’a, jusqu’à présent, jamais utilisé cet outil16.

Cependant, les circonstances pourraient amener le parquet à franchir le cap en considérant que le délai-butoir ne permettrait pas la répression des infractions qu’elle vise pourtant à sanctionner, ou en tout cas plus difficilement, ce qui briderait son action. En soulevant une QPC, le ministère public agirait donc véritablement en tant que partie pour préserver son rôle et sa mission. Par ailleurs, cela s’inscrirait pleinement dans le cadre de la réforme récente17, quoique limitée18, de son statut qui réaffirme sa maîtrise de l’action publique tandis que le ministre de la justice est en charge de la conduite de la politique pénale19. Si la suppression des instructions individuelles a permis de renforcer l’indépendance du parquet vis-à-vis du pouvoir politique20, l’introduction d’une QPC sur ce délai-butoir, à l’initiative du ministère public, constituerait un geste fort en ce sens ainsi que pour la défense de ses attributions.

Il reste à savoir quelle pourrait être l’atteinte à un « droit ou une liberté garantis par la Constitution » qui justifierait la QPC. C’est ici le point le plus sensible dans la mesure où la QPC viserait à faciliter la poursuite d’une infraction. Il semble que les « objectifs de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions »21, l’« objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales »22, l’« objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi »23 ou éventuellement l’« exigence de mise en œuvre de l’action publique »24 couplés au droit à un recours effectif (DDC, art. 16) ou au principe d’égalité devant la justice (DDH, art. 6) pourraient constituer des pistes à explorer.

La QPC dans le cadre des délits financiers ne serait donc plus exclusivement perçue comme un outil aux fins dilatoires25 à disposition des avocats mais bel et bien comme un moyen de contrôler la loi à la Constitution, conformément à son objectif initial.

 

 

 

 

1. Loi n° 2017-242 du 27 février 2017 portant réforme de la prescription en matière pénale.
2. C. pr. pén., art. 9-1.
3. Tels que l’abus de biens sociaux, l’abus de confiance, le recel d’abus de biens sociaux et d’abus de confiance, la prise illégale d’intérêts, le faux en écriture privée etc.
4. V. sur ce point l’avis de l’avocat général, M. Cordier ; C. Ingrain et R. Lorrain, Réforme de la prescription pénale : la mise en œuvre et les conséquences (in)attendues de l’application immédiate de la loi, Le Droit en débat, 20 févr. 2017.
5. Dorénavant il existe une définition légale de ces infractions. Ainsi, selon les al. 4 et 5 du nouvel art. 9-1 c. pr. pén. : « Est occulte l’infraction qui, en raison de ses éléments constitutifs, ne peut être connue ni de la victime ni de l’autorité judiciaire ; est dissimulée l’infraction dont l’auteur accomplit délibérément toute manœuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte ».
6. Ibid.
7. Et conformément à l’adage : Actioni non natae non praescribitur (l’action ne peut se prescrire avant d’être née).
8. V. le 3e al. de l’art. 9-1 du c. pr. pén. : « Par dérogation au premier alinéa des articles 7 et 8 du présent code, le délai de prescription de l’action publique de l’infraction occulte ou dissimulée court à compter du jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique, sans toutefois que le délai de prescription puisse excéder douze années révolues pour les délits et trente années révolues pour les crimes à compter du jour où l’infraction a été commise ».
9. A.-M. Leroyer, Réforme de la prescription civile, RTD civ. 2008. 563 . V. égal. J.-S. Borghetti, La conformité aux droits fondamentaux des délais de prescription des actions en responsabilité civile, D. 2014. 1019 ; F. Marchandier, Délai absolu, délai de péremption et délai butoir à l’épreuve du droit d’accès au juge, RDC 2014, n° 3, p. 506. La CEDH s’est notamment prononcée à ce propos en matière civile (CEDH 11 mars 2014, Howald Moor et autres c/ Suisse, nos 52067/10 et 41072/11, D. 2014. 1019 , note J.-S. Borghetti ; ibid. 2362, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; Dr. soc. 2015. 719, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ) et lorsqu’étaient visés des mineurs (CEDH 7 oct. 2009, Stagno c/ Belgique, n° 1062/07).
10. B. Bouloc, Procédure pénale, Dalloz, coll. « Précis », 2012, p. 156. Pour plus de précisions, L. Ascensi, Le ministère public est-il une autorité judiciaire ?, AJ pénal 2011. 198 .
11. C. Miansoni, La révélation aux juridictions pénales des infractions économiques et financières par les juridictions financières, AJ pénal 2013. 644 .
12. Circ. du 31 janv. 2014 de politique pénale relative au procureur de la République financier, p. 4 « Outre les affaires révélées par la police et la gendarmerie, les signalements en la matière peuvent provenir de nombreux intervenants, qu’ils soient publics (Cour des comptes, Chambres régionales des comptes, Haute autorité pour la transparence de la vie publique, Tribunal de commerce, Autorité des Marchés Financiers, Douanes, TRACFIN, administrations) ou privés (victimes, commissaires aux comptes, administrateurs ou mandataires judiciaires).
13. « Si la loi organique est claire sur le fait que le juge ne pourra pas d’office soulever une QPC, une incertitude demeure quant à la faculté du ministère public de le faire. Les débats parlementaires ont unanimement souligné que le ministère public sera compétent pour soulever une QPC s’il est partie principale à l’instance. En revanche, le Gouvernement a semblé limiter cette faculté à cette hypothèse, alors que M. Lamanda, premier président de la Cour de cassation, a souligné, lors de son audition devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, que “le ministère public, qui a toujours la faculté, s’il n’est déjà partie principale, d’intervenir dans toute instance en qualité de partie jointe, aura la possibilité de soulever une question de constitutionnalité” », M. Guillaume, QPC : textes applicables et premières décisions », NCCC, n° 29, oct. 2010.
14. Devant la Cour de cassation, « le parquet général n’est pas une partie à la procédure (…) il intervient comme un commissaire de la loi », C. Robaczewski, Le rôle ambigu du parquet, in E. Cartier, L. Gay, A. Viala (dir.), La QPC : vers une culture constitutionnelle partagée ?, Paris, Institut Universitaire Varenne, coll. « Colloques & Essais », 2015, p. 77. V. égal. P. Lyon-Caen, Le parquet général de la Cour de cassation, D. 2003. 211 . Sauf lorsqu’il agit dans l’intérêt de la loi, sur le fondement des articles 620 et 621 du code de procédure pénale, B. Bouloc, op. cit., p. 148.
15. C. Robaczewski, art. préc., p. 79.
16. Ce qui ne l’empêche cependant pas de prendre part au mécanisme en livrant son avis à propos de la transmission ou du rejet de la QPC, C. Robaczewski, art. préc., p. 80-83.
17. Loi n° 2013-669 du 25 juill. 2013 relative aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique.
18. Notamment par l’échec de la réforme du Conseil supérieur de la magistrature.
19. E. Vergès, Politique pénale et action publique : la difficile conciliation du modèle français de ministère public et des standards européens. À propos de la loi n° 2013-669 du 25 juillet 2013 relative aux attributions du garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en oeuvre de l’action publique et des réformes connexes, RSC 2013. 605 .
20. Ibid : « La suppression des instructions individuelles limite donc simplement la possibilité pour le gouvernement, d’influencer les décisions des magistrats du parquet dans des affaires individuelles. L’intention est louable, car elle concerne les affaires politico-financières. L’objectif est d’empêcher que le pouvoir en place ne protège sa famille politique ou tente de nuire à la famille adverse ».
21. V. par ex. Cons. const. 30 juill. 2010, n° 2010-14/22 QPC, Garde à vue, AJDA 2010. 1556 ; D. 2010. 1928, entretien C. Charrière-Bournazel ; ibid. 1949, point de vue P. Cassia ; ibid. 2254, obs. J. Pradel ; ibid. 2696, entretien Y. Mayaud ; ibid. 2783, chron. J. Pradel ; ibid. 2011. 1713, obs. V. Bernaud et L. Gay ; AJ pénal 2010. 470, étude J.-B. Perrier ; Constitutions 2010. 571, obs. E. Daoud et E. Mercinier ; ibid. 2011. 58, obs. S. de La Rosa ; RSC 2011. 139, obs. A. Giudicelli ; ibid. 165, obs. B. de Lamy ; ibid. 193, chron. C. Lazerges ; RTD civ. 2010. 513, obs. P. Puig ; ibid. 517, obs. P. Puig
22. V. par ex. Cons. const. 29 déc. 1999, n° 99-424 DC, Loi de finances pour 2000, AJDA 2000. 37 , note J.-E. Schoettl ; 21 oct. 2016, n° 2016-591 QPC, Registre public des trusts, D. 2016. 2121 ; Constitutions 2016. 650, chron. L. Alice Bouvier .
23. Cons. const. 16 déc. 1999, n° 99-421 DC, Loi portant habilitation du gouvernement à procéder, par ordonnances, à l’adoption de la partie législative de certains codes, AJDA 2000. 31 , note J.-E. Schoettl ; D. 2000. 425 , obs. D. Ribes ; Dr. soc. 2002. 379, étude E. Marie ; RTD civ. 2000. 186, obs. N. Molfessis . Dans la mesure où la coexistence d’un délai de prescription et d’un délai-butoir constitue un mécanisme d’une certaine complexité juridique.
24. Communiqué du parquet national financier, 24 févr. 2017. À condition qu’elle soit élevée au rang d’exigence constitutionnelle par le Conseil constitutionnel.
25. Dérive mise en avant par la QPC « Cahuzac » qui a été débattue lors de l’examen de la réforme de la Justice du 21e siècle qui a conduit au dépôt d’un amendement visant à interdire de poser une QPC lors d’un procès, lorsqu’elle aurait pu être soulevée dès l’instruction.