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Le droit en débats

Vol au-dessus d’un nid de juges

Par Christophe Tukov le 06 Novembre 2015

#soutienguaino. Ce hashtag s’est répandu sur les réseaux sociaux à l’annonce de la condamnation en appel d’Henri Guaino à la peine de 2 000 € d’amende pour « outrage » envers le juge Jean-Michel Gentil, ainsi qu’au versement à ce dernier de la somme de 3 000 € à titre de dommages-intérêts, par décision de la cour d’appel de Paris du 22 octobre 2015 (V. Dalloz actualité, 3 sept. 2015, M. Babonneau isset(node/174258) ? node/174258 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>174258).

#soutienguaino, donc, parce que, naturellement, la justice réglait une fois de plus ses comptes envers un homme politique qui osait la défier, la critiquer, parler vrai, dire tout haut ce que « les gens » pensent tout bas. Et parce qu’évidemment, à travers M. Guaino, l’objectif des magistrats est d’atteindre un ancien président de la République, et futur candidat à l’élection présidentielle.

Ainsi refaisait surface et se propageait la théorie du complot orchestrée par des juges rouges politisés et irresponsables, symbolisés par le « Mur des cons » d’un local privé du syndicat de la magistrature.

À titre personnel, je ne défends pas, je n’excuse pas, je ne comprends pas le Mur des cons. Je le trouve triste et déplacé dans le local d’un syndicat de magistrats. Je conçois même que l’existence, une fois révélée, de ce Mur jette l’opprobre sur la magistrature car il ne faut pas attendre du commun des mortels le recul que ni les médias ni les hommes politiques ne montrent et que les réseaux sociaux non seulement sont incapables de prendre mais encore empêchent totalement.

Depuis le Mur des cons et pour encore bien des années, l’image de la magistrature est entachée. C’est un fait qu’il faut accepter. Il incombe pourtant aux politiques de faire attention. La séparation des pouvoirs, l’État de droit ne sont pas des notions vides de sens, ce sont des piliers de notre démocratie. Une justice indépendante et impartiale, disposant de moyens corrects pour fonctionner, est indispensable pour notre société civile et politique.

Cette mise au point nécessaire permet d’aborder plus sereinement les deux aspects des déclarations de M. Guaino, à la suite de sa condamnation par la cour d’appel de Paris.

« Si certains font honneur à leur fonction, d’autres sont des pervers ou des psychopathes »

Dans l’absolu, c’est peut être vrai. Il en est des magistrats comme des médecins, des plombiers, des comédiens, et l’on peut résumer cette situation par une formule célèbre : « il y a des c… et des incompétents partout », y compris, probablement, dans la magistrature.

« Pervers ou psychopathes », les mots sont particulièrement chargés d’un point de vue émotionnel. M. Guaino avait-il à l’esprit, lorsqu’il les a prononcés dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, leur acception commune, c’est-à-dire « enclin au mal » et « malade mental », ou leur sens psychiatrique employé, notamment, par les experts examinant des délinquants, et que les magistrats pénalistes connaissent bien ?

Peu importe, aurait dit Gustave le Bon dans sa Psychologie des foules, dès lors que la force des mots employés, leur simplicité, leur dimension émotive frappent les esprits et s’y incrustent.

Peu importe, également, que seuls « certains » juges, innommés, soient visés, quand d’autres se voient attribuer le bon point de faire honneur à leur fonction. Qui se souciera de ces « bons » juges là, quand nous savons que d’autres juges pervers et psychopathes sévissent dans les tribunaux, ourdissent en secret des complots et lancent des fléchettes sur les effigies du Mur des cons ?

Cette approche est mortelle pour la justice, pour la séparation des pouvoirs, pour la démocratie.

LeMonde.fr du 13 octobre 2014 a repris une autre phrase prononcée par Henri Guaino, à l’occasion du procès en première instance : « On peut critiquer Dieu, mais pas un juge ? ». Formule là encore puissante, évocatrice, mais surtout vaine et creuse d’un point de vue juridique. En France, le blasphème n’existe pas, l’infraction d’outrage à magistrat, constituée par le terme de « déshonneur de la justice », si. Dans une République laïque, dont l’un des piliers est l’État de droit, l’injure à magistrat est réprimée car il est au cœur de la séparation des pouvoirs et de la régulation par le droit de la société. Comme est indigne l’expression « tous pourris » adressée aux politiques, est indigne l’expression « certains sont pervers et psychopathes » adressée à la magistrature.

Enfin, comment ne pas relever que M. Guaino, s’exprimant après l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris, doit être regardé comme visant non pas le juge Gentil, mais la formation collégiale de trois magistrats ayant rendu la décision d’appel. La collégialité a cette vertu de protéger les magistrats de toute attaque personnelle, de toute personnalisation de l’instance juridique. S’il nous faut suivre M. Guaino, alors nous devons postuler que les trois magistrats de la formation de jugement de la cour d’appel de Paris sont des pervers psychopathes, ivres de puissance… à moins qu’ils ne soient tous les trois membres du syndicat de la magistrature, complotant pour la chute politique des uns et des autres.

« Il faut supprimer, par référendum, le syndicalisme dans la magistrature »

Cette phrase, prononcée le 28 octobre 2015 sur une chaîne d’information continue, est en phase avec l’idée propagée par d’autres hommes ou femmes politiques, qui voient dans le syndicalisme une manifestation de partialité, au moins objective, d’apparence.

« Nous savons maintenant que la République et la démocratie sont otages du corporatisme judiciaire et du syndicalisme judiciaire », dit encore Henri Guaino.

Il est vrai que le caractère politique d’un syndicat dans la magistrature est source objective de doute, surtout quand, comme en 2012, le syndicat de la magistrature appelle à voter contre N. Sarkozy.

Mais à l’exception d’un syndicat, très minoritaire, s’affichant « à droite », reprenant le flambeau de l’ancienne APM présidée par Georges Fenech, les syndicats de magistrats des ordres judiciaire (principalement USM, très majoritaire, mais aussi FO/magistrats) et administratif (principalement USMA et SJA) n’apparaissent pas politisés. Ils réfléchissent sur la situation matérielle des juridictions, examinent les budgets, sont consultés sur les projets de réforme, sur les projets ou propositions de lois ayant une incidence sur l’organisation ou le fonctionnement des juridictions, sont représentés dans différentes instances, mais n’affichent aucune couleur politique.

À titre d’exemple, depuis 2010, le syndicat de la magistrature, qui attire toutes les critiques, recueille environ 20 à 25 % des suffrages exprimés à différentes élections, ce qui aboutit à un pourcentage de magistrats en activité membres du SM évalué environ à 10 %. Et il faudrait que cette fraction si faible du corps juridictionnel entache la réputation, la crédibilité, la légitimité, du corps tout entier ? Que chaque décision soit le reflet plus ou moins direct du Mur des cons ? D’un complot ?

Faut-il déduire de la condamnation de M. Guaino que les trois membres de la formation de jugement de la cour d’appel de Paris sont, si ce n’est pervers ou psychopathes, membres du syndicat de la magistrature ? Statistiquement, ce serait jouer de malchance…

De surcroît, M. Guaino n’ignore certainement pas que le syndicalisme est un droit fondamental pour toute profession, y compris l’armée. Tel est le sens de deux arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) le 2 octobre 2014 (Matelly et Adefdromil), qui s’étendent naturellement à la magistrature, pour laquelle le syndicalisme existe d’ailleurs déjà.

Est-ce pour éviter cet écueil, et encore, on ne voit pas comment, que cette proposition d’interdiction du syndicalisme s’accompagne de l’utilisation du référendum ? Quels dégâts dévastateurs pour la magistrature les arguments avancés en place publique, d’un niveau aussi bas que ceux déjà utilisés, avec des formules aussi puissantes et dangereuses qu’erronées, pourront causer ? Et tout cela, pour qu’in fine, la France soit condamnée par la CEDH pour violation de la liberté d’association, qui comporte celle de se syndiquer ?

Il est temps d’arrêter de souffler sur les braises de la haine, d’arrêter de se servir des médias et des réseaux sociaux pour miner chaque jour un peu plus la nécessaire légitimité dont doit bénéficier l’autorité juridictionnelle dans toute démocratie.