Lorsque Mansa Singh commença sa carrière « d’interprète judiciaire en langues » (pendjabi, hindi, ourdou), le 8 juin 1994, la profession n’était régie par aucun statut. Les anciens racontent qu’après avoir été requis par les services du ministère de la justice, ils passaient au guichet et se faisaient payer en liquide, et parfois même, dit-on, on les payait avec des espèces placées sous scellés. Cette époque est révolue : une loi du 23 décembre 1998 est intervenue pour encadrer l’activité, enrichie d’un décret édicté le 17 janvier 2000, entré en application le 1er août de la même année. Dès lors, les traducteurs-interprètes sont des « collaborateurs occasionnels du service public », les « COSP » (v. Dalloz actualité, 6 oct. 2014, La Chancellerie est-elle en règle avec le Trésor et l’URSSAF ?).
Pratiquant son métier avec sérieux et volontarisme, monsieur Singh est brinquebalé, au gré des réquisitions judiciaires, de commissariat en salles d’audience, de dépôts en geôles, jusqu’à ce qu’une maladie grave et chronique l’affecte : la tuberculose. Convaincu d’avoir été infecté au cours de ses missions (le dépôt du palais de justice de Paris, à cette époque déjà, était une infamie), il établit une déclaration de maladie professionnelle le 21 juillet 1999. Une décision du Tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) refuse pour de bon que sa maladie soit qualifiée ainsi le 17 décembre 2003 mais, avant cela, ce même TASS, dans un jugement du 4 avril 2001, constatait le lien de subordination « évident » de monsieur Singh à l’égard des autorités pour lesquelles il travaillait. Ce jugement dit également que monsieur Singh « était assujetti au régime général de la sécurité sociale pour l’activité d’interprète-traducteur qu’il l’a exercée à la demande des autorités judiciaires à partir de 1994 sur le fondement de l’article L. 311-2 du code de la sécurité sociale ».
Puisqu’il était désormais établi que l’activité exercée par monsieur Singh entrait bien dans les prévisions de l’article L. 311-2, celui-ci demanda l’exécution du jugement afin de bénéficier des prestations auxquelles il pouvait désormais officiellement et légitimement prétendre mais l’administration, dans sa proverbiale inertie, ne bougea pas. Monsieur Singh, procédurier acharné, engagea de multiples procédures, au prix de sa santé et des honoraires de ses avocats. Saisi, le tribunal administratif se déclara incompétent le 18 décembre 2005, renvoyant vers le TASS, qui s’était déjà prononcé en faveur de monsieur Singh. Qu’à cela ne tienne, monsieur Singh veut faire valoir ses droits de collaborateur occasionnel. Par ailleurs, son rattachement au régime général, compte tenu du plafonnement légal des heures de travail (35 heures), lui donne le droit de prétendre au paiement de ses très nombreuses heures supplémentaires, puisque monsieur Singh travaillait jusqu’à trois cents heures par mois. Réticente à l’idée de verser un tel pactole à son collaborateur, et surtout, redoutant que les confrères de monsieur Singh viennent réclamer leur dû, l’administration construit le raisonnement suivant : si monsieur Singh n’a aucune activité par ailleurs, alors il ne peut avoir le statut de collaborateur occasionnel. Il est un travailleur indépendant, à son compte, et doit cotiser à l’URSSAF.
Au grand dam de monsieur Singh, c’est le raisonnement qu’adopte le TASS dans une décision du 25 juillet 2014. Les juges écrivent que, pour bénéficier du statut de collaborateur occasionnel, la personne doit exercer son activité « soit à titre exclusif mais de façon discontinue, ponctuelle, irrégulière ; soit de manière accessoire à une activité principale ». Monsieur Singh n’apporte aucune de ces preuves : il est débouté.
Autant dire que, le vendredi 15 mars 2019, dans une petite salle perchée dans les hauteurs de la cour d’appel de paris, monsieur Mansa Singh, 59 ans, malade et sans activité depuis 2015, en a gros sur la patate. Soutenu par une dizaine de traducteurs-interprètes constitués en association et représenté par un nouvel avocat, Me Simon Paëz, monsieur Singh, après un long calcul, estime que l’État lui doit la somme de 5,5 millions d’euros, environ. Me Paëz applique le code du travail (application contestée par la CPAM et l’agent judiciaire de l’État) car le tribunal administratif s’étant déclaré incompétent, son client ne peut, dans cette logique, relever des dispositions applicables aux agents publics, il est donc salarié. Cette somme totalise les heures supplémentaires non payées, les indemnités de licenciement, les dommages et intérêts résultant du travail dissimulé, et, surtout, les cotisations non payées, notamment les trois cent douze mois de cotisations pour faire valoir ses droits à la retraite. En clair, les sommes demandées par monsieur Singh seront reversées en grande partie aux caisses de retraite et de sécurité sociale, afin que, désormais, en fin de carrière et toujours malade, monsieur Singh puisse bénéficier des prestations pour lesquelles il aura – rétroactivement – cotisé (comme l’exige la loi). « Les sommes demandées peuvent paraître excessives, elles sont l’application pure et simple du droit », a plaidé Me Paëz.
Dans sa plaidoirie, l’avocat a dénoncé devant la cour une situation ubuesque, la non-exécution d’un jugement ainsi que le non-respect de l’autorité de la chose jugée, puisqu’un tribunal s’est autorisé à trancher au fond un litige qu’il avait déjà tranché treize ans auparavant, ayant affirmé clairement, dans son dispositif, que monsieur Singh était rattaché au régime général. Il écarte ainsi l’argument de la prescription quadriennal (avancé par l’avocate de l’agent judiciaire de l’État), qui considérait comme prescrites toutes les créances d’avant 2009 (car la procédure en cours fut déclenchée par une saisine du 18 mars 2013). Or, en 2013, la saisine du tribunal a pour objet l’exécution du jugement du 4 avril 2001, jugement qui portait sur une période remontant à 1994. C’est donc bien la période 1994-2015 (année où monsieur Singh, à qui les autorités ont cessé de recourir, mit un terme à son activité) qui est concernée.