On arrive sur la plaine de Thingvellir1 avec la double et agréable impression d’être envahi tout autant par l’histoire que par la géographie. L’environnement, comme le passé, jaillissent et saisissent le spectateur, dans ce site grandiose, un véritable condensé naturel d’Islande qui fut également le théâtre des grands moments politiques et juridiques de cette île fascinante. D’ailleurs, tout jaillit à Thingvellir : pierres de lave, failles, lac aux eaux limpides, étendues gigantesques. C’est là, non loin de Reykjavik, que s’assemblèrent les premiers chefs des fermiers nordiques installés dès la fin du IXe siècle pour discuter des affaires du pays au cours de cette réunion fameuse qu’était l’Althing. C’est là, dans cette plaine majestueuse stoppée net par d’imposants murs de roches volcaniques, que de nombreuses pages de l’histoire juridique de l’île de glace se sont écrit, depuis 930.
Plus d’un millénaire plus tard, on pénètre dans le bâtiment du parlement islandais avec le sentiment, cette fois-ci, d’une curieuse intimité politique. La grandeur du paysage a cédé la place à un bâtiment d’une très élégante austérité, conférant aux lieux la charmante confidentialité d’une atmosphère feutrée. Dans cette belle bâtisse, l’Althingi, édifiée à la fin du XIXe siècle, les parlementaires islandais se réunissent pour débattre et voter. De la plaine entourée de champs de lave aux murs de basalte taillée, l’histoire politique et juridique de l’Islande s’est façonnée dans ces deux lieux hautement symboliques. Le droit, dans l’île, s’est édicté en ces endroits, et il continue aujourd’hui d’être élaboré et pensé dans le centre de Reykjavik. Entre l’Althing et l’Althingi, emblématiques de la construction de la nation islandaise, au cœur de cette « géographie de feu et de glace »2, une remarquable continuité s’impose en dépit des années passées.
Althing (et faille de l’Almannagjá)
Althingi (Alþingishúsið)
Le lieu de Thingvellir dégage quelque chose de curieux. Cette magie de l’endroit, la majesté qui s’en dégage aujourd’hui, en dépit de l’affluence touristique considérable, ne manque pas de laisser rêveur lorsque l’on s’imagine qu’une activité politique s’y était mise en place un millénaire plus tôt. Le principe délibératif pouvait pleinement s’épanouir au naturel, dans ce cadre impressionnant. C’est peut-être Xavier Marmier (1808-1892), voyageur féru des pays nordiques, qui en donne l’une des plus belles descriptions, en langue française, au XIXe siècle. Plus généralement, Marmier le rappelle, « tout ce qu’il y a de grave et de poétique dans ces diverses contrées de l’Islande, s’accroît encore si l’on y passe avec les divers souvenirs historiques qui s’y rattachent ; car chacune de ces baies, de ces vallées, de ces montagnes, a sa place marquée dans les anciennes sagas, ou dans les annales modernes »3.
Pour le site de Thingvellir, sa particularité est décrite avec beaucoup de romantisme dont bien peu diffère de la physionomie actuelle. « C’est dans le fond d’une coulée de lave, écrit Marmier, entre les masses gigantesques de rochers que se tenaient les séances de l’Althing ». Et « à voir ce vallon étroit, isolé au milieu des montagnes, resserré par ces lourdes murailles de pierre, on dirait que la nature avait disposé ce lieu exprès pour les orageuses assemblées d’un peuple de pirates et de guerriers »4. Et sans doute, oui, « le soir, quand tout ce paysage est éclairé par les doux reflets d’une lumière argentée, quand tout est calme, et qu’on entend que la chute de l’eau, et le léger frôlement de quelques touffes de mousses chassées par le vent, c’est l’un des lieux les plus romantiques qu’il soit possible de voir, et si, au milieu de cette solitude profonde, on se représente les grandes réunions d’autres fois, les tentes blanches dressées dans ce vallon, les juges assis sur les blocs de lave, les chefs de chaque cohorte marchant sous leur bannière, et le peuple dispersé à travers les rochers, je ne sache de tableau plus digne d’occuper le pinceau du peintre, et la plume de l’historien et du romancier »5.
Plaine de Thingvellir
Le même sentiment de romantisme se dévoile de nos jours sur les lieux, pourvu que l’on s’y rende assez tôt, évitant ainsi la foule contemporaine. L’accès par la route provenant de Reykjavik donne directement sur le promontoire surplombant l’ensemble de la plaine en contrebas. Le site, au sens littéral de ces termes, est tout à la fois volcanique et tectonique. Volcanique, il est entouré de champs de lave. Tectonique, car il se situe en plein dans un fossé d’effondrement entre les plaques nord-américaine et eurasienne. Sans entrer dans des considérations géologiques qui éloignent sans doute du sujet – quoi que la disposition revêt ici un sens –, le fossé se matérialise par une vaste plaine traversée, de plusieurs parts, par d’impressionnantes failles, taillées dans une roche volcanique qui donne aux bordures de l’Althing l’allure d’un relief accidenté. La plus célèbre d’entre elle, l’Almannagjá occupe la majeure partie des lieux. C’est dans son environnement que l’assemblée se réunissait. La voix portait mieux parce qu’elle était amplifiée par les murs naturels que constituaient les parois de la faille. Assurément, voilà un bel exemple d’« espace public à ciel ouvert »6.
Précisément qu’y faisait-on dans cette enceinte, dès le début du Xe siècle ? En quoi consistait, pour reprendre l’expression de Marmier, ces « grandes réunions d’autrefois » ? Bien souvent l’actuel Althinghi est présenté comme le plus vieux parlement du monde. On sait à présent que l’affirmation mérite d’être nuancée. En 930, il ne saurait évidemment être question d’un parlement au sens contemporain, c’est-à-dire comme un lieu d’espace démocratique au sein duquel s’exprime les différentes sensibilités contemporaines. Comme l’explique fort bien Régis Boyer, spécialiste de l’étude des sagas islandaises, lorsqu’il propose de revenir sur quelques mythes – et erreurs – de la perception actuelle des vikings, « de gouvernement ou pouvoir du peuple, de « démocratie », il n’est simplement pas question » et « surtout le petit peuple, une fois encore, n’y avait simplement pas la parole si tant est qu’il n’y ait jamais participé »7.
Du reste, ce qui le rapproche de la notion de Parlement, c’est plutôt l’expression d’un principe délibératif qui s’est développé dans la plaine de Thingvellir, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une enceinte dans laquelle échangent les grands du pays autour de questions fondamentales d’intérêt commun. Pour cette raison, l’assemblée de l’Althingi tient plutôt d’une assemblée de seigneurs, au sein de laquelle était toutefois respectée une égalité de parole. Et dans cet amphithéâtre naturel, peu de temps après l’établissement des premiers arrivants sur le sol islandais, les goðar, sorte de chefs de clans, s’y rendent pour discuter et adopter les décisions les plus importantes, comme celle de se convertir au christianisme en l’an mil. Les participants s’y réunissent environ deux semaines chaque année, dans le courant de l’été, sans doute à l’époque précise où les jours étaient particulièrement longs. « Pendant deux semaines, les ravins et les champs de lave devenaient capitale nationale »8. Le conseil de la loi se réunissait sur la montagne de la loi, la Lögrétta où l’on débattait des questions juridiques et, bien sûr, l’Althing était publique. À la faveur d’une plus grande facilité dans le voyage, les sessions devenaient de plus en plus nombreuses, chaque goði venant sans doute y assister avec ses gens.
L’Althing a connu nombre d’événements au cours de l’histoire, allant, pendant un temps, jusqu’à sa suppression, et suivant ainsi les évolutions politiques de l’île entre domination norvégienne et danoise. Mais le lieu est resté symbolique, en Islande, pour le droit et la justice. Naturellement, le cœur politique s’est depuis déplacé à Reykjavik, mais l’idéal islandais se confond toujours avec cette plaine ancestrale et romantique et elle demeure associée à certaines des grandes pages de son histoire, dont la fondation de la République d’Islande en 1944. Thingvellir fait partie du patrimoine juridique et politique des Islandais, sans doute également de leur patrimoine de cœur.