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« Ce n’est pas parce que vous allez faire votre travail, vous les jurés, que vous allez manquer d’humanité »

Laurence Nait Kaoudjt a été condamnée, hier soir, par la cour d’assises d’Ille-et-Vilaine, à cinq ans de prison avec sursis pour le meurtre de sa fille Méline.

par Marine Babonneaule 16 septembre 2015

« J’aurais mieux fait de mourir, vous n’avez rien compris, j’aurais mieux fait de mourir ! Ce sera votre conscience, c’est terrible de vivre ça, je vous regarde dans les yeux, vous devriez avoir honte ! », s’est écriée Laurence Nait Kaoudjt à l’énoncé du verdict de la cour d’assises. Cinq ans de prison avec sursis pour le meurtre de sa fille handicapée. « Arrête. Tais-toi, Laurence », lui ordonne sa mère depuis la salle d’audience. L’accusée continue, son avocat ne l’arrête pas. « Il n’y aura pas appel. Si eux n’ont pas compris, personne ne comprendra. C’est eux qui m’ont jugée en leur âme et conscience. Merci, merci ». Laurence Nait Kaoudjt sort de la salle. « Il y a des soirs où l’on a envie de raccrocher sa robe. Cette cour n’a pas de cœur », a lancé Éric Dupond-Moretti qui avait plaidé plus tôt l’acquittement de sa cliente « au bénéfice du cœur ».

Laurence Nait Kaoudjt pouvait-elle réellement espérer un acquittement ? Interrogée le matin par le président Philippe Dary, elle a raconté. « J’étais épuisée, je ne voyais plus d’issue heureuse pour ma fille (…) L’accueil de ma fille dans un centre, l’opération de la colonne vertébrale à venir me traumatisait (…) Je ne supportais pas qu’elle souffre, qu’on puisse lui faire du mal (…) C’est dans ce contexte que m’est venue la décision de partir, pas de mourir, avec ma fille. Je serai toujours avec ma fille, jamais sans elle (…) C’était une petite moi, un prolongement de moi ». Comme la veille (V. Dalloz actualité, 14 sept. 2015, obs. M. Babonneau isset(node/174407) ? node/174407 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>174407), elle a beaucoup pleuré. Elle annonce alors à Méline sa décision. Méline, l’enfant atteinte d’une atrophie du cerveau, souffrant d’une scoliose invalidante, muette, la regarde « émerveillée ». « J’ai donné la vie à mon enfant, je lui ai repris », lance-t-elle. Méline est morte. Pas sa mère dont le suicide a échoué. « Mais vous savez ce qu’a été ma vie sans ma fille depuis cinq ans ? Aujourd’hui, j’ai peut-être quelque chose à dire, dire le drame des parents d’enfants handicapés. On dit que nous sommes entourés. Mais entourés par qui ? Un médecin ? Un centre ? Non, vous êtes seul avec le handicap de votre enfant que vous aimez plus que tout au monde. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est ! ». Elle le répète, personne ne peut se mettre à sa place. Le président lui demande tout de même si elle comprend, aujourd’hui, le rôle de la cour d’assises. « Bien sûr. Parce que je suis en vie. Si j’étais partie, on aurait parlé de désespérance, on aurait dit « cette pauvre femme était seule » ». Le « geste d’amour » a été plus fort que tout.

La solitude, le désespoir, la douleur, le meurtre d’un enfant. Comment requérir justement ? Dans l’après-midi, l’avocat général, Yann Le Bris a évoqué « son malaise » dans cette affaire qui a été « abordée sous l’angle du drame plutôt que sous l’aspect criminologique. Oui, il est là, le malaise. On aborde les choses de manière biaisée. Moi, comme d’autres, j’ai cette chance de ne pas avoir un enfant handicapé et pourtant je m’inquiète de tout, de rien. Alors quand on a cette inquiétude, dans l’acte de juger, on a un devoir, faire preuve d’empathie ». Mais pour le magistrat, impossible de se mettre à la place de Laurence Nait Kaoudjt, à la place de « sa douleur ». « Je peux imaginer ce qu’elle a vécu mais je ne peux pas le vivre ». Alors, en s’adressant aux jurés, Yann Le Bris demande : « Etes-vous légitime pour juger de ce qui s’est passé puisque vous ne pouvez pas vous mettre à la place de l’accusée ? Ce que l’accusée vous demande, c’est de dire qu’elle doit être jugée mais que ce qu’elle a fait est juste car elle était sous la contrainte ». Non. La victime, ce n’est pas elle. « La vraie victime n’est pas là, ni physiquement ni symboliquement. Méline, on en a peu parlé. Elle n’est pas représentée, ici. Elle n’est personne. Elle est tellement absente que certains experts ont parlé d’elle comme d’une coquille vide. On est au-delà de l’absence, on est dans la négation ». Alors, quoi, faudrait-il passer à autre chose parce que la douleur de la mère est si réelle ? « Vous avez un devoir, celui de reprendre une logique pour sortir de ce malaise. Et la logique, c’est l’application de la loi (…) Et ce n’est pas parce que vous allez faire votre travail, vous les jurés, que vous allez manquer d’humanité ». Laurence Nait Kaoudjt a étranglé sa fille de 8 ans. « Elle est coupable » et elle est responsable pénalement. Aucune contrainte physique ou morale ne l’a forcée irrésistiblement à tuer sa fille, poursuit l’avocat général. « Dans la perception de sa réalité, elle se sentait obligée de commettre cet acte (…) N’avait-elle pas d’autres choix que d’étrangler cette petite fille ? Oui, je suis dans le référentiel commun de la société : on a toujours le choix de ne pas étrangler sa petite fille ! La contrainte de Laurence Nait Kaoudjt est une contrainte morale interne, qui n’est pas reconnue par la jurisprudence. On ne peut accepter que chacun fixe ses propres règles (…) Juridiquement, ce serait un non-sens de ne pas la déclarer la coupable ». Méline est devenue réelle lorsque la cour a diffusé ses photos. Des sourires sur tous les clichés. Et puis le cadavre de la petite, allongée sur le lit, les bras croisés par sa mère. « On n’est pas propriétaire de cet enfant, il a sa propre humanité. Si vous dites « elle n’est pas coupable », vous niez son humanité, c’est comme dire qu’un enfant handicapé n’est pas un enfant comme les autres. Et si je ne vous le dis pas, moi, qui va vous le dire ? ». L’avocat général requiert une « peine qui a un sens », en raison des circonstances, de cinq années de prison avec sursis.

Face à cette rationalité humaine, Éric Dupond-Moretti oppose l’horreur d’une vie, la misère d’une réalité, la violence d’un handicap sans rémission. Le tiraillement des assises. « Les mots me manquent. (…) Les mots sont ici un redoutable piège (…) Cette petite, ce petit corps au service d’un cerveau dégradé, c’est un corset, c’est un gémissement continu d’autant plus insupportable que la mère n’en connait pas la cause. Elle donnerait sa vie pour que ça s’arrête. Nier l’humanité des enfants handicapés, c’est de l’eugénisme. Ce n’est pas ça ! Je ne peux pas vous convaincre si vous ne l’êtes pas déjà. Il y a des choses qui s’imposent comme une évidence », estime l’avocat. Il parle plus fort et regarde l’avocat général. « Elle a vécu 8 ans cette situation et nous, avec notre arrogance, nous avons l’idée qu’on pourrait connaître sa situation ? Mais connaître quoi ? Juger, dit-on, c’est comprendre ? Mais c’est comprendre quoi et jusqu’où ? ». Qui comprendra jamais « l’irrémédiable réalité qui ne s’arrangera jamais ». Oui, Laurence Nait Kaoudjt a tué « mais elle n’est pas une meurtrière ». C’est que cette mère et cette fille « ne faisaient qu’un, c’était une peau pour deux (…) Et qu’est-ce qu’elle a eu raison, Laurence, de vous dire que si elle était morte avec sa fille, on aurait parlé de désespérance et de solitude. Qu’est-ce donc la raison sans le cœur ? (…) Je vous demande un acquittement au bénéfice du cœur. Les avocats sont des mendiants, des mendiants d’honneur car des mendiants pour les autres. Je vous supplie de l’acquitter ». Sur les marches du parlement de Rennes, la maman de Laurence l’attend pour retourner à Saint-Malo. « Ca faisait trop longtemps qu’elle attendait son procès ».