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Coronavirus et personnes privées de liberté : un appel pour une amnistie immédiate

Dans une lettre ouverte aux président.e.s de la Commission européenne, du Conseil européen et du Parlement européen du 17 avril dernier, des juristes de nombreux États membres demandent une amnistie immédiate pour les personnes privées de liberté les plus vulnérables ainsi qu’un recours accru aux mesures alternatives à la détention.

par Charlotte Collinle 4 mai 2020

Parmi les signataires de cet appel, pour n’en citer que quelques-un.e.s : Jean-Marie Delarue, ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté ; Vincent Delbos, magistrat, ancien membre du Mécanisme national de prévention ; Mairead Corrigan Maguire, prix Nobel de la paix de 1976 ; Jean-Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l’homme ; Bruno Cotte, ancien président de chambre à la Cour pénale internationale ; Alvares Gil Robles, premier commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe ; Pascal Lamy, ancien commissaire européen ; Nils Muiznieks, ancien commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe ; Françoise Tulkens, ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme ou encore Mireille Delmas-Marty, professeure honoraire au Collège de France et membre de l’Académie des sciences morales et politiques. L’appel est donc lancé par des personnalités éminentes du monde juridique des États membres, des juridictions internationales et régionales, voire d’institutions comme le Conseil de l’Europe, la Commission ou le Parlement européen. Leur point commun : tous et toutes s’inquiètent des conditions de détentions des personnes privées de liberté et de rétentions des demandeurs d’asile.

Des inquiétudes partagées quant aux conditions sanitaires des prisons et des centres de rétention

L’appel s’inscrit dans un contexte de vives critiques à l’égard des États membres, notamment à l’égard des autorités françaises, de la part de multiples organisations non gouvernementales, comme la Ligue des droits de l’homme, ou d’institutions de contrôle, comme le Défenseur des droits ou encore le Contrôleur des lieux de privation de liberté. En France, en effet, les recours se multiplient pour demander la réduction de la population carcérale, l’amélioration des conditions sanitaires dans les centres de rétention et les prisons ou encore la limitation des prolongations des détentions provisoires. Or à ce jour, seules 9 000 personnes ont été libérées en application de l’ordonnance du 25 mars 2020. Du côté des centres de rétention, consécutivement aux contrôles réalisés dans les centres de Paris-Vincennes et du Mesnil-Amelot, le Contrôleur général des lieux de privations de liberté a saisi le 20 avril le ministre de l’intérieur afin de lui faire état du risque sanitaire significatif pesant sur les personnes retenues et sur les fonctionnaires assurant leur prise en charge. Le Défenseur des droits a par ailleurs recommandé la fermeture de tous les centres de rétention encore en activité ainsi que la libération de tous les étrangers actuellement retenus (décis. n° 2020-96, 17 avr. 2020). Pour l’instant, seul le centre de Vincennes a été fermé à l’issue d’une procédure de référé-liberté (TA Paris, ord., 15 avr. 2020, n° 20062879, Dalloz actualité, 22 avr. 2020, obs. J.-M. Pastor). Il y a quelques jours, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a par ailleurs enjoint le rétablissement du dispositif d’enregistrement des demandes d’asile en Île-de-France (TA Paris, ord., 21 avr. 2020, n° 2006359, Dalloz actualité, 24 avr. 2020, obs. C. Castielle).

Un appel à une amnistie immédiate pour les personnes vulnérables et au recours accru aux mesures alternatives à la détention

Selon les signataires de l’appel, les craintes relatives aux conditions sanitaires durant la pandémie pèsent sur les « personnes privées de liberté comme [sur] ceux qui en ont la charge ». Pour y remédier, ils expliquent que « parmi les réponses possibles à une telle situation, en particulier dans les lieux de captivité, la première urgence serait de décréter, en raison de l’urgence sanitaire, une amnistie immédiate, responsable et solidaire, pour protéger, parmi celles et ceux qui sont privés de leur liberté, les plus vulnérables, notamment les femmes enceintes, les plus âgés, les enfants, les handicapés, etc. En outre, de manière concertée, des solutions massives d’alternatives à la privation de liberté doivent être mises en place. De telles solutions ont été mises en œuvre dans d’autres parties du monde ».

La formule est donc large. La catégorie des « personnes vulnérables » n’est pas précisée. La notion de « privation de liberté » ou de « lieu de captivité » apparaît également pour le moins englobante et il n’est pas expliqué si un tel appel touche les personnes poursuivies, les personnes condamnées ou les deux.

Un appel aux institutions de l’Union européenne

Pourquoi avoir adressé un tel appel aux institutions européennes ? La démarche peut surprendre puisque la gestion des conditions carcérales relève principalement de la responsabilité des États membres. Toutefois, ces questions peuvent, dans certains cas, être traitées par l’Union. Telle est du moins la position adoptée par la Commission européenne dans son livre vert de 2017 (Commission européenne, Renforcer la confiance mutuelle dans l’espace judiciaire européen. Livre vert sur l’application de la législation de l’UE en matière de justice pénale dans le domaine de la détention, COM[2011]327) ainsi que du Parlement européen (v. par ex. la résolution sur les systèmes pénitentiaires et les conditions dans les prisions, 6 oct. 2017, n° 2015/2062[INI], JOUE C 346/94, 27 sept. 2018, qui considère spéc. « que les conditions de détention et la gestion des prisons relèvent de la responsabilité des États membres, mais que l’Union a également un rôle nécessaire à jouer dans la sauvegarde des droits fondamentaux des détenus et dans la création de l’espace européen de liberté, de sécurité et de justice ; considérant qu’il revient à l’Union européenne d’encourager l’échange de bonnes pratiques entre les États membres face à des problèmes communs qui soulèvent de réels enjeux sécuritaires sur le territoire européen ; résolution 25 nov. 2009 sur le programme de Stockholm [P7_TA(2009)0090] ; résolution du 15 déc. 2011 sur les conditions de détention dans l’Union [2011/2897(RSP)] ; du 27 févr. 2014 contenant des recommandations à la Commission sur la révision du mandat d’arrêt européen [2013/2109(INL)] ; du 2 avr. 2014 sur l’examen à mi-parcours du programme de Stockholm [2013/2024(INI)]).

Les signataires de l’appel ajoutent par ailleurs qu’ils invitent « instamment à demander dans les plus brefs délais aux États membres de décider selon le droit en vigueur de larges mesures d’amnistie dont les principes, définis en commun dans l’Union européenne, reposeront sur nos valeurs communes, et en premier lieu la Charte des droits fondamentaux qui, dans son article premier, proclame que « la dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée ». Ainsi, très concrètement, l’appel semble espérer aboutir à la formulation de résolutions et recommandations par les institutions de l’Union à l’adresse des États membres.

Un appel fondé sur l’inviolabilité du principe de dignité humaine

L’appel se fonde en particulier sur l’article premier de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui prévoit l’inviolabilité de la dignité humaine. Il n’existe en effet pas de disposition plus spécifique qui permettrait aux signataires, ou aux institutions de l’Union, de renforcer un tel fondement juridique. Les détenus ou les personnes en centre de rétention ne sont pas directement protégés par les dispositions de la Charte, et c’est donc par le biais des dispositions générales que les personnes privées de liberté peuvent se prévaloir d’une protection. Il est en revanche possible raisonner par analogie avec le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme (à laquelle les États n’ont pas entendu déroger à la suite du coronavirus : v. Dalloz actualité, 17 avr. 2020, obs. O. Baillet). La Cour européenne des droits de l’homme a en effet abandonné dans un arrêt du 21 février 1975 la théorie des limitations implicites inhérentes à la privation de liberté (CEDH 21 févr. 1975, Golder c. Royaume-Uni, req. n° 4451/70). La Cour a par ailleurs depuis affirmé que « la justice ne saurait s’arrêter à la porte des prisons » (CEDH 28 juin 1984, Campbell et Fell c. Royaume-Uni, req. nos 7819/77 et 7878/77). Le Comité européen pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe a d’ailleurs adopté le 20 mars, dès le début de l’épidémie, une déclaration de principes relative au traitement des personnes privées de liberté dans le contexte du coronavirus (v. Dalloz actualité, 27 mars 2020, obs. C. Collin). Or, si celle-ci énonce que « des efforts concertés devraient être mis en œuvre par toutes les autorités compétentes pour recourir à des mesures de substitution à la privation de liberté. Une telle approche s’impose, en particulier dans les situations de surpopulation. En outre, les autorités devraient recourir davantage aux alternatives à la détention provisoire, aux peines de substitution, à la libération anticipée et à la mise à l’épreuve ; réévaluer la nécessité de poursuivre le placement non volontaire des patients psychiatriques ; libérer les résidents des foyers sociaux ou leur assurer une prise en charge dans la collectivité, dans la mesure du possible ; et s’abstenir, dans toute la mesure du possible, de détenir des migrants », elle ne va pas toutefois pas jusqu’à demander l’amnistie des personnes privées de liberté, même lorsqu’elles sont vulnérables.

Pour l’instant, les institutions européennes sont restées silencieuses à cet appel. L’espoir est permis mais il semble peu probable, alors que l’Union se heurte dans la période actuelle à la volonté de ses États membres de protéger leur souveraineté nationale, qu’une telle démarche soit couronnée de succès.