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Régime disciplinaire des magistrats et protection juridictionnelle effective devant la CJUE

Par un arrêt du 26 mars 2020, la grande chambre de la Cour de justice a rejeté comme irrecevables des questions préjudicielles provenant de juridictions polonaises qui craignaient que le nouveau régime disciplinaire polonais ne soit employé par le gouvernement afin d’exercer des pressions politiques à leur encontre. D’une portée limitée, cet arrêt ne signifie ni que de telles réformes sont compatibles avec le droit de l’Union, ni qu’un futur renvoi à leur sujet ne soit déclaré recevable.

par Olivier Bailletle 20 avril 2020

La situation de l’État de droit en Pologne mobilise depuis longtemps déjà les institutions de l’Union. Le 20 décembre 2017, la Commission européenne avait enclenché pour la première fois la procédure établie par l’article 7 du Traité sur l’Union européenne (TUE). La Cour de justice connaît également un contentieux croissant à ce sujet. En 2019, elle a rendu deux arrêts constatant des manquements de l’État polonais en raison des mesures d’abaissement d’âge de départ à la retraite, d’abord pour les juges de la Cour suprême puis pour ceux des juridictions ordinaires. Le 19 novembre 2019, elle a également jugé dans un arrêt sur renvoi préjudiciel que le droit de l’Union imposait de laisser inappliquée une disposition nationale octroyant compétence à un organe juridictionnel qui ne satisfait pas aux critères d’indépendance et d’impartialité. Cette obligation est opposable à toutes les juridictions des États membres de l’Union. Sans empêcher une juridiction nationale de solliciter à nouveau la Cour, l’interprétation dégagée par celle-ci dans ses arrêts sur renvoi préjudiciels s’impose à l’ensemble des juridictions nationales puisqu’elle « éclaire et précise, lorsque besoin en est , la signification et la portée de cette règle , telle qu’elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis le moment de sa mise en vigueur » (par ex., CJCE 27 mars 1980, Denkavit italiana, aff. C-61/79, pt 16).

Dans le cadre de cet arrêt du 26 mars 2020, deux juridictions polonaises avaient saisi la Cour d’une question préjudicielle portant sur l’interprétation de l’article 19, § 1, TUE. Elles souhaitaient savoir si celui-ci s’opposait à l’application des dispositions ayant réformé le régime et les procédures disciplinaires applicables aux magistrats. Le ministre de la justice dispose en vertu de celui-ci de la faculté de solliciter des poursuites et de s’opposer à la décision de ne pas poursuivre. Par ailleurs, l’ensemble du contentieux disciplinaire est exclusivement attribué à une nouvelle chambre au sein de la Cour suprême. Les membres de cette chambre sont tous nommés par le Conseil national de la magistrature, composé de magistrats qui sont eux-mêmes élus par le parlement polonais. Les deux juridictions demandaient à la Cour de justice de déterminer si l’article 19, § 1, TUE faisait « obstacle à des dispositions qui augmentent considérablement le risque d’atteinte à la garantie d’une procédure disciplinaire indépendante à l’égard des juges en Pologne », en raison notamment du « risque d’exploitation » de ce régime à des fins politiques ainsi que de la possibilité d’utiliser des éléments de preuve obtenus par voie délictueuse.

La Cour de justice, siégeant en grande chambre, a estimé qu’elle était compétente pour connaître de ces questions dans la mesure où elles relevaient, contrairement aux allégations des autorités et du gouvernement polonais, du champ d’application de l’article 19, § 1. Elle les a cependant jugées irrecevables en raison de leur caractère « général ».

L’applicabilité large de l’article 19, § 1, TUE réitérée : une protection autonome de la Charte des droits fondamentaux

L’article 19, § 1, TUE énonce que « [l]a Cour de justice de l’Union européenne comprend la Cour de justice, le Tribunal et des tribunaux spécialisés. Elle assure le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités ». Son second alinéa précise que « [l]es États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ». Le gouvernement polonais estimait que la Cour ne pouvait pas connaître des questions posées dans la mesure où les litiges au principal ne mettaient pas en jeu le droit de l’Union d’une part, et parce que l’organisation des juridictions nationales relevait de la compétence exclusive des États membres d’autre part.

Ces deux éléments ne sont pas remis en cause par la Cour. Les litiges au principal portaient l’un sur un différend budgétaire entre une collectivité locale et l’État polonais et l’autre sur des poursuites pénales engagées contre des individus pour « enlèvements avec privation de liberté dans le but d’obtenir un gain patrimonial ». Ils n’impliquaient aucune disposition du droit de l’Union ou une situation régie par lui.

Néanmoins, la Cour confirme ici que « les domaines couverts par le droit de l’Union » au sens du second alinéa de l’article 19, § 1, TUE emportent un champ d’application large et autonome. Cela emporte deux séries de conséquences. Négativement, d’abord : le champ d’application de l’article 19, § 1, TUE ne coïncide pas avec celui de la Charte des droits fondamentaux, comme l’avait déjà affirmé l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses (CJUE, gr. ch., 27 févr. 2018, aff. C-64/16, pt 29, RTD eur. 2019. 379, obs. F. Benoît-Rohmer ; ibid. 403, obs. F. Benoît-Rohmer ; ibid. 459, obs. L. Coutron ). Aux termes de son article 51, § 1, la Charte est applicable aux actes des États membres de l’Union « uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ». Ce critère est certes l’objet d’une interprétation large depuis l’arrêt Akerberg Fransson, puisqu’il suffit de caractériser une « situation régie par le droit de l’Union ». L’acte peut ainsi concerner la mise en œuvre de dérogations ou d’exceptions au droit de l’Union, une question purement procédurale préalable qui conditionne l’examen d’une question elle-même réglementée par le droit de l’Union, mais ce lien doit être établi. Aucun lien de cette nature n’existait en l’espèce : ni les dispositions en cause, ni en principal, ni les dispositions relatives au régime disciplinaire ne relevaient du champ d’application du droit de l’Union. Les litiges ne relevaient donc pas du champ d’application de la Charte, mais cela est indifférent au regard de l’article 19, § 1, TUE.

L’application large de l’article 19, § 1, TUE : une garantie inhérente à toute juridiction nationale susceptible de mettre en œuvre le droit de l’Union

Positivement, ensuite : le champ d’application de l’article 19, § 1, s’étend à « toute instance nationale susceptible de statuer, en tant que juridiction, sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union et relevant ainsi de domaines couverts par ce droit » (pt 34). En d’autres termes, il suffit que l’organe soit une juridiction au sens du droit de l’Union susceptible d’interpréter ou d’appliquer celui-ci, même s’il n’est pas en cause dans l’instance au principal. Cette solution s’explique par le contenu et l’objet des garanties de l’article 19, § 1. Toute juridiction chargée de mettre en œuvre le droit de l’Union doit satisfaire au critère d’une « protection juridictionnelle effective », laquelle doit être garantie en dehors comme lors de l’interprétation ou l’application du droit de l’Union.

L’exclusivité de la compétence étatique en matière d’organisation des juridictions nationales est elle aussi indifférente. Lorsqu’ils la mettent en œuvre, « les États membres sont tenus de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union et, en particulier, de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE » (pt 36). Cette solution non plus n’est pas nouvelle. Vis-à-vis d’abord de la jurisprudence relative à l’article 19, puisque la Cour l’avait déjà affirmé dans l’arrêt en manquement Commission c/ Pologne du 24 juin 2019 (CJUE 24 juin 2019, aff. C-619/18, AJDA 2019. 1641, chron. H. Cassagnabère, P. Bonneville, C. Gänser et S. Markarian ; D. 2019. 1337 ). Vis-à-vis de l’ordre juridique de l’Union en général ensuite, puisque cette obligation concerne toutes les situations dans lesquelles les États conservent une compétence. Aux termes d’une jurisprudence ancienne, « dans l’exercice de leurs compétences retenues, les États membres ne peuvent déroger aux obligations dérivant pour eux des traités européens que dans les conditions prévues aux traités eux-mêmes » (v. déjà CJCE 10 déc. 1969, Commission c/ France, aff. C-6/69 et 11/69). La Cour en conclut logiquement qu’elle est compétente, en l’espèce, pour « interpréter l’article 19, § 1, second alinéa, TUE ».

L’irrecevabilité de questions au caractère trop « général » : une portée limitée

Aux termes du deuxième alinéa de l’article 267 TFUE, lorsqu’une question qui porte sur l’interprétation des traités ou la validité ou l’interprétation des actes de l’Union « est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question ». En principe, il appartient donc à la juridiction nationale de déterminer si la réponse fournie par la Cour de justice est « nécessaire pour rendre son jugement », ce dont il découle une « présomption de pertinence » des questions préjudicielles. Néanmoins, la Cour peut refuser de statuer « s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation d’une règle de l’Union sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées » (pt 44).

L’avocat général avait conclu à l’irrecevabilité dans la mesure où les juridictions de renvoi n’avaient pas suffisamment fourni les éléments de droit ou de fait « sur le lien entre l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et les mesures polonaises en question » (pt 115). La Cour de justice a abouti à la même solution, mais au terme d’un raisonnement différent. Elle a expressément pris le contre-pied des préconisations de son avocat général, en jugeant que les juridictions polonaises avaient « satisfait aux exigences rappelées à l’article 94 du règlement de procédure de la Cour ». Elle a, pour sa part, estimé que c’est le « le lien de rattachement » entre l’article 19, § 1, TUE et les litiges au principal qui faisait défaut.

Ce lien n’existait pas au fond. Les litiges n’impliquaient l’application ni de l’article 19, § 1, TUE, ni d’une autre disposition ou règle du droit de l’Union (pt 49). La Cour de justice admet néanmoins que ce « lien » n’ait trait qu’à des questions préalables, par exemple de nature procédurale. C’est d’ailleurs sur ce fondement qu’elle avait accueilli les questions soulevées dans un précédent renvoi préjudiciel au sujet des réformes polonaises. Dans l’arrêt du 19 novembre 2019 (aff. C-585/18 et a.), la Cour était amenée à interpréter l’article 19, § 1, TUE au regard de l’abaissement immédiat de l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême polonaise et de l’octroi au chef de l’État de la faculté de prolonger le service des juges. Le contentieux y afférent avait été confié à une chambre disciplinaire de la Cour suprême dont les juridictions de renvoi doutaient qu’elle présente des garanties suffisantes. Au fond, le litige principal portait sur la mise à la retraite anticipée de juges en vertu des dispositions litigieuses. Or, ces dernières n’avaient pour objet ni la transposition ni l’application du droit de l’Union. Les juridictions de renvoi devaient néanmoins déterminer au préalable si la compétence de la chambre disciplinaire était compatible avec l’article 19, § 1, TUE, ce qui a suffi à rendre la question recevable. Au contraire, dans l’arrêt du 26 mars 2020, le lien entre le risque de poursuite disciplinaire et les litiges est jugé trop distant (pt 50 et 51). N’ayant pu identifier un lien ni de fond ni de nature procédurale, la Cour a rejeté comme étant irrecevables les questions posées en raison de leur caractère « général » (pt 53).

Cette irrecevabilité ne préjuge cependant pas de la question des éventuelles atteintes à l’indépendance des juges qui résulteraient de ce nouveau régime disciplinaire. La Cour a ainsi rappelé, avant de conclure à l’irrecevabilité, que la mission qui lui incombe devait « dans ce contexte, être distinguée selon qu’elle se trouve saisie d’un renvoi préjudiciel ou d’un recours en constatation de manquement ». Dans le second cas, elle « doit vérifier si la mesure ou la pratique nationale contestée par la Commission ou un autre État membre est, d’une manière générale et sans qu’il soit nécessaire qu’il existe un contentieux y relatif porté devant les juridictions nationales » (pt 47). En outre, le risque d’une incompatibilité, au fond, entre les mesures nationales litigieuses et le droit de l’Union n’est nullement écarté par cet arrêt, pas plus d’ailleurs que la possibilité qu’une question préjudicielle similaire soit déclarée recevable. Il suffira par exemple qu’elle soit posée par une juridiction saisie de mesures disciplinaires adoptées contre des juges polonais. La Cour a souligné, de manière surabondante, que le droit européen s’opposait à ce que de telles mesures soient adoptées à l’encontre de juridictions qui saisissent la Cour de questions préjudicielles. En l’espèce, des procédures d’enquête avaient été déclenchées puis clôturées avant que la Cour n’ait statué. Les renvois dont elle reste saisie lui fourniront sans doute l’occasion de revenir sur cet affaiblissement de l’État de droit en Pologne.