Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Interview

Regard français sur le premier contentieux constitutionnel climatique en Norvège

Du 4 au 12 novembre dernier, la Cour suprême de Norvège était saisie pour la première fois d’un contentieux climatique dans l’affaire Nature and Youth Norway and Föreningen Greenpeace Norden v. Ministry of Petroleum and Energy. Pour comprendre les enjeux de cette affaire, et ses similitudes avec les contentieux climatiques français, nous avons interrogé Antoine Le Dylio, avocat au barreau de Paris et ingénieur en environnement.

le 9 décembre 2020

La rédaction : L’affaire concerne la validité d’une décision du gouvernement norvégien qui avait octroyé, en août 2016, des licences de production de pétrole et de gaz dans les régions sud et sud-est de la mer de Barents. Quelles sont les prétentions des groupes environnementaux à l’encontre de cette décision ?

Antoine Le Dylio : Les associations affirment que l’exploitation de ces gisements méconnaît le droit à l’environnement prévu par l’article 112 de la Constitution norvégienne, qui fut adopté en 1992 sous l’influence du rapport Bruntland puis inséré en 2014 au sein du chapitre consacré aux droits de l’homme. Afin de promouvoir la pleine effectivité de ce droit, plusieurs structures de la société civile s’étaient réunies au sein de l’association « § 112 », qui a inspiré ce recours.

L’affaire a été portée devant le tribunal puis la cour d’appel d’Oslo, qui ont retenu une interprétation ambitieuse du droit à l’environnement. Les juges avaient néanmoins statué en faveur du gouvernement norvégien, d’où le recours devant la Cour suprême. Les associations espèrent que celle-ci confirmera la portée de l’article 112 et annulera la décision octroyant les permis pétroliers.

Les associations s’inspirent également de l’arrêt rendu par la cour d’appel de La Haye dans l’affaire Urgenda (v. Dalloz actualité, 29 janv. 2020, obs. C. Collin). Elles mobilisent ainsi la Convention européenne des droits de l’homme et invoquent la méconnaissance de l’article 2 sur le droit à la vie et de l’article 8 sur le droit au respect de la vie privée et familiale. S’inscrivant dans le droit fil de la jurisprudence européenne en matière environnementale, la cour d’appel d’Oslo avait écarté l’argument au motif que l’exploitation des gisements n’entraînerait pas de risque « réel et immédiat » de pertes humaines pour les habitants de la Norvège ni n’entretiendrait de « lien direct et immédiat » avec les atteintes alléguées à la vie privée et familiale. Il est intéressant de relever que la cour avait précisé que son appréciation pourrait être différente en cas de procès individuel, prenant l’exemple d’habitants de zones particulièrement exposées aux conséquences du dérèglement climatique.

Enfin, et de manière plus classique, les associations invoquent l’insuffisance de l’étude d’impact qui a précédé l’octroi des licences. Elles font notamment valoir que cette étude intègre uniquement les émissions de gaz à effet de serre (GES) liées aux activités d’exploration et de production, mais ne prend pas en compte les émissions dues à la combustion, qui représentent pourtant 95 % de l’ensemble.

La rédaction : Quels sont les enjeux de l’affaire devant la Cour suprême ?

Antoine Le Dylio : Il faut souligner que l’affaire est jugée en séance plénière, une formation réservée aux « cas extraordinaires », notamment en cas de conflits entre la décision attaquée et la Constitution, ou les conventions internationales auxquelles la Norvège est partie (conformément à l’art. 5, al. 4 et à l’art. 6, al. 2 du Domstolloven, loi relative à l’organisation judiciaire).

L’enjeu est de taille, à double titre : d’abord parce que la Cour suprême se prononcera pour la première fois sur le droit à l’environnement accordé par l’article 112 de la Constitution et la portée qu’elle lui attribuera pourra être mobilisée dans les recours ultérieurs.

Ensuite, parce que la Cour suprême va devoir juger si l’État norvégien peut poursuivre l’extension de l’exploitation pétrolière, malgré l’ampleur des émissions de GES que génère cette activité lucrative. Une question brûlante d’actualité puisqu’une semaine seulement après l’audience, le gouvernement a annoncé l’attribution prochaine de cent trente-six nouveaux blocs d’exploration dans la mer de Barents, poursuivant ainsi l’ouverture de zones d’exploitation dans des secteurs autrefois préservés.

Plus précisément, l’objectif poursuivi par les associations est d’abord la confirmation de la nature substantielle d’un droit à l’environnement directement opposable aux actes de l’administration, plutôt qu’un droit formel qui se bornerait à imposer à l’administration de prendre des mesures pour en assurer la mise en œuvre.

Le recours vise également à consacrer la position audacieuse de la cour d’appel d’Oslo, qui a jugé que les conséquences des émissions associées aux dix licences pétrolières ne peuvent être évaluées isolément mais doivent être appréciées dans leur contexte, en tenant compte des émissions générées par les autres secteurs d’activité, et, par ailleurs, qu’il fallait comptabiliser les émissions extraterritoriales causées par la combustion du pétrole et du gaz, dans la mesure où elles sont de loin les plus importantes (95 % des émissions totales).

En revanche, les associations espèrent que la Cour suprême élargira le périmètre géographique retenu pour évaluer la gravité du dommage environnemental causé par l’activité pétrolière. La cour d’appel d’Oslo n’avait en effet accepté de prendre en compte que les effets causés sur le territoire national, malgré le caractère diffus des émissions de GES. Une solution d’autant plus étonnante qu’un rapport a récemment révélé qu’entre 1971 et 2017, la température moyenne avait augmenté de 4,0 °C en Norvège, contre « seulement » 0,87 °C supplémentaire en moyenne dans le reste du monde sur la même période (Norvegian Centre for Climate, Climate in Svalbard 2100 – a knowledge base for climate adaptation, 2019).

Enfin, les associations espèrent que la Cour suprême tranchera en faveur d’un contrôle renforcé des mesures adoptées par le gouvernement pour atteindre les objectifs climatiques. La cour d’appel d’Oslo avait considéré qu’il était loisible au gouvernement de privilégier les énergies fossiles, sous réserve d’opérer des réductions d’émissions dans d’autres secteurs. Les associations ne remettent pas en cause le pouvoir discrétionnaire du pouvoir exécutif quant au choix des mesures, mais elles demandent au juge d’apprécier si ces mesures peuvent permettre de réduire suffisamment les émissions. C’est donc l’adéquation des mesures envisagées qui est contestée, comme dans l’affaire Grande-Synthe (v. Dalloz actualité, 27 nov. 2020, obs. C. Collin).

La décision de la Cour suprême a été mise en délibéré et devrait intervenir sous quelques semaines.

La rédaction : Quelles sont les spécificités ou au contraire les similitudes avec d’autres contentieux climatiques, comme l’affaire Urgenda ou le contentieux en cours devant les juridictions françaises, porté notamment par la commune de Grande-Synthe ?

Antoine Le Dylio : Dans ces trois affaires, le juge rejoint le consensus scientifique sur la réalité du dérèglement climatique et l’urgence de réduire les émissions de GES à l’échelon mondial.

Première différence, les éléments portés à la censure du juge ne sont pas de même nature : les affaires Urgenda et Grande-Synthe ont trait aux objectifs climatiques nationaux, tandis que l’affaire norvégienne interroge l’adéquation à ces objectifs d’une décision qui autorise des projets fortement émetteurs de GES. L’affaire néerlandaise concerne la suffisance des objectifs nationaux au regard des connaissances scientifiques, alors que l’affaire française devra statuer sur la compatibilité des mesures prévues par l’État avec la trajectoire de réduction des émissions fixée en vue d’atteindre les objectifs. Une question centrale dans chacune de ces affaires est donc celle du seuil en deçà duquel les émissions d’un État ou d’un projet sont jugées compatibles avec le respect du droit à l’environnement.

En matière climatique, le droit à l’environnement est indissociablement lié aux droits des générations futures : à cet égard, conscient de l’inertie des phénomènes climatiques et de la durée de vie des GES accumulés dans l’atmosphère, le juge accepte d’actionner son contrôle de manière anticipée. Ainsi, la cour d’appel d’Oslo estime qu’elle peut évaluer la gravité d’un dommage environnemental causé par l’exploitation pétrolière prévue pour 2035 sans qu’il soit nécessaire d’attendre que ce dommage soit déjà survenu. Dans la même optique, le rapporteur public souligne, dans l’affaire Grande-Synthe, l’importance « de pouvoir contrôler dès aujourd’hui et sans attendre les échéances de 2030 ou 2050 la trajectoire dans laquelle s’inscrit la France pour assurer sa part de l’effort » (CE, 6e/5e, 19 nov. 2020, Commune de Grande-Synthe, n° 427301, concl. S. Hoynck ; AJDA 2020. 2287  ; D. 2020. 2292, et les obs. ).

Par ailleurs, les contentieux climatiques interrogent tous la normativité des instruments mis en œuvre face à la menace climatique, au premier rang desquels les conventions internationales. Mais, à cette question, les juges apportent des réponses différentes.

La cour d’appel norvégienne a exclu que le droit à l’environnement, reconnu par la Constitution, puisse être interprété au regard de l’Accord de Paris ; elle a simplement admis que l’accord pouvait contribuer à clarifier la notion d’atteinte tolérable à l’environnement. À l’inverse, dans l’affaire Grande-Synthe, le Conseil d’État retient que les stipulations de l’Accord de Paris « doivent être prises en considération dans l’interprétation » des objectifs nationaux mis en œuvre pour répondre à l’urgence écologique et climatique.

En revanche, le rapporteur public préconisait de ne pas s’inscrire dans les pas de la décision Urgenda, qui fondait sur les stipulations de la Cour européenne des droits de l’homme un devoir de vigilance climatique. Ses conclusions mettent en lumière l’importance du droit comparé dans ces affaires, puisqu’il fait directement référence à l’arrêt de la cour d’appel d’Oslo, qui avait également écarté ce fondement ; selon cette dernière, la décision Urgenda n’était pas transposable à l’affaire norvégienne, qui portait sur des objectifs nationaux et non sur des émissions potentielles de GES circonscrites à un seul secteur d’activité. Cela illustre une fois encore l’importance de la distinction précédemment évoquée entre « projet » et « politique nationale ».

Le refus de s’appuyer sur des normes supranationales est indéniablement pour le juge une manière de maîtriser la portée du contrôle qu’il opère sur l’action administrative : pour ne pas dépendre de l’interprétation qui en est faite par les juridictions étrangères, il privilégie alors les normes nationales.

À n’en pas douter, le caractère contraignant des objectifs climatiques sera reconnu à court terme par les tribunaux et le débat se déplacera, comme dans les affaires norvégienne et française, sur le terrain de l’effectivité des mesures adoptées par l’État.

 

Propos recueillis par Charlotte Collin

Antoine Le Dylio

Antoine Le Dylio est avocat au barreau de Paris et ingénieur en environnement.