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Le droit en débats

L’interprétation jurisprudentielle de la clause « marché intérieur » de la directive e-commerce

Une main de fer dans un gant de velours à l’égard des mesures individuelles prises par les États membres relativement aux prestataires de services de la société de l’information.

Par Juliette Sénéchal le 12 Janvier 2024

Il aura fallu attendre un quart de siècle et l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne en date du 9 novembre 2023, dans l’affaire Google Ireland, Meta Ireland, TikTok1, pour prendre l’exacte mesure de l’impact de la clause « marché intérieur »2 de la directive e-commerce, sur les mesures individuelles et les mesures générales prises, relativement à un prestataire de services de la société de l’information, par un État membre distinct de l’État membre du lieu d’établissement de ce prestataire.

En effet, la Cour a construit sa doctrine ferme, à l’égard desdites mesures, pas à pas, en commençant par les mesures civiles individuelles, au travers d’un premier arrêt en date du 25 octobre 2011, dans une affaire eDate Advertising GmbH e.a.3, puis les mesures pénales individuelles, au travers d’un deuxième arrêt en date du 19 décembre 2019, dans une affaire Airbnb Ireland UC4, pour terminer par les mesures générales dans l’arrêt Google Ireland précité du 9 novembre 2023.

Ces nombreuses clarifications jurisprudentielles étaient nécessaires, car l’interprétation de la clause « marché intérieur » de la directive e-commerce5 a fait couler beaucoup d’encre, tant chez les spécialistes de droit international privé, que chez les spécialistes de droit institutionnel et matériel de l’Union européenne, depuis l’entrée en vigueur de la directive e-commerce. En effet, l’article 3 de la directive e-commerce, intitulé « marché intérieur », se compose de six alinéas, au contenu parfois elliptique, dont trois sont centraux pour comprendre la situation actuelle. Le premier alinéa précise qu’il incombe à l’État membre du lieu d’établissement du prestataire de services de la société de l’information de veiller au respect par ce prestataire des dispositions nationales qui relèvent du « domaine coordonné » par la directive (liberté d’établissement et circulation, informations, contrats par voie électronique, responsabilité…, à l’exception de quelques aspects visés dans l’annexe de la directive). L’alinéa 2 enjoint les autres États membres que celui du lieu d’établissement du prestataire de services de la société de l’information, de ne pas restreindre la libre circulation des services de ce prestataire, dans ledit domaine coordonné.

L’alinéa 4 prévoit que ces États membres, autres que celui du lieu d’établissement du prestataire de services de la société de l’information, peuvent prendre à l’égard d’un « service donné » des « mesures » dérogeant à l’interdiction de restriction de l’alinéa 2, si et seulement si ces mesures sont nécessaires et proportionnées pour garantir le respect de l’ordre public, de la santé publique, de la sécurité publique ou de la protection du consommateur et si ces mesures ont été précédées d’une demande auprès de l’État membre du lieu d’établissement du prestataire de services de la société de l’information d’une prise de mesures appropriées restée infructueuse et ont été préalablement notifiées à la Commission européenne.

La seconde question que posait le Bundesgerichtshof allemand dans l’affaire tranchée par la Cour le 25 octobre 2011, relative à une mesure civile individuelle prise à l’égard d’un prestataire de services de la société de l’information, était la suivante : « L’article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive […] doit-il être interprété en ce sens qu’il convient d’accorder à ces dispositions le caractère de règles de conflit de lois en ce sens qu’elles prescrivent également en droit civil l’unique application du droit en vigueur dans le pays d’origine, en évinçant les normes nationales de conflit de lois, ou ces dispositions constituent-elles un correctif sur le fond par lequel le résultat sur le fond du droit déclaré applicable selon les normes nationales de conflit de lois est modifié dans sa teneur et est réduit aux exigences du pays d’origine ?

À cette question, la Cour répondit : « L’article 3 de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique »), doit être interprété en ce sens qu’il n’impose pas une transposition sous forme de règle spécifique de conflit de lois. Néanmoins, s’agissant du domaine coordonné, les États membres doivent assurer que, sous réserve des dérogations autorisées selon les conditions prévues à l’article 3, paragraphe 4, de la directive 2000/31/CE, le prestataire d’un service du commerce électronique n’est pas soumis à des exigences plus strictes que celles prévues par le droit matériel applicable dans l’État membre d’établissement de ce prestataire ».

Dans l’affaire tranchée par la Cour le 19 décembre 2019, relative à une mesure pénale individuelle prise à l’égard d’un prestataire de services de la société de l’information, les deux questions que posaient le juge d’instruction du Tribunal de grande instance de Paris étaient les suivantes : « 1) Les prestations fournies en France par […] Airbnb Ireland par le canal d’une plateforme électronique exploitée depuis l’Irlande bénéficient-elles de la liberté de prestation de services prévue par l’article 3 de la [directive 2000/31] ? 2) Les règles restrictives relatives à l’exercice de la profession d’agent immobilier en France, édictées par la [loi Hoguet], sont elles opposables à […] Airbnb Ireland ? ».

À cette double question, la Cour répondit : 1) L’article 2, sous a), de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique »), qui renvoie à l’article 1er, paragraphe 1, sous b), de la directive (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil, du 9 septembre 2015, prévoyant une procédure d’information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information, doit être interprété en ce sens qu’un service d’intermédiation qui a pour objet, au moyen d’une plateforme électronique, de mettre en relation, contre rémunération, des locataires potentiels avec des loueurs professionnels ou non professionnels proposant des prestations d’hébergement de courte durée, tout en fournissant également un certain nombre de prestations accessoires à ce service d’intermédiation, doit être qualifié de « service de la société de l’information » relevant de la directive 2000/31. 2) L’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive 2000/31 doit être interprété en ce sens qu’un particulier peut s’opposer à ce que lui soient appliquées, dans le cadre d’une procédure pénale avec constitution de partie civile, des mesures d’un État membre restreignant la libre circulation d’un service de la société de l’information qu’il fournit à partir d’un autre État membre, lorsque lesdites mesures n’ont pas été notifiées conformément à cette disposition.

La question principale que le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative autrichienne)  posait à la Cour de justice, dans l’affaire Google Ireland du 9 novembre 2023 était la suivante : « L’article 3, paragraphe 4, sous a), ii), de la directive 2000/31/CE doit-il être interprété en ce sens que la notion de "mesures prises à l’encontre d’un service donné de la société de l’information" peut englober des mesures législatives visant une catégorie de services donnés de la société de l’information décrite en termes généraux (tels que les "plateformes de communication"), ou bien l’existence de telles mesures implique-t-elle une prise de décision au cas par cas (par exemple, à l’égard d’une plateforme de communication nommément désignée) ? ».

La réponse énoncée par la Cour de justice est sans équivoque : « L’article 3, paragraphe 4, de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur, doit être interprété en ce sens que des mesures générales et abstraites visant une catégorie de services donnés de la société de l’information décrite en des termes généraux et s’appliquant indistinctement à tout prestataire de cette catégorie de services ne relèvent pas de la notion de "mesures prises à l’encontre d’un service donné de la société de l’information", au sens de cette disposition ».

L’articulation de ces trois arrêts offre, dorénavant, une vue claire sur la nature des mesures soumises à la clause « marché intérieur » de la directive e-commerce, et en particulier au paragraphe 4 de cet article, à savoir les mesures individuelles, à l’exclusion des mesures générales et abstraites, prises par les États membres à l’égard de prestataires de services de la société de l’information, mais également sur les conditions dans lesquelles ces mesures individuelles peuvent être valablement mises en œuvre par des États membres, distincts de celui du lieu d’établissement de ce prestataire.

La nature des mesures soumises à l’article 3, paragraphe 4, de la directive e-commerce

L’articulation des trois décisions de la Cour de justice met en lumière le fait que seules les mesures individuelles prises par les États membres à l’encontre des services de la société de l’information, à l’exclusion des mesures générales et abstraites prises par ces mêmes États membres, relèvent du champ d’application de l’alinéa 4 de l’article 3 de la directive e-commerce.

L’inclusion des seules mesures individuelles dans le champ d’application de l’article 3, paragraphe 4, de la directive e-commerce

Il aura fallu attendre l’arrêt du 9 novembre 2023, dans l’affaire Google Ireland, pour que la Cour de justice offre une confirmation, par une analyse a contrario, du fait que seules les mesures individuelles, « au cas par cas », prises à l’encontre « d’un service donné » de la société de l’information, peuvent bénéficier des dérogations de l’article 3, paragraphe 4, de la directive e-commerce, sous réserve d’en respecter les strictes conditions, et en particulier la mise en œuvre préalable d’une notification de la mesure envisagée auprès de la Commission. Cette analyse est également confirmée par les conclusions de l’avocat général Szpunar dans cette même affaire : « Dans mes conclusions présentées dans l’affaire Airbnb Ireland, auxquelles il est fait référence dans le présent renvoi préjudiciel et dans les observations écrites des parties, mon analyse m’a conduit à conclure qu’un État membre autre que celui d’origine ne peut déroger à la libre circulation des services de la société de l’information que par des mesures prises "au cas par cas" »6.

Ce premier aspect de l’arrêt Google Ireland s’inscrit dans le prolongement de deux précédents arrêts de la Cour de justice, l’arrêt eDate Advertising dans le domaine des mesures civiles individuelles7, l’arrêt Airbnb Ireland dans le domaine des mesures pénales individuelles8.

Par la conjonction de ces deux arrêts, la Cour a rappelé qu’une mesure individuelle, issue d’une articulation tantôt explicite, tantôt implicite, avec les règles de conflit de lois dans l’espace applicables soit en matière civile, soit en matière pénale, prise à l’encontre d’un prestataire de service de la société de l’information, par un État membre autre que celui du lieu d’établissement du prestataire, ne pouvait contrevenir au paragraphe 2 de l’article 3 de la directive e-commerce que si elle respectait les conditions du paragraphe 4 de ce même article.

À cet apport des arrêts de la Cour de justice relativement aux mesures individuelles, s’ajoutent les apports de cette même Cour aux mesures générales et abstraites.

L’exclusion des mesures générales et abstraites du champ d’application de l’article 3, paragraphe 4, de la directive e-commerce

Le point de savoir si une mesure générale et abstraite prise par un État membre à l’encontre des prestataires de services de la société de l’information relève du champ d’application du paragraphe 4 de l’article 3 de la directive e-commerce était encore une question pendante dans l’affaire Airbnb Ireland, puisqu’elle a fait l’objet de la question préjudicielle de la Cour administrative Autrichienne au sein de l’affaire Google Ireland et de la très claire réponse d’exclusion de la Cour de justice.

Cette nécessité de clarification a pu trouver sa source dans la rédaction des points 71 et 72 de l’arrêt Airbnb Ireland, sujets à interprétation : « Le juge de renvoi demande à la Cour non pas si la loi Hoguet est applicable aux activités d’Airbnb Ireland, mais si cette loi, dont elle constate le caractère restrictif à la libre prestation des services de la société de l’information, lui est opposable. Une telle question, étroitement liée à la faculté accordée à l’article 3, paragraphe 4, sous a), de la directive 2000/31/CE aux États membres de déroger au principe de libre circulation des services de la société de l’information ainsi qu’à l’obligation de ces États de notifier à la Commission et à l’État membre visé les mesures portant atteinte à ce principe, prévue à l’article 3, paragraphe 4, sous b), de cette directive, constitue une question portant sur l’interprétation du droit de l’Union ».

Cette nécessité de clarification, relativement aux mesures générales et abstraites, et l’interprétation restrictive de l’article 3, paragraphe 4, de la directive e-commerce, opérée par l’arrêt Google Ireland qui en a découlé, s’inscrivent dans la nécessité d’articuler la clause « marché intérieur » de cette directive et l’obligation de notification à la Commission qu’elle comprend dans son paragraphe 4, avec l’obligation de notification à la Commission, présente au sein de l’article 5 de la directive (UE) 2015/15359, en cas d’édiction d’une mesure générale et abstraite ayant trait aux services de la société de l’information.

En d’autres termes, à l’issue de l’arrêt Google Ireland, il apparaît dorénavant que, dans l’optique d’éviter « un double emploi », l’obligation de notification, attachée à la prise de mesures individuelles relativement à des services donnés de la société de l’information, relève du régime de l’article 3, paragraphe 4 de la directive e-commerce, pendant que l’obligation de notification attachée à la prise de mesures générales et abstraites, relativement à des services de la société de l’information, relève du régime de l’article 5 de la directive (UE) 2015/1535. Cette analyse découle tout particulièrement du point 37 de l’arrêt Google Ireland, des points 93 à 97 de l’arrêt Airbnb  précité, et plus encore du point 68 des conclusions en date du 8 juin 2023 prises par l’avocat général Szpunar dans cette même affaire Google Ireland, selon lequel : « L’article 3, paragraphe 4, sous b), de la directive 2000/31 conditionne l’effet dérogatoire des mesures prises à l’échelle nationale à une notification préalable à la Commission de l’intention de prendre de telles mesures. Si le terme "mesure", au sens de l’article 3, paragraphe 4, de cette directive, devait être compris comme incluant des mesures législatives de caractère général et abstrait qui s’appliquent indistinctement à tout prestataire d’une catégorie de services, cela signifierait que l’article 3, paragraphe 4, sous b), de ladite directive ajoute une notification supplémentaire par rapport à celle exigée par la directive (UE) 2015/1535. En effet, en vertu de cette dernière directive, les États membres sont tenus de notifier à la Commission des exigences de nature générale relatives à l’accès aux activités de services de la société de l’information et à leur exercice ».

Ce second aspect de l’arrêt Google Ireland a vocation à impacter directement les législations nationales récentes et futures prises dans le domaine des services de la société de l’information, et en particulier les futures lois nationales d’adaptation, nécessaires à l’entrée en application du règlement sur les services numériques ou Digital Services Act10.

En effet, si avant cet arrêt, un doute pouvait encore exister sur le régime et la temporalité de l’obligation de notification à opérer en présence d’une loi nationale réglementant les services de la société de l’information, ce doute est écarté par cet arrêt. L’obligation de notification à la Commission s’imposant aux États membres prenant des mesures générales et abstraites à l’égard des plateformes, doit non seulement se conformer au régime et à la temporalité prévus par l’article 5 de la directive (UE) 2015/1535, mais elle doit, en outre, s’articuler, tant avec « le principe du contrôle par l’État d’origine » du prestataire de services de plateforme posé par les paragraphes 1 et 2 de l’article 3 de la directive e-commerce, qu’avec le « principe de l’applicabilité directe des règlements européens »11, depuis que le règlement sur les services numériques, encore dénommé Digital Services Act, est entré en vigueur et a abrogé partiellement la directive e-commerce12.

En effet, ainsi que le rappelle l’arrêt Airbnb Ireland précité, dans son point 97, une mesure nationale générale et abstraite, prise dans le domaine des services de la société de l’information, non notifiée à la Commission au sens de l’article 5 de la directive (UE) 2015/1535 est inopposable non seulement dans une procédure pénale, mais également dans un litige entre particulier. En outre, ainsi que le précise l’avocat général Szpunar, dans le point 148 de ses conclusions en date du 30 avril 2019, dans cette même affaire Airbnb Ireland, la directive (UE) 2015/1535 impose aux États membres de se conformer aux instructions de la Commission, lorsqu’une mesure nationale, générale et abstraite, relative à des services de la société de l’information, a été notifiée à la Commission.

Dorénavant, seules les mesures individuelles sont soumises au régime strict de l’article 3 de la directive e-commerce, ce qui n’est pas sans poser des difficultés pratiques de mise en œuvre, illustrées dans les différents arrêts de la Cour de justice.

Le régime applicable aux mesures individuelles : une mutation judiciaire à peine amorcée

Les mesures individuelles, tant civiles que pénales, prises à l’encontre d’un prestataire de services de la société de l’information, par un État membre distinct de l’État membre du lieu d’établissement de ce prestataire, dans les arrêts rendus par la Cour, ne remplissaient pas les conditions d’opposabilité posées par l’article 3 de la directive e-commerce, car ces conditions sont d’une grande complexité de mise en œuvre.

Des mesures individuelles le plus souvent inopposables en pratique

Alors même que le paragraphe 4 de l’article 3 de la directive e-commerce permet de déroger à la restriction posée par les paragraphes 1 et 2 du même article, les arrêts eDate Advertising et Airbnb Ireland ont été lus principalement sous le prisme du primat desdits paragraphes 1 et 2, désignés comme mettant en œuvre tantôt « le principe du pays d’origine », tantôt « le principe du contrôle par l’État d’origine » des activités du prestataire de services de la société de l’information.

Ce point s’explique cependant par le fait que dans les deux cas d’espèces, les États membres ayant pris les mesures individuelles à l’encontre d’un prestataire de services de la société de l’information particulier n’ont pas, corrélativement, respecté les conditions du paragraphe 4 de l’article 3 de la directive e-commerce. La réserve de la mise en œuvre des conditions du paragraphe 4 de l’article 3 est, à cet égard, expressément rappelée dans les arrêts eDate advertising et Airbnb Ireland.

Aux termes du premier arrêt, l’arrêt rendu dans l’affaire eDate Advertising, il convient de comprendre que dans l’hypothèse du prononcé de mesures individuelles en matière civile (mise en jeu de la responsabilité civile d’un prestataire de services de l’information, sanction civile pour atteinte au droit au respect de la vie privée…), l’autorité judiciaire qui a vocation à prendre cette mesure, mettra en œuvre la règle de conflit de lois, relevant du droit international privé, pour désigner la loi applicable. S’il s’avère que la loi désignée comme applicable n’est pas la loi du pays d’origine, c’’est-à-dire la loi du lieu d’établissement du prestataire, le paragraphe 2 de l’article 3 de la directive e-commerce énonçant : « Les État membres ne peuvent, pour des raisons relevant du domaine coordonné, restreindre la libre circulation des services de la société de l’information en provenance d’un autre État membre » entrera en application non pas comme une règle de droit international privé, dès lors que l’article 1, paragraphe 4, de la directive e-commerce énonce que « La présente directive n’établit pas de règles additionnelles de droit international privé et ne traite pas de la compétence des juridictions », mais comme un mécanisme, très proche néanmoins du fonctionnement d’une « loi de police européenne »13, imposant au juge de vérifier que « le prestataire d’un service du commerce électronique n’est pas soumis à des exigences plus strictes que celles prévues par le droit matériel applicable dans l’État membre d’établissement de ce prestataire ». Si le juge constate que tel est le cas, il devra écarter la loi nationale désignée par la règle de conflit ou faire en sorte que le prestataire ne soit soumis qu’à des exigences équivalentes à celles prévues par le droit matériel de l’État membre d’établissement du prestataire.

Ce même raisonnement a vocation à être mis en œuvre à l’égard de mesures pénales individuelles prises à l’encontre d’un prestataire de services de la société de l’information, le juge devant, après la mise en œuvre de la règle de conflit de lois, applicable en matière pénale, le plus souvent le principe de territorialité14, vérifier que « le prestataire d’un service du commerce électronique n’est pas soumis à des exigences plus strictes que celles prévues par le droit matériel applicable dans l’État membre d’établissement de ce prestataire ».

Si cette première vérification n’est pas accomplie, et si l’État membre ayant pris la mesure, n’a pas corrélativement respecté les conditions du paragraphe 4 de l’article 3 de la directive e-commerce, la mesure prise ne pourra qu’être inopposable au prestataire de services de la société de l’information établi dans un autre État membre.

Les conditions d’opposabilité des mesures individuelles prises à l’égard des prestataires de services de la société de l’information

Aux termes de l’arrêt rendu dans l’affaire Airbnb Ireland, concernant le prononcé par un juge français, d’une sanction pénale pour non-respect par la plateforme Airbnb, établie en Irlande, des obligations administratives mises à la charge des agents immobiliers par une loi française, la loi Hoguet, la Cour de justice a ainsi pu affirmer que « L’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive 2000/31/CE doit être interprété en ce sens qu’un particulier peut s’opposer à ce que lui soient appliquées, dans le cadre d’une procédure pénale avec constitution de partie civile, des mesures d’un État membre restreignant la libre circulation d’un service de la société de l’information qu’il fournit à partir d’un autre État membre, lorsque lesdites mesures n’ont pas été notifiées conformément à cette disposition ».

Cette solution est confortée par le point 90 de l’arrêt Airbnb Ireland : « Du point de vue de son contenu, l’obligation prévue à cette disposition (l’art. 3, § 4 de la dir. 2000/31/CE, dite dir. e-commerce) présente donc un caractère suffisamment clair, précis et inconditionnel pour se voir reconnaître un effet direct et, partant, peut être invoquée par les particuliers devant les juridictions nationales (v. par analogie, CJCE 30 avr. 1996, CIA Security International, aff. C-194/94, pt 44) » et par le point 95 de ce même arrêt : « L’obligation de notification prévue à l’article 3, paragraphe 4, sous b), second tiret, de la directive 2000/31/CE tend non pas, (…), à prévenir l’adoption par un État membre de mesures entrant dans le champ de compétences de ce dernier et susceptibles d’affecter la libre prestation des services, mais à prévenir l’empiètement par un État membre sur la compétence de principe de l’État membre d’établissement du prestataire du service de la société de l’information concerné ».

Cette solution ne signifie donc pas seulement qu’au cas d’espèce, la procédure pénale a été déclarée inopposable à une plateforme. Elle signifie aussi, que pour qu’une mesure individuelle, prise à l’encontre d’une plateforme par une autorité judiciaire – ou administrative – d’un État membre autre que celui du pays d’établissement de la plateforme, puisse être opposable à cette plateforme, elle doit être précédée d’une demande de mesure restée infructueuse auprès de l’État membre d’établissement de la plateforme et préalablement notifiée à la Commission, au sens de l’article 3, paragraphe 4 de la directive e-commerce.

Cette mutation d’importance que la compréhension de cette solution implique pour les autorités judiciaires n’est cependant qu’à peine amorcée, car elle n’est pas sans poser des difficultés de mise en œuvre pratique, au regard de la complexité de la procédure retenue au sein de la directive e-commerce.

 

1. CJUE 9 nov. 2023, Google Ireland Limited,Meta Platforms Ireland Limited, Tik Tok Technology Limited contre Kommunikationsbehörde Austria (KommAustria), aff. C-376/22.
2. Dir. 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (« directive sur le commerce électronique »).
3. CJUE 25 oct. 2011, eDate Advertising GmbH e.a. c/ X et Société MGN LIMITED, aff. jtes C-509/09 et C-161/10 ; M.-É. Ancel, La compétence législative à la croisée de deux logiques, in SFDI, Internet et le droit international, Pedone, 2013, p. 181 ; M. Laazouzi, La clause « marché intérieur », in T. Azzi, O. Boskovic, Quel avenir pour la théorie générale des conflits de lois ?, Bruylant, 2015, p. 205.
4. CJUE 19 déc. 2019, Procédure pénale c/ X, en présence de YA, Airbnb Ireland UC, aff. C-390/18.
5. Pour une synthèse, v. M. Ho-Dac, La Loi du pays d’origine en droit de l’Union européenne, analyse sous l’angle du droit international privé, thèse, Bruylant, coll. « Droit de l’Union européenne », 2012 ; Le principe de reconnaissance mutuelle et la loi du pays d’origine, in Les dimensions de la reconnaissance mutuelle en droit de l’Union européenne, M. Fartunova-Michel et C. Marzo [dir.], Bruylant, coll. « Droit de l’Union européenne », 2018 ; Y. El Haje, Le droit international privé à l’épreuve de l’internet, thèse, LGDJ, 2022.
6. Pt 57 des concl. de l’avocat général M. Szpunar, du 8 juin 2023, dans l’aff. C-376-22, Google Ireland
7. CJUE 25 oct. 2011, aff. jtes C-509/09 et C-161/10, préc. ; M. Ho-Dac, La (dé)règlementation des services d’intermédiation fournis par la plateforme Airbnb à l’aune de la directive « commerce électronique », Rev. crit. DIP 2020. 588 ; M. Abenhaïm, Services de la société de l’information, Europe n° 2, févr. 2020, comm. 55 ; A. Chapuis-Doppler et V. Delhomme, A regulatory conundrum in the platform economy, case C-390/18 Airbnb Ireland, European Law Blog, 12 févr. 2020 ; X. Delpech, Juris tourisme 2020, n° 226, p. 11 ; T. Douville et H. Gaudin, Service de la société de l’information, Airbnb bénéficie de la libre circulation, JCP E 2020. 1129 s. ; A. Lecourt, Impossibilité pour la France d’exiger d’Airbnb de disposer d’une carte professionnelle d’agent immobilier, Dalloz IP/IT 2020. 265 ; G. Loiseau, Airbnb n’est pas un service d’intermédiation indissolublement lié à un service de prestation d’hébergement, CCE n° 2, Février 2020. Comm. 12 ; P. Van Cleynenbreugel, Arrêt Airbnb Ireland : quel statut pour les plateformes en ligne en tant que prestataires de services ?, JDE 2020/3, n° 267, p. 110-112.
8. CJUE 19 déc. 2019, aff. C-390/18, préc. ; M. Ho-Dac, La (dé)règlementation des services d’intermédiation fournis par la plateforme Airbnb à l’aune de la directive « commerce électronique », préc. ; M. Abenhaïm, Services de la société de l’information, préc. ; A. Chapuis-Doppler et V. Delhomme, A regulatory conundrum in the platform economy, case C-390/18 Airbnb Ireland, préc. ; T. Douville et H. Gaudin, Service de la société de l’information, Airbnb bénéficie de la libre circulation, préc. ; G. Loiseau, Airbnb n’est pas un service d’intermédiation indissolublement lié à un service de prestation d’hébergement, préc. ; P. Van Cleynenbreugel, Arrêt  Airbnb Ireland : quel statut pour les plateformes en ligne en tant que prestataires de services ?, préc.
9. Dir. (UE) 2015/1535 du Parlement européen et du Conseil du 9 sept. 2015 prévoyant une procédure d’information dans le domaine des réglementations techniques et des règles relatives aux services de la société de l’information.
10. Règl. (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 oct. 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la dir. 2000/31/CE (règl. sur les services numériques).
11. V., CJCE 18 févr. 1970, Bollmann, aff. 40/69, § 4 ; 18 juin 1970, Krohn & Co, aff. 74/69.
12. DSA, art. 89 et 93.
13. M. Laazouzi, La clause « marché intérieur », op. cit., p. 205.
14. Il y a lieu de considérer que le principe de territorialité de l’art. 113-2 c. pén. français a été implicitement appliqué dans le cadre des faits de l’espèce évoquée dans l’arrêt Airbnb Ireland : « La loi pénale française est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République. L’infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors qu’un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire. »