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Le droit en débats

La politique du chiffre à la Cour nationale du droit d’asile

Une rapporteure à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) raconte son quotidien de l’intérieur. Une série en cinq épisodes. Deuxième épisode. 

Par Lou Mazer le 17 Septembre 2019

La CNDA n’échappe pas à la déshumanisation de la fonction publique et à la priorité donnée à la quantité au détriment de la qualité. Si elle s’est toujours voulue une juridiction efficace, la volonté tant de la direction de la Cour que du gouvernement d’accélérer les procédures et de rendre des décisions au plus vite s’est intensifiée dernièrement.

Le point de rupture a sans doute été lié à la grève des agents de la Cour en février et mars 2018 puis à celle des avocats et enfin à celle de la SNCF. Ces grèves ont eu un impact considérable sur le travail de la Cour et sur l’unique point que la direction semble regarder : le nombre de décisions rendues. Si le rapport d’activité 2018 relève que le nombre de décisions est resté stable par rapport à l’année dernière, 47 314 décisions contre 47 814 en 2017, ce chiffre est très faible au regard du recrutement de nouveaux agents et de la création de quatre chambres au cours de l’année. Le taux de renvoi sur l’année a ainsi culminé à 38 % sur l’année alors qu’il est habituellement inférieur à 25 %.

La présidente de la Cour a présenté, le 1er juin 2018, un plan d’action vivement contesté par les syndicats de la Cour, notamment s’agissant de la possibilité offerte aux rapporteurs et secrétaires d’audience de prendre des audiences supplémentaires rémunérées. Ce dernier point a été férocement critiqué par l’ensemble des agents. Depuis 2018, il est ainsi proposé aux rapporteurs de prendre une audience supplémentaire, c’est-à-dire au-delà de leur norme habituelle de 325 dossiers par an et d’être rémunéré 180 € bruts pour environ dix jours de travail… Le montant proposé aux secrétaires d’audience n’est que de 50 €.

La course aux statistiques

Les rapporteurs sont ainsi encouragés, non pas à instruire mieux et rédiger mieux leurs décisions, mais à rendre plus de décisions. Cet aspect est également visible dans la détermination de notre prime de fin d’année. En effet, quelles que soient les appréciations de notre évaluation annuelle, cette prime ne dépend que du nombre de dossiers traités, à savoir 325. La qualité de notre travail n’est ainsi, à aucun moment, récompensée.

Les services support sont sensiblement impactés par la course aux statistiques puisqu’ils sont souvent les derniers à recevoir des effectifs supplémentaires alors que les effectifs des rapporteurs et secrétaires d’audience sont très souvent renforcés. La création de postes pour des rapporteurs et des secrétaires doit probablement être considérée comme le moyen le plus efficace à court terme d’augmenter le nombre de décisions. Le greffe et le service central d’enrôlement, le service chargé d’attribuer les dossiers pour chaque audience, manquent régulièrement de personnes, ce qui a un impact non négligeable sur leurs conditions de travail et sur la Cour.

Durant les derniers mois, le greffe a souvent transmis les nouveaux documents produits trop tard, empêchant ainsi la communication à l’autre partie et rendant parfois nécessaire le renvoi du dossier. Il est également arrivé régulièrement que les demandes de renvoi et de retenu nous parviennent après l’audience, ce qui perturbe la tenue de l’audience, les différents acteurs n’étant pas informés de ces demandes. S’agissant du service central d’enrôlement, celui-ci transmet souvent tardivement les dossiers, retardant ainsi l’envoi des convocations pour les audiences, parfois même après la date légale (1 mois avant une audience collégiale et 15 jours avant une audience à juge unique).

La politique du chiffre est également largement visible dans le déroulement des audiences et dans les réponses données aux demandes de renvoi. Les rapporteurs ont ainsi pu assister cette année à une pression accrue sur les magistrats, qui sont invités à refuser un grand nombre de renvois, notamment les renvois pour heure tardive. Les présidents permanents, c’est-à-dire non vacataires, sont ainsi informés de manière régulière de leurs statistiques de renvois. Cette pression a ainsi fait émerger des situations en décalage complet avec l’objectif d’humanité affiché par le gouvernement où des magistrats font appeler des affaires à des heures tardives empêchant ainsi les requérants et leurs avocats de prendre leur train pour rentrer chez eux. Des magistrats réticents à cocher le motif « heure tardive » et donc à se faire réprimander ont également pu invoquer des motifs presque fallacieux, notamment un problème d’interprète.

Cette pression se manifeste également lors de l’absence d’un membre de la formation de jugement le jour de l’audience, fait rare mais qui se produit tout de même. Alors que le magistrat est supposé instruire un dossier, c’est-à-dire le lire attentivement, prendre des notes et faire des recherches (tout en s’appuyant bien sûr sur le rapport du rapporteur), un magistrat trouvé le jour même n’aura pas le temps de faire ce travail : il ne connaîtra pas le dossier ; n’aura pas lu, par exemple, les déclarations antérieures de la personne ou, encore, consulté de cartes de sa région d’origine. La réponse qui est opposée aux rapporteurs plaidant pour le renvoi est ainsi que tel magistrat, souvent un magistrat permanent, est largement assez qualifié pour juger sans connaître les dossiers.

Le recours aux ordonnances

Le meilleur moyen pour faire du chiffre est le recours aux ordonnances, ce sont les décisions prises sans audience. Rendues possibles par le 5° de l’article R. 733-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), ce qu’on appelle à la Cour les « ordonnances nouvelles » permettent de rendre une décision de rejet sur simple examen du rapporteur qui rédige le projet d’ordonnance sans que le demandeur d’asile ne soit entendu au cours d’une audience. La proportion d’ordonnances sur le total des décisions rendues a fortement augmenté passant de 17,5 % en 2015 à 25,9 % en 2017 et 30,1 % en 2018. Nous sommes ainsi passés de près de 9 000 ordonnances nouvelles en 2016 à plus de 14 000 en 2018.

Cette forte augmentation des ordonnances a sensiblement modifié le travail du rapporteur. Les ordonnances sont principalement rédigées par des rapporteurs qui appartiennent au service des ordonnances mais pour faire face à l’augmentation du stock de dossiers, il a été demandé aux chambres de présenter un puis deux « volontaires » par mois pour faire une séance d’ordonnances.

Ainsi, nous sommes fortement encouragés à nous porter volontaires plus de deux fois par an pour rédiger trente-trois projets d’ordonnances. Certaines chambres fonctionnent au tirage au sort quand il n’y a pas de volontaires… Une séance d’ordonnances équivalant à une audience de treize dossiers dans notre norme, le compte est facile à faire en termes de décisions rendues : nous rendons ainsi trente-trois décisions au lieu de treize, soit vingt décisions de plus à mettre en avant par la Cour.

L’obligation faite aux rapporteurs de faire des séances d’ordonnances est souvent vécue soit comme un gain de temps dans une période chargée soit comme une véritable corvée. En effet, notre travail ne consiste plus à instruire des dossiers en évaluant les déclarations du requérant à la lumière des sources géopolitiques et jurisprudentielles mais à enchaîner des décisions de rejet avec pour seule préoccupation, l’absence de cassation possible par le Conseil d’État.

De plus, le gain de temps n’est pas toujours avéré notamment lorsque le tri opéré par les présidents se révèle malencontreux. En effet, certains dossiers, de par la complexité des problématiques ou l’origine du requérant, ne peuvent pas être traités par ordonnances et doivent être enrôlés en audience. 

Réduire les délais de jugement

La direction de la Cour, en plus d’être attentive au nombre de décisions rendues, est aussi très soucieuse de réduire les délais de jugement. En cause : les délais légaux fixés à cinq mois pour les dossiers en procédure normale et à cinq semaines pour les dossiers en procédure accélérée. La Cour compile ainsi, dans ses rapports d’activité, les statistiques relatives aux délais moyens constatés en fonction de la procédure normale ou accélérée mais aucunement en fonction du type de décisions. Elle insère dans la moyenne du délai constaté des ordonnances et des décisions rendues après audience. Si la loi ne fait pas la différence entre ces types de décisions, cette opération permet évidemment de réduire considérablement le délai moyen constaté, les ordonnances étant rendues beaucoup plus rapidement que les autres décisions. Ainsi, le délai moyen constaté en 2018 de six mois et quinze jours n’est révélateur ni pour les décisions rendues après audience ni pour les ordonnances.

J’ai pu constater lors de séances d’ordonnances que celles-ci étaient rendues de plus en plus rapidement. Certains avocats se voient ainsi communiquer le dossier de leur client, le demandeur d’asile, et reçoivent l’ordonnance de rejet moins d’un mois plus tard. Alors que les délais de recours ont été réduits (par une complication liée au délai restant après la notification d’admission à l’aide juridictionnelle) et que les avocats n’ont pas forcément le temps de rencontrer leurs clients et ainsi de formuler un recours complet, la rapidité exceptionnelle de la signature des ordonnances les empêche également de produire des mémoires et pièces complémentaires.