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Le droit en débats

Registre des bénéficiaires effectifs : la Cour européenne des droits de l’homme sauvera-t-elle la transparence financière ?

Le 22 novembre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a invalidé l’accès du grand public aux registres de bénéficiaires effectifs1 instauré par la directive (UE) 2018/843 du 30 mai 2018, jugeant que l’accès en cause portait une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée et à la protection des données personnelles de ces bénéficiaires.

Par Jean-Philippe Foegle le 15 Mars 2023

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a noté en premier lieu que, bien que participant de l’objectif d’intérêt général de prévention du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme, le registre contient des informations sur l’identité des bénéficiaires et l’étendue de leurs intérêts financiers et peut, à ce titre, permettre d’établir un profil précis des personnes, ce qui porte nécessairement atteinte à leur droit à la vie privée2. Il appartenait alors à la cour de déterminer dans quelle mesure une telle atteinte peut être, ou non, justifiée et proportionnée à cet objectif.

Sur ce point, d’une part, la Cour énonce que l’article 30, § 5, de la directive, qui permet aux États membres de rendre publiques des « informations supplémentaires » sur les bénéficiaires sans préciser de quelles informations il s’agit, porte une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée3. D’autre part, la Cour a relevé que tant la presse que les organisations de la société civile présentant un lien avec la prévention et la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, ont un intérêt légitime à accéder aux informations sur les bénéficiaires effectifs. Partant, cette dernière en conclut que le maintien de registres accessibles au grand public ne présentait pas d’intérêt supplémentaire au regard de l’importance de l’atteinte portée à la vie privée des bénéficiaires effectifs4, l’accès d’une partie de la société civile à ces derniers étant suffisante pour parvenir à l’objectif visé par la directive, celui d’améliorer l’efficacité de la lutte contre le blanchiment de capitaux. Ce faisant, la Cour condamne le principe même d’une accessibilité des registres au grand public, ce qui a pour conséquence immédiate de réserver l’accès aux informations des registres aux journalistes professionnels et à une poignée d’organisations de la société civile5.

Le jugement constitue de ce fait un sérieux revers aux efforts européens pour promouvoir la transparence financière et accroître l’efficacité de la lutte contre le blanchiment d’argent. Ce sont notamment ces registres de bénéficiaires effectifs qui ont permis à une coalition de journalistes de publier l’enquête OpenLux6. L’accessibilité de ces registres au grand public, qui constitue une revendication historique de Sherpa et une victoire de la société civile au niveau européen, permettait de faciliter l’accès à ces informations et, partant, de renforcer la capacité du public à identifier et dénoncer les montages financiers opaques.

L’introuvable « risque de profilage » des bénéficiaires effectifs

S’il ne fait aucun doute que le droit à la vie privée revêt une importance capitale, force est toutefois de constater que le présent jugement procède à une mise en balance pour le moins curieuse, selon nous, du droit à la vie privée et de l’objectif d’intérêt général de lutte contre le blanchiment de capitaux.

En premier lieu, les conclusions de la Cour sur le « risque de profilage »7 des bénéficiaires effectifs interrogent, au vu tant du nombre limité de données rendues publiques, que de leur absence de sensibilité particulière8. Certes, la Cour avait d’ores et déjà eu l’opportunité de rappeler que certains traitements de données qui ne révèlent pas d’informations importantes sur la vie privée des personnes peuvent tout de même constituer une atteinte à leur vie privée lorsque ces données prises dans leur ensemble exposent les individus à un « risque de profilage ». Néanmoins, dans ces affaires, la Cour était parvenue à cette conclusion soit en soulignant le « caractère sensible des informations que peuvent fournir ces données »9, soit parce que les données en cause permettaient de tirer conclusions très précises concernant les habitudes de la vie quotidienne, les activités exercées et les relations sociales de ces personnes10. Or, comme l’avait souligné l’avocat général Pitruzella dans ses conclusions sur la présente affaire, le risque de profilage permis par la publicité des registres était limité en raison tant de l’absence de possibilité d’effectuer des recherches par personne, que du fait que la seule identification des investissements d’une personne ne donne qu’un aperçu limité du patrimoine de celle-ci11.

En outre, à supposer que le risque de profilage économique des individus soit avéré – ce que nous ne pensons pas – un tel risque aurait pu être réduit et maîtrisé par l’introduction de dérogations de nature à limiter les risques d’abus. C’est ce qui avait à nouveau conduit l’avocat général à juger le dispositif proportionné dès lors que les États membres avaient la faculté de déroger au principe de publicité lorsqu’une telle publicité exposerait le bénéficiaire effectif à des risques disproportionnés12. De manière laconique, la Cour écarte cet argument en énonçant qu’une telle faculté n’est pas de nature à protéger les personnes contre des risques d’abus13.

La conception absolutiste du droit à la vie privée adoptée par la Cour condamne par avance toute tentative de rétablir des registres accessibles au public.

Élargir la notion d’intérêt légitime à l’ensemble des « chiens de garde publics »

Faute de pouvoir dans un premier temps contourner la rigueur de la condamnation du principe de publicité, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pourrait être mobilisée pour élargir au maximum l’accès de la société civile aux registres. En effet, si l’arrêt de la Cour de justice a rappelé que les organisations de la société civile travaillant sur les questions de blanchiment ont en principe un intérêt légitime à avoir accès aux données de ces registres, cela n’est nullement suffisant. Ce sont plus largement toutes les organisations non gouvernementales, mais également les universitaires, essayistes et journalistes non professionnels, qui contribuent à mettre en lumière les affaires de blanchiment. À ce titre, il convient de considérer que l’ensemble des personnes et organisations jouant un rôle de « chien de garde public » au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme devraient avoir un accès de plein droit aux registres.

Rappelons à cet égard que l’arrêt Magyar Helsinki de 2016 a énoncé que l’ensemble des organisations et personnes qui demandent aux autorités la communication d’informations afin d’« ouvrir un débat public » ou d’y participer ont un droit à obtenir une telle information dès lors qu’ils bénéficient du statut de « chien de garde public », qu’ils travaillent spécifiquement sur des sujets liés au blanchiment d’argent et au financement du terrorisme, ou non. Y figurent non seulement les journalistes et les organes de presse, mais également les associations, universitaires, essayistes, ainsi que les bloggeurs et les influenceurs actifs sur les réseaux sociaux14. Or, il ne fait aucun doute, au regard de la jurisprudence de la Cour, que les informations contenues dans les registres permettent d’« ouvrir un débat public » au sens de la jurisprudence sus-citée, le débat sur les questions de blanchiment et d’évasion fiscale étant aux yeux de la Cour un débat d’intérêt public15.

L’analyse de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg conduit donc à dresser deux constats. D’une part, le législateur européen se doit de prévoir que les personnes et organisations jouant un rôle de « chien de garde public » au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ont de plein droit accès aux données des registre, En effet, bien que les directives de l’Union soient en principe à l’abri de tout contrôle de la Cour de Strasbourg, l’ordre juridique de l’Union européenne étant présumé offrir un niveau de protection des droits fondamentaux équivalent à celui offert par la Convention européenne des droits de l’homme, cette présomption est réfragable lorsque, dans un cas particulier, l’Union européenne n’offre pas en pratique un niveau suffisant de protection des droits fondamentaux16. Dans le cas présent, le nombre de personnes et d’organisations qui ont un intérêt légitime à avoir accès au registre est si restreint en comparaison de ce que requiert la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qu’il paraît difficile d’appliquer une telle présomption.

Ainsi, retenir une notion d’intérêt légitime restreinte aux journalistes professionnels et à une poignée d’organisations de la société civile violerait sans aucun doute les exigences issues de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme17.

D’autre part, rappelons que la Cour de justice de l’Union européenne accorde déjà une protection très large aux activités d’information sur des sujets d’intérêt général, cette dernière ayant, dans l’arrêt M. A. c/ Autorité des marchés financiers (AMF) rendu le 15 mars 202218, fait primer la liberté d’informer sur l’objectif de répression des délits d’initié, faisant droit aux demandes d’un journaliste ayant divulgué des informations privilégiées. Par analogie et a fortiori, les informations des registres des bénéficiaires effectifs n’étant couvertes par aucun secret ou privilège légal et leur divulgation étant en principe licite, il apparaît parfaitement conforme à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne de permettre leur communication à l’ensemble des « chiens de garde publics ».

Au-delà, l’usage de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme offre à la société civile des perspectives d’action importantes en matière de contentieux stratégique : lorsque, dans un futur proche, certains États européens adopteront des modalités d’accès aux registres trop restrictives, les organisations de la société civile pourront sans nul doute faire condamner ces États pour violation du droit à la liberté d’expression. Ce qui justifie d’autant plus, selon nous, que le législateur européen prenne les devants et accorde d’emblée un accès de plein droit aux données des registres à l’ensemble des « chiens de garde publics ».

 

1. Les bénéficiaires effectifs sont les personnes physiques qui : détiennent directement ou indirectement plus de 25 % du capital social ou des droits de vote ; ou exercent, par tout autre moyen, un « pouvoir de contrôle » sur la société.
2. CJUE, gr. ch., 22 nov. 2022, WM et Sovim SA c/ Luxembourg Business Registers, aff. jtes C-37/20 et C-601/20, §§ 78-82, D. 2022. 2100 ; Rev. sociétés 2023. 111, note J. Lasserre Capdeville .
3. Idem.
4. CJUE, gr. ch., 22 nov. 2022, préc., § 86.
5. La Cour précise que les organisations de la société civile travaillant spécifiquement sur les questions de blanchiment d’argent ont toujours un intérêt légitime à avoir accès aux informations.
6. OpenLux est une enquête lancée par Le Monde et une quinzaine d’autres médias sur « la face cachée du Luxembourg, un paradis fiscal situé au cœur de l’Union européenne ».
7. Le risque de profilage est entendu comme la possibilité, à partir d’un ensemble de données personnelles peu probantes prises individuellement, de dresser un profil précis du comportement d’une personne en analysant les données dans leur ensemble.
8. Il s’agit aux termes de l’art. 3 de la directive d’informations concernant essentiellement l’état civil des personnes, leur adresse professionnelle, la nature et l’étendue des actifs détenus dans des sociétés.
9. CJUE, gr. ch., 26 juill. 2017, avis 1/15 sur le Passenger Name Record, § 100, D. 2017. 1655, obs. E. Autier ; JT 2017, n° 201, p. 12, obs. X. Delpech .
10. CJUE, gr. ch., 8 avr. 2014, Digital Rights Ireland Ltd & Michael Seitlinger e.a., aff. jtes C-293/12 et C-594/12, § 27, AJDA 2014. 773 ; ibid. 1147, chron. M. Aubert, E. Broussy et H. Cassagnabère ; D. 2014. 1355, et les obs. , note C. Castets-Renard ; ibid. 2317, obs. J. Larrieu, C. Le Stanc et P. Tréfigny ; Légipresse 2014. 265 et les obs. ; RTD eur. 2014. 283, édito. J.-P. Jacqué ; ibid. 283, édito. J.-P. Jacqué ; ibid. 2015. 117, étude S. Peyrou ; ibid. 168, obs. F. Benoît-Rohmer ; ibid. 786, obs. M. Benlolo-Carabot .
11. Concl. de l’avocat général M. Giovanni Pitruzella présentées le 20 janv. 2022, aff. jtes C-37/20 et C-601/20, WM (C-37/20) Sovim SA (C-601/20) c/ Luxembourg Business Registers, § 101.
12. Concl. de l’avocat général M. Giovanni Pitruzella présentées le 20 janv. 2022, aff. jtes C-37/20 et C-601/20, WM (C-37/20) Sovim SA (C-601/20) c/ Luxembourg Business Registers, §§ 207 et 208.
13. CJUE, gr. ch., 22 nov. 2022, préc., § 86.
14. CEDH, gr. ch., 8 nov. 2016, Magyar Helsinki Bizottság c/ Hongrie, n° 18030/11, §§ 164 et 166, AJDA 2017. 157, chron. L. Burgorgue-Larsen .
15. Dans le récent arrêt de grande chambre, Halet c/ Luxembourg, la Cour a rappelé l’importance du débat sur « l’évitement fiscal, la défiscalisation et l’évasion fiscale », v. CEDH, gr. ch., 24 févr. 2023, Halet c/ Luxembourg, n° 21884/18.
16. CEDH 30 juin 2005, Bosphorus c/ Turquie, n° 45036/98, AJDA 2005. 1886, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2006. 566, note J. Andriantsimbazovina ; RTD eur. 2005. 749, note J.-P. Jacqué ; ibid. 2015. 235, obs. L. d’Ambrosio et D. Vozza .
17. Rappelons que la CEDH n’hésite plus, depuis l’arrêt MSS c/ Belgique du 21 janv. 2011 (n° 30696/09, AJDA 2011. 138 ; D. 2012. 390, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; RFDA 2012. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano ; Constitutions 2011. 334, obs. A. Levade ; RTD eur. 2012. 393, obs. F. Benoît-Rohmer ), à sanctionner des États pour des violations de la Convention trouvant leur source dans la mise en œuvre du droit de l’Union européenne.
18. CJUE 15 mars 2022, M. A. c/ Autorité des marchés financiers, aff. C-302/20, D. 2022. 1134 , note G. Parleani ; Rev. sociétés 2022. 447, obs. A.-C. Muller ; Légipresse 2022. 214 et les obs. ; ibid. 310, chron. A. Tandeau ; RSC 2022. 373, obs. F. Stasiak †, J.-M. Brigant et A. Bellezza ; RTD com. 2022. 122, obs. N. Rontchevsky .