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Dossier 

Le « téléprivé »

Étude sur l’utilisation à des fins personnelles des outils de communication de l’entreprise.

par Benjamin Dabosvillele 22 janvier 2019

Introduction

Un salarié est surpris sur son lieu de travail en train de faire un usage personnel de l’ordinateur et de la connexion internet de son entreprise. D’apparence anodine, la situation peut pourtant, juridiquement, faire l’objet de différentes appréciations. Le salarié agit-il en toute licéité, bénéficiant d’un « droit à une vie personnelle » au travail ? Ou bien encourt-il un licenciement pour faute grave doublée d’une peine de prison pour abus de confiance, ayant « détourné son ordinateur et la connexion internet de l’usage pour lequel ils avaient été mis à sa disposition » ?

La question est empreinte d’autant plus d’incertitudes qu’elle est récente. Pendant longtemps, l’entreprise fut plutôt un monde clos, replié sur lui-même, sans possibilité pour les travailleurs de contacter le monde extérieur. Ce n’est que dans le dernier quart du XXe siècle, lorsque les ordinateurs et téléphones pénètrent les lieux de production, que la situation évolua. Le tournant s’accentua à l’aube du XXIe siècle, lorsqu’apparurent la téléphonie mobile et le réseau internet. Nombre des transformations actuelles du monde du travail trouvent leurs origines dans ces évolutions technologiques. L’une des manifestations les plus évidentes de ces changements est l’émergence du « télétravail », lequel renvoie à l’accomplissement de la prestation de travail hors des locaux de l’entreprise, via l’utilisation de technologies de communication. Répondant aux attentes d’une partie des entreprises et des salariés, cette pratique a fait l’objet de plusieurs interventions législatives, si bien que son cadre juridique est aujourd’hui fixé par plusieurs articles du code du travail. En contrepoint, le phénomène que nous proposons de dénommer « téléprivé », à savoir l’utilisation de moyens de télécommunication à des fins personnelles ou privées, demeura largement occulté.

Cette occultation juridique ne tient pas à une quelconque rareté de la pratique décrite. Au contraire, celle-ci paraît être assez fréquente. Elle résulte plutôt du fait que l’utilisation des outils des communications à des fins privées a toujours constitué un « tabou ». D’une part, parce qu’il est difficile aux entreprises, acquises aux logiques de production « juste à temps », de livraison « express » ou de traitement des demandes « le plus tôt possible », de promouvoir auprès de leurs salariés des mots d’ordre tels que « disponibilité » et « réactivité », tout en attendant d’eux qu’ils se comportent différemment lorsqu’il est question de la gestion de leurs activités personnelles. D’autre part, parce que la « perruque », n’ayant jamais été admise ou reconnue en tant que telle, il ne pouvait en aller autrement du téléprivé, lequel n’est, en substance, que l’un des avatars modernes de ce phénomène. Certes, chacun a toujours pu constater que « pendant le travail, les salariés entreprennent de nombreuses activités, courtes ou prolongées, qui n’ont rien de professionnel ». De même, il est acquis que, « de tout temps, les salariés ont pu utiliser occasionnellement les moyens de l’entreprise à des fins personnelles ». Mais cette conduite étant toujours restée « marginale, illégale et fuyante », les salariés ne furent guère portés à réclamer l’existence d’un « droit au téléprivé » lorsque les outils de communication se multiplièrent en entreprise.

Divers facteurs contribuent pourtant à mettre aujourd’hui en lumière l’existence de ce phénomène. Pour les entreprises, le sujet est d’autant plus inquiétant qu’elles sont abreuvées d’études, aussi alarmistes que discutables, affirmant que les usages d’internet à des fins privées entraîneraient d’importantes baisses de productivité. Pour les salariés, la principale nouveauté, avec le téléprivé, tient au fait que la technologie procure à l’employeur les « moyens d’accéder à un contrôle accru et d’une redoutable efficacité ». Là où les discussions entre collègues ou les rêveries solitaires pouvaient autrefois passer inaperçues, elles deviennent aujourd’hui visibles et risquées. Le nombre de messages envoyés à des proches ou le temps de consultation de sites internet non professionnels sont désormais mesurables et les traces laissées peuvent à tout moment être découvertes par l’employeur et exposer le salarié à un licenciement.

Si, sous le poids des inquiétudes des uns et des autres, ce « tabou » commence à être progressivement levé, il demeura en tout cas pendant longtemps si prégnant que cette pratique du « téléprivé » ne fit jamais l’objet d’un débat public. Cette absence, à peine tempérée par de rares études spécialisées, soulève aujourd’hui encore deux difficultés.

De façon très concrète, l’absence de règles étatiques ou conventionnelles claires, tout comme la diversité des opinions doctrinales, donne une grande importance aux décisions unilatérales de l’employeur, lesquelles se manifestent fréquemment dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans un document annexe, telle qu’une « charte informatique ».

Le régime juridique qui en résulte est non seulement souvent très restrictif pour les travailleurs mais il est surtout très différent d’une entreprise à l’autre. Certaines organisations admettent un « usage raisonnable » des outils de communication à des fins privées, d’autres l’interdisent sauf « autorisation » de l’employeur, tandis que les dernières considèrent qu’il existe une interdiction de principe mais que celle-ci tombe lorsqu’il existe une « nécessité impérative » de la vie privée ou une « situation d’urgence ». Quant aux raisons invoquées pour limiter les communications d’ordre personnel, les unes mettent en avant la destination du matériel et des locaux professionnels, les autres le respect du temps de travail effectif, les dernières l’attention particulière requise par certaines tâches. Derrière cette prédominance des normes internes aux entreprises pointe surtout un risque d’arbitraire patronal.

De manière plus théorique se pose la question de l’articulation entre le droit et les normes sociales. En effet, le téléprivé ne se déroule pas en dehors de toute normativité, comme certaines études l’ont démontré. D’abord, un clivage existe entre cadres et non-cadres. Il est fréquent que les premiers « revendiquent le droit à la vie personnelle » sur le lieu ou au temps de travail, tandis que les seconds ont tendance à juger moins légitime l’utilisation à des fins personnelles des outils de communication de l’entreprise, alors même qu’ils sont tout autant appelés à utiliser ces outils pour accomplir leur prestation de travail. Ensuite, le téléprivé est bien mieux implanté dans des secteurs d’activité dans lesquels il existe culturellement un lien de confiance entre l’entreprise et ses salariés (agences de création, consultants, départements de recherche) que dans les secteurs marqués par une plus grande défiance à l’égard des travailleurs (entreprises de distribution ou de production industrielle). Enfin, on a relevé que « ce niveau de confiance est presque systématiquement associé à des emplois au statut plus élevé », si bien que l’utilisation d’outils de communication de l’entreprise à des fins personnelles est souvent à un marqueur de statut social.

Une remise en ordre s’impose donc, afin d’éviter que le régime juridique du téléprivé soit uniquement fixé par des actes unilatéraux des entreprises et ne soit que le reflet des rapports de force sociaux. Pour sortir du clair-obscur actuel, une démarche prospective est nécessaire, en prenant pour point de départ l’identification des intérêts légitimes du salarié et de l’employeur qui sont en cause. Le téléprivé apparaît alors comme une pratique légitime car fondée sur un besoin social, mais pouvant faire l’objet de restrictions patronales.

Une pratique à légaliser

Le téléprivé reste une pratique encore mal cernée, réduite au caractère « non professionnel » des usages que fait le salarié des outils de communication de l’entreprise. Il importe donc de faire la lumière sur le contenu de cette activité avant d’envisager le régime juridique auquel elle obéit. Une fois ce voile levé, il ressort que le téléprivé ne peut être résumé à une échappatoire permettant de se dérober à l’accomplissement de la prestation de travail. Cette pratique répond souvent à des besoins légitimes, si bien que le droit devrait en reconnaître la licéité avec plus de force qu’il ne le fait actuellement.

Une nécessité sociale démontrée

Les enquêtes de terrain, bien qu’encore peu nombreuses, ont permis de mieux cerner les raisons pour lesquelles les salariés utilisent les outils de communication de l’entreprise à des fins personnelles. Même s’il existe de fortes variations selon les individus, la diversité des usages peut être résumée en différenciant trois finalités.

D’abord, les outils de communication de l’entreprise peuvent être utilisés pour effectuer des tâches relevant du « travail domestique et éducatif ». Il peut s’agir de prendre rendez-vous chez le médecin ou le coiffeur aux heures où ceux-ci sont joignables, de contacter une administration ou une entreprise, d’organiser la sortie de classe et les devoirs scolaires des enfants, d’ajuster enfin avec son conjoint la question des courses alimentaires, telle la « baguette de pain » à acheter en rentrant le soir. En conséquence abondent les mails, appels ou sms visant à « allouer, vérifier, distribuer les activités ménagères ».

Ensuite, le téléprivé sert à développer une activité sociable depuis le lieu de travail. Cette consolidation des liens humains concerne bien sûr le couple. Ainsi, « entre conjoints, les outils électroniques permettent de s’envoyer des billets doux, de régler une dispute ou encore d’apporter quelques mots de réconfort quand les tensions avec des collègues minent la vie au travail ». Mais il s’étend aussi au-delà de ce noyau pour toucher parents et amis, avec lesquels on cherche à « coordonner les agendas pour aménager les rencontres » ou avec qui on échange des messages humoristiques, notamment lorsqu’il s’agit d’amitiés propres à un seul des deux conjoints ou d’anciens collègues de travail.

Enfin, les moyens de l’entreprise sont utilisés pour exercer une activité individuelle exclusive, pour « cultiver son soi ». Tandis qu’à la maison, « vivre ensemble exige toujours de renoncer à quelques activités centrées sur le "je individuel" », l’utilisation sur les lieux de travail d’outils de communication ouverts sur le monde permet de « cultiver ses territoires personnels, en dehors de la présence du conjoint ». Les travailleurs peuvent ainsi consulter des sites de décoration, de tricot, de sport, de danse, de mode, de jeu, de rencontres, d’achat en ligne ou encore de pornographie. En somme, le recours aux outils technologiques de l’entreprise offre aux salariés l’opportunité de « s’adonner à des activités autonomes […] sans mettre en péril le mode de régulation conjugale », ces « plaisirs solitaires » risquant d’être rejetés s’ils s’accomplissaient lors des temps de vie à deux.

Au final, le téléprivé répond donc à des motivations diverses. Sans doute peut-on objecter que certaines activités n’ont qu’une vocation récréative et ne sont en rien indispensables à l’épanouissement individuel. Cette tendance paraît d’ailleurs s’être accrue avec le développement d’internet, pour lequel les utilisateurs doivent faire face à de redoutables stratégies de captation de leur attention. Il n’en reste pas moins que, d’un point de vue global, cette pratique ne doit pas être vue comme une illustration moderne de la « paresse naturelle des hommes » ou une stratégie de « flânerie » visant à dissimuler une absence de production sous une apparence d’activité. Elle s’analyse davantage comme une réponse à un besoin humain. Le téléprivé donne la possibilité de faire face aux exigences de la vie quotidienne, de trouver un équilibre social, de satisfaire à des besoins propres, de rompre l’isolement de certains postes de travail, de se détendre après un épisode stressant ou bien encore de jouir de ce qu’on estime être une gratification méritée après l’accomplissement d’un effort.

La légitimité de cette pratique rend d’autant plus nécessaire sa reconnaissance juridique. Celle-ci, pourtant, se révèle être encore très incomplète.

Une reconnaissance juridique incomplète

La licéité de l’utilisation à des fins personnelles, par le salarié, des outils de communication de l’entreprise est rarement admise en tant que telle. Une certaine reconnaissance pointe cependant. Faible du côté des sources internes, celle-ci est un peu plus marquée du côté des sources internationales.

Concernant les sources internes, aucun texte législatif ou réglementaire ne fait référence à cette pratique, que ce soit pour en reconnaître la licéité ou la prohiber. L’examen des décisions de justice n’est guère plus concluant. Certaines décisions peuvent certes être citées au soutien d’une reconnaissance du droit au téléprivé mais seule une poignée d’entre elles contiennent une formulation de portée générale affirmant la possibilité pour le salarié d’utiliser les outils de communication de l’entreprise dès lors que cette utilisation n’est ni « abusive » ni « illicite ». Ces prises de position émanent d’ailleurs uniquement de juridictions du fond. À l’inverse, il n’existe aucun arrêt de la Cour de cassation proclamant, dans un attendu ciselé et largement diffusé, la licéité du téléprivé. Quelques décisions de la haute juridiction, il est vrai faiblement diffusées, paraissent même plutôt renvoyer au bon vouloir de l’employeur. Au final, aucune conclusion ne peut donc être tirée de l’étude de ces décisions.

Face à ce silence législatif et cette indétermination judiciaire, il est tentant de se référer à la position adoptée par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Celle-ci estime depuis de nombreuses années qu’une « interdiction générale et absolue de toute utilisation [des outils de communication de l’entreprise] à des fins autres que professionnelles ne paraît pas réaliste dans une société de l’information et de la communication ». Elle soutient également que, juridiquement, une telle utilisation personnelle est « tolérée par les tribunaux ». La formule, avancée avec prudence, a pour mérite de mettre en exergue les incertitudes du droit positif. La « tolérance », à l’opposé de la qualification juridique d’« usage », n’est en effet qu’un simple état de fait dont on ne peut déduire l’application d’un régime juridique précis. Mais le constat effectué par la CNIL permet également de souligner deux traits importants du droit positif. D’une part, l’absence de proclamation d’un droit à l’utilisation des outils de communication de l’entreprise à des fins personnelles place les salariés dans une situation délicate. En pratique, il est très rare que les actes unilatéraux de l’employeur visant à proscrire ou à encadrer le téléprivé fassent l’objet de contestation juridique. Ce n’est qu’au moment d’analyser la faute reprochée au salarié que les juges jettent un regard sur la manière dont l’employeur exerce son pouvoir.

Amorcée sous l’angle du pouvoir disciplinaire de sanction, et non sous l’angle du pouvoir normatif de fixation de règles, la discussion est déjà largement biaisée. Le travailleur ne se présente pas devant les tribunaux comme un individu bénéficiant d’un droit qu’il entend faire respecter, mais comme le violateur d’une norme patronale jusqu’ici incontestée et que seule une magnanime « tolérance » pourrait sortir d’affaire. D’autre part, l’étude de la CNIL souligne l’avance prise par les « petites sources du droit » sur le droit étatique. Alors qu’aucun texte ni décision judiciaire importante ne reconnaît la licéité du téléprivé, la connaissance des règlements intérieurs et des chartes informatiques qui leur sont annexées permet, à l’inverse, de tirer le constat qu’un usage « raisonnable […] est généralement et socialement admis dans la plupart des entreprises ou administrations ».

Concernant les sources internationales, une plus grande attention est parfois portée au rôle que joue le téléprivé dans l’épanouissement de l’individu. C’est en particulier le cas dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Le point d’ancrage de cette construction est l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, lequel affirme, entre autres, le droit au respect de la vie privée. Selon la CEDH, cette notion de « vie privée » ne doit pas s’entendre de manière étroite comme le droit d’être laissé seul. Elle implique, au contraire, la possibilité de nouer des relations et de communiquer avec autrui. Or cette possibilité serait réduite à néant si les travailleurs étaient tenus, à l’intérieur de l’entreprise, de cloisonner étroitement vie professionnelle et vie privée. À titre d’illustration, s’il était exigé d’un salarié qu’il apporte son propre ordinateur doté d’une connexion internet et qu’il aille dans une salle de détente, pendant son temps de pause, pour envoyer un mail depuis son lieu de travail, les contraintes imposées seraient telles qu’on peut raisonnablement penser que le travailleur renoncerait à son projet. Sa faculté d’interagir avec autrui serait bridée, portant atteinte à cette « vie privée sociale » mise en évidence par la CEDH. C’est la raison pour laquelle il a été affirmé que le droit au respect de la vie privée couvre l’utilisation, par un travailleur, d’un moyen de communication mis à sa disposition depuis l’entreprise. Cette articulation entre droit au respect de la vie privée et utilisation à des fins personnelles des outils de communication de l’entreprise s’est certes développée dans un contexte particulier. L’enjeu principal des affaires présentées à la Cour européenne était de savoir si les travailleurs pouvaient invoquer l’article 8 de la Convention pour faire échec à une mesure de surveillance patronale. Certains développements montrent cependant que les juges ont bien entendu reconnaître un droit au téléprivé au bénéfice des salariés. Dans un récent arrêt Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017, rendu en grande chambre, la CEDH a ainsi affirmé, face à un règlement intérieur d’entreprise interdisant toute utilisation d’internet à des fins personnelles, que « les instructions d’un employeur ne peuvent pas réduire à néant l’exercice de la vie privée sociale sur le lieu de travail ». Par conséquent, « le respect de la vie privée et de la confidentialité des communications continue à s’imposer, même si ces dernières peuvent être limitées dans la mesure du nécessaire ». L’arrêt n’affirme pas encore expressément que le droit au respect de la vie privée implique, pour le travailleur, la possibilité d’utiliser les outils de communication de l’entreprise à des fins personnelles mais il s’en rapproche fortement.

Compte tenu de l’importance pratique et sociale du téléprivé, la reconnaissance expresse d’un droit, pour les travailleurs, à utiliser les outils de communication de l’entreprise à des fins personnelles paraît donc indispensable. Le législateur français doit ici s’inspirer des constatations effectuées par la CNIL et des orientations prises par les juridictions européennes. Une fois ce droit proclamé, il faudra alors s’intéresser aux limites qu’il rencontre.

Des restrictions à préciser

L’employeur peut établir, en amont, certaines restrictions ou sanctionner, en aval, certaines pratiques liées au téléprivé. Conformément à l’article L. 1121-1 du code du travail, cet exercice du pouvoir patronal n’est licite que si l’atteinte au droit des travailleurs est justifiée par un but légitime et proportionnée à cette fin. Si le contrôle de proportionnalité ne peut, pour l’heure, être systématisé, l’étude des justifications susceptibles d’être avancées par l’employeur mérite d’être approfondie. Certaines peuvent difficilement être accueillies telles quelles. D’autres sont plus recevables.

Les justifications à relativiser

Trois séries de justifications, pourtant souvent mises en avant, paraissent devoir être prises avec précaution.

La première est celle relative à la « propriété » des outils de communication. Cette justification, qui a une forte résonnance outre-Atlantique, trouve aussi certains échos dans la jurisprudence et la doctrine française. Son invocation ne paraît cependant pas fondée. Soulignons en effet que l’utilisation des outils de communication à des fins personnelles ne porte, en soi, guère atteinte aux attributs du droit de propriété. Contrairement au propriétaire d’un champ, qui souffre d’une restriction de ses droits lorsque des individus pénètrent sur son terrain pour y cueillir des fruits, l’employeur peut difficilement soutenir que son droit de propriété est atteint lorsque le travailleur utilise l’ordinateur de l’entreprise pour envoyer un mail personnel. La seule limite qu’il peut utilement invoquer est celle d’un devoir de restitution du matériel, lequel implique que le travailleur conserve la chose et en use paisiblement. À cette aune, seule la prohibition de certaines manipulations ou communications, telle que le téléchargement de fichiers dangereux, paraît constituer une mesure justifiée par la protection des intérêts matériels de l’employeur et proportionnée à cette fin, non une interdiction totale d’utiliser ces outils de communication à des fins personnelles. Au-delà, il est difficile d’évoquer une atteinte à la jouissance du bien, d’autant que le salarié n’utilise celui-ci que dans le cadre d’une mise à disposition effectuée par l’employeur. Or on ne voit guère pour quel motif celle-ci serait « implicitement limitée aux fins professionnelles », comme cela a pu être soutenu. De la même manière que l’employeur ne peut arguer de son droit de propriété sur les locaux dans lesquels est effectuée la prestation de travail pour y interdire tout droit à la vie privée des salariés, l’invocation de la propriété des outils de communication ne peut suffire à fonder un « droit […] à refuser toute utilisation extraprofessionnelle de ce matériel ». Il faut plutôt considérer que, par la mise à disposition du matériel de communication auprès du salarié, l’entreprise lui a transféré la jouissance de celui-ci. L’employeur peut certes encadrer cette jouissance dans le cadre de son pouvoir de direction mais il ne peut le faire que dans le respect des droits fondamentaux de la personne, y compris le droit du travailleur à une vie privée. Sur un autre registre, ajoutons qu’il paraîtrait bien déraisonnable, alors que la Constitution reconnaît que « l’homme exerce une influence croissante sur les conditions de la vie et sur sa propre évolution », d’exiger d’une personne qu’elle dispose de deux téléphones portables, l’un pour ses activités professionnelles, l’autre pour ses affaires privées. Forgée à une époque où la nature était perçue comme un espace à conquérir, la notion de propriété ne peut plus, aujourd’hui, être brandie sans considération pour la raréfaction des ressources et les insuffisances du recyclage des objets matériels.

La deuxième justification, évoquée pour l’utilisation tant des outils de communication de l’entreprise que de ceux dont le salarié est propriétaire, est celle du temps de travail. À cet égard, le téléprivé est souvent considéré comme du « temps perdu » pour l’entreprise, voire du temps « soustrait à l’employeur », la gravité de la faute commise dépendant de la durée consacrée à cette activité. De manière plus mesurée, et afin de tenir compte de la difficulté de prohiber une pratique largement répandue, il a aussi été proposé que le temps passé à utiliser à des fins personnelles les outils de communication de l’entreprise « soit chronométré sur chaque poste de travail jusqu’à bloquer automatiquement l’accès […] jusqu’à la fin de la journée ». Ces analyses et cette proposition supposent de s’intéresser à la manière dont est décompté le temps de travail. Puisque la conclusion d’une convention de forfait suppose que les salariés ne soient pas astreints à un horaire de travail collectif ou qu’ils disposent d’une autonomie dans l’organisation de leur temps de travail, il est reconnu que ces travailleurs peuvent, dans une certaine mesure, décider eux-mêmes de quelle manière ils arbitrent entre temps de production et temps consacré à des occupations personnelles. Ces salariés bénéficieraient donc d’une grande liberté dans l’utilisation des outils de communication de l’entreprise à des fins personnelles. Les autres, à l’inverse, ne pourraient faire usage de ces outils qu’en dehors des heures de travail fixées par l’employeur. Quoiqu’intéressante, cette solution se heurte à deux séries d’obstacles.

D’une part, elle ne paraît pas être à même d’assurer un juste équilibre entre droit du travailleur au respect de sa vie privée sociale et sauvegarde des intérêts de l’employeur. En prenant appui sur des études de terrain, il est en effet possible d’identifier trois manières d’articuler téléprivé et temps de travail, sans qu’il en ressorte une justification à l’existence de règles différenciées selon la manière dont est décompté le temps de travail.

D’abord, le téléprivé peut s’analyser comme un temps de transition. Il peut s’agir soit d’une transition entre le temps pleinement personnel et le temps professionnel, soit d’une transition entre deux tâches à accomplir. Ce temps de transition existe tant chez les non-cadres que pour les cadres. Pour les premiers, on note ainsi que les activités personnelles se déroulent souvent de façon codifiée. Elles prennent, par exemple, la forme d’appels téléphoniques s’effectuant selon des « rythmes normés » intervenant aux moments « où l’activité professionnelle n’est pas encore pleinement entamée ou […] se termine bientôt ». Pour les seconds, ces activités personnelles forment des « séquences de pause informelle dans les temps creux de la production ou de la journée de travail. [Les cadres] se calent dans les interstices pour faire en sorte que le temps soit toujours "plein" ». Dans tous les cas, ce temps de transition ne nuit pas à l’accomplissement du travail à accomplir.

Ensuite, le téléprivé s’apparente parfois à un temps de dispersion. Sont ici visées les incursions personnelles au travail qui se font « à flux constant » en se « superposant aux activités professionnelles ». Cette forme de téléprivé est une zone grise encore difficile à analyser au regard de son incidence sur la prestation de travail. Certains auteurs considèrent que le cerveau humain, s’il est entraîné dans ce sens, est capable d’effectuer correctement plusieurs tâches en même temps. Les travailleurs du XXIe siècle auraient ainsi développé une compétence nouvelle, celle de gérer les situations de dispersion au travail. D’autres pointent les effets néfastes de cette situation, estimant que « travailler sur plusieurs tâches en même temps est en général préjudiciable à l’accomplissement de chacune des tâches et à la concentration ». Quoi qu’il en soit, ces considérations sont les mêmes pour l’ensemble des salariés, peu importe leur situation au regard du décompte du temps de travail.

Enfin, le téléprivé constitue quelquefois un temps de désertion, durant lequel le salarié délaisse totalement les tâches professionnelles à accomplir. L’analyse du contentieux montre que cette situation peut concerner toutes les catégories de salariés. Mais ce n’est alors pas tant le manquement aux règles relatives au temps de travail qui incite les entreprises à réagir que les insuffisances constatées dans l’accomplissement de la prestation de travail.

En somme, que le temps consacré au téléprivé s’insère avec aisance dans les interstices du temps professionnel, qu’il vienne de façon plus discutable se superposer à lui, ou qu’il s’effectue de manière clairement fautive à son détriment, il n’existe guère de raison de traiter différemment les salariés selon qu’il existe ou non une convention de forfait. Celle-ci ne fournit guère de justification solide à l’existence d’une différence de traitement entre les travailleurs.

D’autre part, et plus fondamentalement encore, cette importance accordée au temps de travail ne paraît pas fondée juridiquement. Rappelons que le temps de travail effectif est défini pour tous les salariés comme étant « le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ». Ce texte signifie que le travailleur doit effectuer les efforts nécessaires pour accomplir les tâches qui lui sont imposées et doit donner priorité à son activité professionnelle. Il n’exige pas que son « attention » soit entièrement et en permanence tournée vers le travail à accomplir. De fait, « le temps passé au lieu de travail n’est pas une plage temporelle homogène, entièrement vouée à l’activité productive » et nul ne s’étonnera que le travailleur, tout en restant à son poste de travail, se mette à siffloter, penser à sa soirée ou simplement rêvasser sans but. Plutôt que de sanctionner cet usage en maintenant l’illusion que le temps de travail impose une disponibilité absolue du salarié, il semble donc préférable d’admettre qu’un tel effort d’attention est physiologiquement hors d’atteinte. Du reste, cette exclusivité n’est nullement indispensable au bon fonctionnement de l’entreprise. Pour les travailleurs ayant des objectifs à atteindre, « toute dérive au bureau se traduira par du travail ailleurs », sans que cela ait des répercussions sur les performances de l’entreprise.

Quant au salarié en situation d’attente derrière un comptoir, il reste bien à la disposition de l’employeur, peu importe qu’il consulte les derniers résultats sportifs sur internet ou discute météo avec un collègue en l’absence de tout client. Mieux même, il est de l’intérêt de l’entreprise de savoir lui octroyer des temps d’attention moindre, afin de bénéficier ultérieurement d’une plus grande efficacité aux moments cruciaux pour l’accomplissement de la prestation de travail. Cette clarification de la notion de « disponibilité » effectuée, il apparaît alors que téléprivé s’analyse bien comme du temps de travail dès lors que le salarié agit de telle manière que cette occupation personnelle reste conforme avec l’accomplissement satisfaisant de la prestation de travail attendue par l’employeur. Comme l’indiquait déjà le Conseil d’État à propos de dispositions d’un règlement intérieur prohibant « d’une manière générale toute conversation étrangère au service », les seules restrictions admissibles sont celles liées au bon ordre dans l’entreprise ou à l’accomplissement de « travaux exigeant une attention particulière », non celles liées au « temps de travail ».

La troisième justification porte sur la protection de la santé du travailleur. Une analyse de la gravité des risques encourus et de leurs causes reste certes difficile à effectuer, les études sur ce thème étant rares et incomplètes. L’utilisation des outils de communication semble néanmoins poser deux difficultés. D’une part, le travail sur écran peut directement être à l’origine de troubles physiques, oculaires ou musculosquelettiques. D’autre part, la connexion permanente avec le monde extérieur s’accompagne d’une tendance à la « dispersion » entre différentes tâches qui est source de stress, tant parce que les travailleurs cherchent à effectuer plus rapidement les tâches qui leurs sont fournies que parce qu’ils ont dû mal à faire face aux brouillages de leurs repères spatiotemporels. Nécessitant le traitement à intervalles réguliers de nouvelles données, ces interruptions créent « un risque de surcharge cognitive et émotionnelle, avec un sentiment de fatigue, d’excitation ». Afin de diminuer ces risques pour la santé, il est préconisé d’imposer un temps de pause numérique et informationnelle au salarié, pendant lequel il n’aurait aucun lien quelconque avec un écran. Une telle « pause » n’aurait bien sûr de sens que si elle visait tant l’utilisation personnelle que professionnelle des outils de communication de l’entreprise.

Néanmoins, fonder une restriction au téléprivé sur de telles considérations paraît discutable, pour deux raisons. En premier lieu, la mise en œuvre de ces préconisations de santé devrait plutôt prendre la forme d’une autre organisation du travail, évitant le fractionnement des tâches et favorisant les échanges physiques directs. Il importe, en somme, de ne pas pourfendre le téléprivé en évitant toute réflexion sur le contenu, l’organisation et la charge de travail. En second lieu, les risques pour la santé ne diffèrent pas selon que le travailleur utilise un outil de communication appartenant à l’entreprise ou lui appartenant personnellement. Or on voit mal sur quel fondement l’employeur pourrait interdire à un salarié d’utiliser son propre téléphone pendant les temps de pause ou de repas.

Au final, les considérations liées à la santé, bien qu’incitant à fortement relativiser les bienfaits que tirent les salariés du téléprivé, ne paraissent pouvoir que difficilement justifier des restrictions patronales à cet usage des outils de communication de l’entreprise. En dehors d’une information quant aux risques encourus, information dont la mise en œuvre relève de l’employeur mais aussi et surtout des pouvoirs publics, il est délicat de fonder des limitations au téléprivé sur des arguments de protection de la santé.

D’autres préoccupations sont plus à même de justifier de telles restrictions.

Les justifications à retenir

Les motifs pouvant, de façon convaincante, justifier une restriction de l’utilisation des outils de communication de l’entreprise à des fins personnelles sont, essentiellement, liés à deux séries de considérations.

En premier lieu, l’employeur peut invoquer l’accomplissement satisfaisant de la prestation de travail. Davantage que les modalités de décompte du temps de travail, il importe ici de tenir compte de la nature de la tâche à accomplir. Certaines, telle l’activité de contrôleur aérien, exigent une concentration intense et continue. D’autres, tel l’accueil de clients, comportent de nombreuses phases de veille. Le cerveau peut alors « automatiser » la tâche professionnelle à accomplir tout en restant libre pour d’autres activités. En d’autres termes, le travail des premiers requiert une « attention soutenue », tandis que celui des seconds suppose uniquement une « vigilance ». Ces distinctions relatives à la nature et à l’intensité de l’attention requise par la tâche à accomplir, mises en évidence par la psychologie cognitive, paraissent déterminantes. Elles doivent être mises en lien, non avec la durée du téléprivé, mais avec la manière dont celui-ci s’articule avec le travail à effectuer : correspond-il à un temps de transition, de dispersion ou de désertion ? Tandis qu’un travail exigeant une attention soutenue ne peut se combiner avec le téléprivé que pendant les « temps de transition », une tâche demandant une simple vigilance peut être correctement accomplie même si le salarié se « disperse » entre travail et téléprivé. Quant à la charge de la preuve, elle repose sur l’employeur, qui doit mettre le juge en mesure d’identifier les situations dans lesquelles le salarié se livre à un « vagabondage virtuel » au détriment du travail à accomplir. Cette prise en compte de l’incidence du téléprivé sur l’accomplissement de la prestation de travail paraît d’ailleurs être déjà utilisée comme fil conducteur par les juges du fond pour guider leur analyse. Ils ont ainsi estimé répréhensible qu’un salarié « utilis[e] internet pendant ses heures de conduite », que la « quasi-totalité du temps de travail [soit] consacrée à la navigation sur des sites n’ayant aucun caractère professionnel », que le temps consacré au téléprivé soit à ce point important qu’il ait pour conséquence de rendre la « charge de travail [de ses collègues] insurmontable » ou qu’il ait entraîné un « manque de disponibilité [intellectuelle] s’étant traduit par la lenteur observée quant à l’avancement de sa mission » professionnelle. À l’inverse, le licenciement d’un salarié ayant passé une heure par jour à utiliser internet à des fins personnelles a pu être jugé sans cause réelle et sérieuse, dans la mesure où son comportement était par ailleurs « particulièrement exemplaire ».

En second lieu, il est possible de restreindre le téléprivé lorsque celui porte atteinte aux intérêts matériels ou immatériels de l’entreprise. Cette justification peut se décliner de différentes manières. D’abord, il est légitime que l’employeur encadre le téléprivé afin d’assurer le bon fonctionnement du réseau informatique et des outils permettant de s’y connecter. Éviter l’infection d’un ordinateur ou d’un téléphone par un virus informatique en est une illustration. Ensuite, l’employeur peut vouloir éviter que l’utilisation des outils de communication à des fins personnelles ait un coût pour l’entreprise. Dans plusieurs affaires, les juges ont ainsi reconnu la licéité de la sanction patronale frappant un salarié dont les appels effectués avec le téléphone de l’entreprise avaient coûté plusieurs centaines d’euros. Enfin, l’employeur peut naturellement réprimer tout acte consistant à utiliser le matériel informatique de l’entreprise pour commettre une infraction, comme l’envoi d’images à caractère pédopornographique ou le téléchargement illégal de fichiers . Il importe cependant de bien différencier droit et morale, tout comme il faut rappeler que l’incrimination d’un comportement relève uniquement de la compétence du législateur. Bien qu’il existe, chez certains employeurs, auteurs ou juges, une volonté de soumettre la consultation de sites pornographiques à un régime particulier, cette idée ne paraît nullement fondée. Que les pages internet litigieuses aient un caractère érotique, sportif, ludique, politique ou autre importe peu. Sauf lorsque ces sites sont illicites, seule la qualification d’activité « extra-professionnelle » doit être retenue. La Cour de cassation a ainsi censuré le raisonnement de juges du fond qui avaient estimé que le salarié avait commis une faute en conservant sur son poste informatique des photos dont le contenu constituait « une atteinte à la dignité de la femme ». Comme le rappelle la haute juridiction, « la seule conservation […] de photos à caractère pornographique sans caractère délictueux ne constituait pas […] un manquement du salarié aux obligations résultant de son contrat susceptible de justifier son licenciement ».

Au final, il apparaît donc que l’utilisation des outils de communication de l’entreprise à des fins personnelles, tout en constituant un droit pour les travailleurs, peut faire l’objet d’assez nombreuses restrictions par l’employeur, en raison soit de la nature de la tâche à accomplir par le salarié, soit de la nécessaire protection des intérêts de l’entreprise. Substituer ces justifications objectives au flou juridique actuel paraît indispensable, au regard de la diffusion de cette pratique. Gageons que les entreprises ne perdront rien à une telle clarification : la limitation des inconvénients du téléprivé passera sans doute davantage par une meilleure organisation du travail que par l’adoption d’un code de conduite trop strict.