Un salarié est surpris sur son lieu de travail en train de faire un usage personnel de l’ordinateur et de la connexion internet de son entreprise. D’apparence anodine, la situation peut pourtant, juridiquement, faire l’objet de différentes appréciations. Le salarié agit-il en toute licéité, bénéficiant d’un « droit à une vie personnelle » au travail ? Ou bien encourt-il un licenciement pour faute grave doublée d’une peine de prison pour abus de confiance, ayant « détourné son ordinateur et la connexion internet de l’usage pour lequel ils avaient été mis à sa disposition » ?
La question est empreinte d’autant plus d’incertitudes qu’elle est récente. Pendant longtemps, l’entreprise fut plutôt un monde clos, replié sur lui-même, sans possibilité pour les travailleurs de contacter le monde extérieur. Ce n’est que dans le dernier quart du XXe siècle, lorsque les ordinateurs et téléphones pénètrent les lieux de production, que la situation évolua. Le tournant s’accentua à l’aube du XXIe siècle, lorsqu’apparurent la téléphonie mobile et le réseau internet. Nombre des transformations actuelles du monde du travail trouvent leurs origines dans ces évolutions technologiques. L’une des manifestations les plus évidentes de ces changements est l’émergence du « télétravail », lequel renvoie à l’accomplissement de la prestation de travail hors des locaux de l’entreprise, via l’utilisation de technologies de communication. Répondant aux attentes d’une partie des entreprises et des salariés, cette pratique a fait l’objet de plusieurs interventions législatives, si bien que son cadre juridique est aujourd’hui fixé par plusieurs articles du code du travail. En contrepoint, le phénomène que nous proposons de dénommer « téléprivé », à savoir l’utilisation de moyens de télécommunication à des fins personnelles ou privées, demeura largement occulté.
Cette occultation juridique ne tient pas à une quelconque rareté de la pratique décrite. Au contraire, celle-ci paraît être assez fréquente. Elle résulte plutôt du fait que l’utilisation des outils des communications à des fins privées a toujours constitué un « tabou ». D’une part, parce qu’il est difficile aux entreprises, acquises aux logiques de production « juste à temps », de livraison « express » ou de traitement des demandes « le plus tôt possible », de promouvoir auprès de leurs salariés des mots d’ordre tels que « disponibilité » et « réactivité », tout en attendant d’eux qu’ils se comportent différemment lorsqu’il est question de la gestion de leurs activités personnelles. D’autre part, parce que la « perruque », n’ayant jamais été admise ou reconnue en tant que telle, il ne pouvait en aller autrement du téléprivé, lequel n’est, en substance, que l’un des avatars modernes de ce phénomène. Certes, chacun a toujours pu constater que « pendant le travail, les salariés entreprennent de nombreuses activités, courtes ou prolongées, qui n’ont rien de professionnel ». De même, il est acquis que, « de tout temps, les salariés ont pu utiliser occasionnellement les moyens de l’entreprise à des fins personnelles ». Mais cette conduite étant toujours restée « marginale, illégale et fuyante », les salariés ne furent guère portés à réclamer l’existence d’un « droit au téléprivé » lorsque les outils de communication se multiplièrent en entreprise.
Divers facteurs contribuent pourtant à mettre aujourd’hui en lumière l’existence de ce phénomène. Pour les entreprises, le sujet est d’autant plus inquiétant qu’elles sont abreuvées d’études, aussi alarmistes que discutables, affirmant que les usages d’internet à des fins privées entraîneraient d’importantes baisses de productivité. Pour les salariés, la principale nouveauté, avec le téléprivé, tient au fait que la technologie procure à l’employeur les « moyens d’accéder à un contrôle accru et d’une redoutable efficacité ». Là où les discussions entre collègues ou les rêveries solitaires pouvaient autrefois passer inaperçues, elles deviennent aujourd’hui visibles et risquées. Le nombre de messages envoyés à des proches ou le temps de consultation de sites internet non professionnels sont désormais mesurables et les traces laissées peuvent à tout moment être découvertes par l’employeur et exposer le salarié à un licenciement.
Si, sous le poids des inquiétudes des uns et des autres, ce « tabou » commence à être progressivement levé, il demeura en tout cas pendant longtemps si prégnant que cette pratique du « téléprivé » ne fit jamais l’objet d’un débat public. Cette absence, à peine tempérée par de rares études spécialisées, soulève aujourd’hui encore deux difficultés.
De façon très concrète, l’absence de règles étatiques ou conventionnelles claires, tout comme la diversité des opinions doctrinales, donne une grande importance aux décisions unilatérales de l’employeur, lesquelles se manifestent fréquemment dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans un document annexe, telle qu’une « charte informatique ».
Le régime juridique qui en résulte est non seulement souvent très restrictif pour les travailleurs mais il est surtout très différent d’une entreprise à l’autre. Certaines organisations admettent un « usage raisonnable » des outils de communication à des fins privées, d’autres l’interdisent sauf « autorisation » de l’employeur, tandis que les dernières considèrent qu’il existe une interdiction de principe mais que celle-ci tombe lorsqu’il existe une « nécessité impérative » de la vie privée ou une « situation d’urgence ». Quant aux raisons invoquées pour limiter les communications d’ordre personnel, les unes mettent en avant la destination du matériel et des locaux professionnels, les autres le respect du temps de travail effectif, les dernières l’attention particulière requise par certaines tâches. Derrière cette prédominance des normes internes aux entreprises pointe surtout un risque d’arbitraire patronal.
De manière plus théorique se pose la question de l’articulation entre le droit et les normes sociales. En effet, le téléprivé ne se déroule pas en dehors de toute normativité, comme certaines études l’ont démontré. D’abord, un clivage existe entre cadres et non-cadres. Il est fréquent que les premiers « revendiquent le droit à la vie personnelle » sur le lieu ou au temps de travail, tandis que les seconds ont tendance à juger moins légitime l’utilisation à des fins personnelles des outils de communication de l’entreprise, alors même qu’ils sont tout autant appelés à utiliser ces outils pour accomplir leur prestation de travail. Ensuite, le téléprivé est bien mieux implanté dans des secteurs d’activité dans lesquels il existe culturellement un lien de confiance entre l’entreprise et ses salariés (agences de création, consultants, départements de recherche) que dans les secteurs marqués par une plus grande défiance à l’égard des travailleurs (entreprises de distribution ou de production industrielle). Enfin, on a relevé que « ce niveau de confiance est presque systématiquement associé à des emplois au statut plus élevé », si bien que l’utilisation d’outils de communication de l’entreprise à des fins personnelles est souvent à un marqueur de statut social.
Une remise en ordre s’impose donc, afin d’éviter que le régime juridique du téléprivé soit uniquement fixé par des actes unilatéraux des entreprises et ne soit que le reflet des rapports de force sociaux. Pour sortir du clair-obscur actuel, une démarche prospective est nécessaire, en prenant pour point de départ l’identification des intérêts légitimes du salarié et de l’employeur qui sont en cause. Le téléprivé apparaît alors comme une pratique légitime car fondée sur un besoin social, mais pouvant faire l’objet de restrictions patronales.