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Le droit en débats

L’avocat travailliste à l’épreuve de l’inflation du « droit souple »

La crise sanitaire a été l’occasion pour le ministère du Travail de développer considérablement sa pratique du « droit souple », exacerbant ainsi une tendance déjà à l’œuvre au sein des autorités administratives. La force normative de ces textes est parfois difficilement lisible pour nos clients, et l’on constate qu’ils sont de plus en plus brandis dans le cadre de contentieux comme une source de droit légitime et contraignante. Face à ce constat, le rôle de l’avocat travailliste est donc essentiel pour accompagner nos clients et défendre leurs intérêts tant juridiques qu’opérationnels, ces textes étant pour certains contraires au code du travail et à la jurisprudence et pour d’autres, dans leur mise en œuvre, difficilement applicables sur le terrain.

Le droit du travail offre à ses praticiens une appétence particulière pour la question de la hiérarchie des normes, l’interprétation de celles-ci les unes par rapport aux autres, dans un contexte d’inflation galopante dont souffre notre code.

Dans l’ombre de ce tableau, se développe une autre tendance, celle de l’inflation du « droit souple ».

Dans son rapport de 20131, le Conseil d’État le définit comme « l’ensemble des instruments répondant à trois conditions cumulatives :

  • ils ont pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires en suscitant, dans la mesure du possible, leur adhésion ;
     
  • ils ne créent pas par eux-mêmes de droits ou d’obligations pour leurs destinataires ;
     
  • ils présentent, par leur contenu et leur mode d’élaboration, un degré de formalisation et de structuration qui les apparente aux règles de droit ».

Cette définition, dix ans après avoir été posée, semble toujours d’actualité, dans un contexte d’inflation du droit souple, qui s’est particulièrement illustré au moment du covid par les prolifiques productions du ministère du Travail.

Si les ambitions pédagogiques du ministère et des différentes autorités administratives indépendantes sont bien entendu louables, l’avocat travailliste doit nécessairement s’interroger sur la force normative de ces publications et sur le rôle qu’il doit jouer auprès de ses clients auxquels elles s’adressent.

Nous assistons à une inflation de « normes de droit souple » en matière de droit du travail, comment analyser cette tendance ?

Le phénomène du droit « souple » n’est pas nouveau et l’on peut considérer qu’il trouve ses origines dans le domaine des relations internationales, puis au sein de l’Union européenne et aux États-Unis. Son émergence est liée à la difficulté pour les acteurs, qu’il s’agisse d’États, d’organisations internationales ou d’entreprises à s’accorder sur une règle, son interprétation et les sanctions corrélatives.

Cette tendance a trouvé une résonnance dans la vie des entreprises, le droit « souple » pouvant jouer un rôle de régulateur efficace et préférable à l’édiction d’une règle générale – donc souvent imparfaitement adaptée – et contraignante.

L’appellation de droit « souple » masque cependant un continuum entre des règles au degré de normativité nul à des règles dont le caractère impératif est collectivement admis.

En matière de droit du travail, on ne saurait considérer que le droit souple se substitue à des normes issues de la loi, du règlement ou même des conventions collectives, qui sont déjà extrêmement foisonnantes. Au contraire, il s’y ajoute et explique, détaille, illustre et parfois complète les règles déjà existantes.

Tel est le cas du droit souple d’origine étatique (élaboré notamment par le ministère du Travail) ou paraétatique (en particulier issu des autorités administratives indépendantes) comme de celui du droit souple issu des entreprises ou organisations professionnelles (les standards, recommandations, etc.).

L’utilité de telles normes de droit souple n’est pas nulle. Elles peuvent en effet permettre, notamment aux entreprises, de mieux comprendre et appliquer les normes générales auxquelles elles sont soumises. Elles jouent également un rôle important dans la régulation des activités économiques, en particulier lorsque les enjeux sont soit nouveaux, soit transverses. On l’observe très nettement à travers le code de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées Afep-Medef, ou le travail de l’Agence française anticorruption.

Faut-il vraiment craindre ces règles de droit « souple » ?

Tout d’abord, en tant que juriste, on ne peut feindre d’ignorer que ces normes sont édictées en dehors du champ démocratique. En effet, le législateur et les partenaires sociaux sont bien souvent tenus éloignés de leur élaboration et il ne s’agit pas d’actes qui ressortent de l’exercice du pouvoir réglementaire. En conséquence, elles échappent à tout contrôle, tant à celui du contrôle de constitutionnalité qu’au contrôle exercé par la justice administrative.

Ensuite, nous sommes confrontés à une difficulté principale qui est de déterminer si ces « normes » créent des droits ou obligations pour leurs destinataires, ou si elles n’en créent pas. Et en conséquence, si leur responsabilité est susceptible d’être engagée en raison de leur violation.

Cette problématique est apparue avec une acuité particulière pendant la crise sanitaire, s’agissant des protocoles relatifs à la santé, l’hygiène et la sécurité des travailleurs. Il s’agit des domaines de prédilection de la responsabilité de l’employeur et de ses dirigeants, dont le régime a fait l’objet d’une abondante construction jurisprudentielle.

Or, nous avons assisté en la matière à une avalanche de rapports, guides, questions-réponses, protocoles, fiches ou instructions publiés par le ministère du Travail, sans compter des interviews et tweets quotidiens.

Autant d’objets juridiques non identifiés, qui ont chacun un degré normatif distinct ou nul, et dont il faut se garder de croire qu’ils sont garants de droits et se méfier qu’ils puissent être source d’obligations. Leur opposabilité à l’administration ou aux autorités administratives indépendantes elles-mêmes est également une question qu’il convient de soulever.

On relèvera d’ailleurs que ces documents sont souvent non datés, ce qui semblerait témoigner de la valeur immuable des injonctions qu’ils contiennent. Pourtant, nombre d’entre eux cesseront subitement d’être consultables en ligne, ce qui aura pour effet la disparition, pour le passé comme pour l’avenir, de toute valeur, même simplement indicative.

Plus généralement, ces normes traduisent une volonté des autorités publiques d’inciter les entreprises à adopter des comportements qu’elles estiment « convenables » à un moment donné, du point de vue du seul prisme de leur auteur. On peut à ce titre parfois regretter le manque de précautions dans la rédaction utilisée ou même leur champ, qui dépasse celui de son rédacteur. A titre d’exemple, on citera le « Projet de guide – recrutement » de la CNIL qui traite tout à la fois du traitement des données personnelles, mais qui complexifie également largement le processus de recrutement, notamment pour des PME, et ne craint pas d’aborder la question du droit de la discrimination en matière de droit du travail2.

Peut-on imaginer que la responsabilité des entreprises soit engagée sur le fondement de règles de droit « souple » ?

Le droit « souple » n’a pas, au sens strict et à lui seul, de portée normative impérative.

On ne peut pour autant considérer qu’il est dépourvu de toute portée dès lors que sa seule existence et sa connaissance par le juge influencera nécessairement ce dernier lorsqu’il devra apprécier si l’employeur a agi, s’agissant de la mise en œuvre d’une obligation impérative existante par ailleurs, conformément aux standards édictés en la matière, ou au contraire s’il les a méconnus.

Une telle influence ne manquera pas non plus d’advenir lorsqu’une autorité administrative indépendante, voire le ministère du Travail, énonce un principe qui heurte la jurisprudence ou qui anticipe l’interprétation qu’il appartient à un juge de dégager.

On citera à ce titre la décision-cadre du Défenseur des droits relative aux conditions d’accès à la preuve de la discrimination en matière civile2, qui semble instituer le point de départ de la prescription en la matière à la « détention d’informations de qualité », et donc d’éléments de preuve. Ainsi, « le salarié qui s’est vu dénier un accès à la preuve n’a pas été en position d’évaluer la mesure de la discrimination dont il tente de faire reconnaître l’existence. Le préjudice ne sera connu du salarié qu’à partir du moment où il dispose d’éléments de comparaison pertinents qui ne pourront être communiqués que par l’employeur ». À défaut, le Défenseur des droits considère que la prescription de son action n’a pas pu commencer à courir. Or, cette position est clairement contraire aux textes, tant à celui de l’article 2224 du Code civil, qu’à celui de l’article L. 1134-5 du Code du travail, selon lequel « l’action en réparation du préjudice résultant d’une discrimination se prescrit par cinq ans à compter de la révélation de la discrimination ». L’on confond donc ici la révélation de la discrimination et la matérialité de sa preuve.

Ou encore le « Guide pratique et juridique » du ministère du Travail sur le harcèlement sexuel et les agissements sexistes au travail, publié en 2019, qui expose avec précision la méthode de réalisation d’une enquête interne en cas de suspicion de faits de harcèlement et précise que la personne mise en cause doit a minima être auditionnée, alors que la solution contraire a pu être dégagée ultérieurement par la Cour de cassation3.

Quel rôle devrait jouer l’avocat dans ce contexte ?

Notre rôle est tout d’abord de qualifier et comprendre chacune de ces normes auxquelles nos clients peuvent être confrontés. Ces derniers doivent en effet être en mesure d’apprécier leur portée, leur utilité, parfois s’en servir ou s’en inspirer, et dans certaines circonstances, considérer qu’elles peuvent être ignorées.

La confusion qu’engendre leur apparence et leur ressemblance aux règles de droit doit nous conduire, ainsi que nos clients, à faire preuve de vigilance. Leur rédaction en des termes impératifs, parfois simplistes, par des auteurs bénéficiant d’une indéniable autorité, et accompagnés d’outils à l’ergonomie séduisante, conduit régulièrement et légitimement les entreprises à considérer qu’elles agissent en conformité avec le « droit applicable ».

Nous devons également nous saisir de ces normes dans le cadre judiciaire – lorsqu’elles s’y trouvent introduites – et développer la même pédagogie à l’égard des juges qui en appréhendent également la portée, parfois avec une certaine difficulté.

Il s’agit à la fois de qualifier ces normes et de les replacer dans le contexte concret de l’entreprise avec lequel leur rédaction abrégée s’accommode mal. Il faut également veiller à isoler en leur sein des « cavaliers mous », c’est-à-dire des énonciations générales qu’elles contiennent portant sur des sujets étrangers à leur objet et hors du champ de compétence de leur auteur.

Se pose également la question de l’opportunité de la contestation de ces « normes » devant les juridictions administratives. D’abord, en matière de rapport coût/bénéfice pour nos clients. Ensuite, compte tenu du succès que l’on sait extrêmement variable de telles contestations, puisque, le plus souvent, ces textes seront jugés dépourvus de caractère impératif et donc insusceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir4.

Plus généralement, nous avons enfin un rôle important à jouer dans l’acculturation de nos clients aux droit « souple » et aux règles de compliance. Nos clients sont en effet à la fois destinataires et acteurs de la mise en œuvre de ces normes. Ils peuvent au surplus être responsables de leur mise en œuvre, en tant que personne morale ou en qualité de dirigeants.

L’avocat ne devrait-il pas se muer en lobbyiste, ou accompagner ses clients dans leurs actions de lobbying ?

Le constat auquel nous aboutissons est que la norme de droit souple tient une place réelle dans notre ordre juridique. Cette tendance est largement ancrée et l’on ne voit pas de raison pour laquelle sa production viendrait à décroître.

Ce phénomène s’inscrit en effet dans une inflation législative qui a pour corolaire la nécessité pour l’administration de fournir des outils, parfois un accompagnement, aux acteurs économiques afin d’atténuer les effets néfastes de règles trop nombreuses et peu intelligibles. Cela est d’autant plus vrai dans un contexte de création croissante de petites entreprises5 et compte tenu d’un tissu économique dans lequel environ la moitié des salariés sont employés au sein d’une TPE ou une PME6.

Les entreprises, et nous-mêmes en tant qu’avocats, avons donc un rôle essentiel à jouer dans l’élaboration de ces « normes ». La qualité des normes de droit souple est en effet un enjeu important pour notre ordre juridique et donc pour nos clients qui exercent leur activité en France.

On ne peut que saluer la tendance des autorités administratives indépendantes à élaborer leurs publications de manière de plus en plus participative. Elles formulent ainsi régulièrement des appels à contribution avant la publication de leurs normes. Tel est en particulier le cas de la CNIL et de l’Agence française anticorruption.

Dans ce cadre, les organisations patronales, les entreprises et leurs dirigeants doivent s’emparer de ces sujets et développer des actions de lobbying, afin de partager les réalités et visions de terrain, défendre leurs intérêts et limiter l’ambiguïté de la portée de ces normes. A nous aussi en tant qu’avocats d’y participer.

 

Notes

1. Étude annuelle 2013 du Conseil d’État, Le droit souple.

2. Décision-cadre du Défenseur des droits n° 2022-139 du 31 août 2022.

3. Soc. 17 mars 2021, n° 18-25.597, Dalloz actualité, 30 mars 2021, obs M. Peyronnet ; D. 2021. 637 ; ibid. 1152, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; ibid. 2022. 431, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; Dr. soc. 2021. 657, obs. J. Mouly ; RDT 2021. 454, obs. A.-L. Mazaud .

4. Le recours en excès pouvoir n’est admis que lorsque ces textes « sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices » ; CE 8 avr. 2022, n° 452668, Lebon ; AJDA 2022. 777 , le recours en excès de pouvoir étant admis concernant une « question réponse » mis en ligne sur le site de la CNIL ; CE, réf., 29 mai 2020, n° 440452, le recours en excès de pouvoir étant au contraire exclu s’agissant de fiches conseil mises en ligne sur le site du ministère du Travail.

5. Étude de l’Insee sur l’essor des créations de sociétés et de micro-entrepreneurs en 2021, publiée le 2 févr. 2022.

6. Étude de l’Insee sur la répartition de l’effectif salarié selon la catégorie d’entreprise en 2019, publiée le 23 août 2022.