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Reportage 

20e chambre correctionnelle de Nanterre : la violence familiale ordinaire

Chaque lundi et chaque mercredi, la 20e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Nanterre tient une audience dédiée aux infractions intrafamiliales. Des violences physiques, psychologiques ou sexuelles, sur conjoint ou ex-conjoint, sur mineur par ascendant. On y découvre des personnes de tous milieux, victimes qui se rétractent ou accablent, auteurs qui se repentent ou se victimisent. Une réalité complexe derrière un contentieux qui ne cesse de croître, au point de faire déborder les audiences. Récit en deux audiences.

par Anaïs Coignac, Journalistele 17 avril 2023

Inceste : « Je vous demande de faire preuve de délicatesse »

« C’était toujours pareil, ça commençait par des jeux, des chatouilles », explique Gabrielle D. (l’identité a été modifiée), 22 ans, à la barre. Cheveux tirés, vêtements noirs, mains serrées, l’aînée de la famille se tient à deux mètres à peine de celui qu’elle accuse d’agressions sexuelles répétées quand elle avait neuf ans : son ex-beau-père. Les faits se seraient déroulés de 2009 à 2011 sur elle et sa cadette dans le domicile familial, à Colombes. « Pourquoi vous n’en avez pas parlé ? », l’interroge la présidente. « Par honte, par peur, par culpabilité », répond-elle. « Pourquoi vous en avez parlé ? », poursuit la juge. « Vers mes 17-18 ans, j’ai commencé à avoir des angoisses. J’ai suivi des thérapies, je ne comprenais pas d’où ça venait. J’ai voulu mettre un mur sur ça. » La grand-mère maternelle, avertie de faits similaires sur la cadette, obtiendra ses confidences. « J’ai avoué qu’il m’était arrivé la même chose. Ça a duré un ou deux ans. » La juge corrige : « vous n’avez pas avoué. Vous avez dénoncé. – Oui pardon. » Puis vient la lecture d’une expertise psychiatrique, longue énumération des séquelles : troubles du sommeil, angoisses, sidération de la pensée, mal-être général, manque de confiance en soi, déni etc.. La jeune femme a dû stopper son BTS - « je n’étais plus concentrée sur les études ». « Il n’est pas sûr qu’elle ait verbalisé la totalité de son vécu », clôt l’expert. La présidente lève le regard vers la victime : « vous avez le souvenir de choses beaucoup plus graves que juste un attouchement ? » « Je me protège, concède l’intéressée. Je préfère ne pas y penser, c’est trop dur. »

Elle se rassoit près de sa mère et de sa cadette de 7 ans, en larmes, qui sera interrogée depuis le banc des parties civiles. Il aurait notamment agressé celle-ci en regardant une vidéo pornographique, parmi d’autres attouchements. « Il a baissé son pantalon et m’a demandé de toucher son sexe. Ça me dégoûtait. ’’Il faut rien dire, c’est un secret’’ il répétait. Il m’a aussi dit de mettre ma bouche sur son sexe. Ce sont les seules choses dont je me souviens mais il doit y en avoir d’autres. » L’examen gynécologique réalisé à ses 13 ans, plusieurs années après les faits, établira sa virginité. Les troubles psychiques, là encore, son nombreux. Plus tard, la présidente demande à Gabrielle D. : « Comment ça va les études ? Vous avez un amoureux ? La relation entre sœurs s’est améliorée ? » La défense intervient à son tour. D’une voix qui tonne dans l’arène, et jure avec la bienveillance affichée jusque-là. La grand-mère n’a-t-elle pas suggéré le récit ? Pourquoi l’aînée n’a-t-elle pas parlé auparavant ? Pourquoi la famille s’est tue ? « Je vous demande de faire preuve de délicatesse », réclame la présidente qui l’interrompt une première fois. « Ça a été un tabou dans la famille », explique la mère, enceinte d’« un enfant désiré » au moment des premières révélations. Le bébé naîtra avec une pathologie. « Ma famille a baissé la garde. Moi j’étais sous emprise. » Le prévenu les accuse d’être membres des témoins de Jéhovah. La défense : « Êtes-vous toujours pratiquante, Madame ? – Malheureusement non. – Avez-vous subi vous-même des attouchements étant enfant ? – Tout à fait. À l’âge de six ans. Je pensais qu’on pouvait vivre avec. J’ai compris récemment que c’était difficile. » Les questions s’enchaînent sur le terrain du doute, du caractère « oppressant » de l’environnement familial, du manque d’éléments matériel, sans nuances. Le tribunal se crispe. « Hors sujet », « ça suffit », répète la présidente. La défense s’indigne et crie à la « censure » : « Je dois montrer que mon client est innocent. Une personne risque la prison je vous rappelle ! »

Les faits ont été dénoncés à la police en 2021 et l’affaire renvoyée par deux fois en 2022. Le temps d’obtenir une expertise psychiatrique, d’abord. A cause du Covid du prévenu, ensuite. Docile depuis le début de l’audience, évitant le regard des victimes, M. B – un quadragénaire colombien – est à son tour interrogé. L’homme, qui parle mal Français, s’exprime sommairement. Il nie les faits avec constance, corrige les dates de la séparation, se trompe sur celle de naissance de son fils. Son interprète insiste, visiblement gênée. A l’assesseur qui lui demande son avis sur l’état mental de ses ex-belles-filles, le prévenu répète « je ne peux pas l’expliquer ». M. B a aujourd’hui cinq enfants dont celui issu de cette union – il en a perdu l’autorité parentale – et deux plus jeunes en Espagne où il s’est établi depuis. Au tribunal, il est arrivé seul pourtant, assisté de son avocat et de l’interprète. En face, les trois femmes s’affichent soudées, entourées de plusieurs proches dans l’assistance.

« Cette audience est aussi pour vous, lance la Procureure aux parties civiles dans son réquisitoire, après plus d’une heure de débats et la plaidoirie des parties civiles. En tant que ministère public, je peux vous dire à quel point votre présence est importante pour nous ». Puis : « les faits sont lointains....

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