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Reportage 

Droit de manifester : toujours une liberté ?

Le mouvement des Gilets jaunes a offert un nouveau terrain d’analyse au droit de manifester en France. Avec 45 actes menés dans tout le pays à travers des mobilisations spontanées, plusieurs centaines de blessés côté manifestants et côté forces de l’ordre, deux morts, des individus mutilés, des violences filmées, des milliers d’interpellations, de gardes à vue, de procédures judiciaires, des biens détruits, des black blocs présents régulièrement, voici un état des lieux de l’exercice du droit de manifester en 2019.

par Anaïs Coignacle 6 novembre 2019

L’exercice d’un droit remis en question

Samedi 21 septembre, l’acte 45 des Gilets jaunes, la Marche pour le climat et la manifestation contre les retraites dans Paris se sont soldées par 158 gardes à vue selon la Préfecture. Selon le parquet, 90 personnes se sont vues notifier un rappel à la loi, parfois assorti d’une interdiction de paraître à Paris pendant six mois, en application de la loi anti-casseurs du 10 avril 2019. Ces chiffres sont les plus importants depuis le 1er mai à Paris où 315 personnes avaient été gardées à vue, contre 900 le 8 décembre 2018. Ce 21 septembre, 7 500 policiers avaient été déployés dans la capitale. Quelques minutes après le début de la marche, le mouvement était déjà dispersé. « Très vite, des heurts éclatent entre forces de l’ordre et manifestants, infiltrés par des dizaines de black blocs » selon Libération daté du jour même. Le black bloc est un rassemblement spontané, éphémère, sans hiérarchie, d’individus habillés de noir, masqués, qui justifient la violence contre les représentations de l’État par la violence intrinsèque de celui-ci. La préfecture de police a justifié son intervention par la nécessité de « faire cesser les exactions ». « Les forces du désordre nous ont gazé puis repoussé sur le reste du cortège ‒ sans qu’il n’y ait d’issue ‒ alors que rien ne l’imposait », assure l’économiste et membre d’Attac, France Maxime Combes, en tête du cortège avec son organisation. D’autres ONG et figures politiques ont dénoncé le gazage et l’encerclement des manifestants pacifiques.

La France doit-elle se remettre en question quant à l’exercice du maintien de l’ordre sur son sol ? C’est en tout cas ce que souhaite un nombre d’acteurs croissant sur le territoire. S’ils reconnaissent la légitimité d’un usage proportionné et nécessaire de la force, ils dénoncent des dérives récurrentes. Le Défenseur des droits dénonce la restriction de la liberté de manifester dans son rapport d’activités remis en mars 2019, et déjà en janvier 2018 dans une étude sur la gestion du maintien de l’ordre. À l’époque, il préconisait diverses mesures afin de restaurer le plein exercice de ce droit, notamment l’interdiction des lanceurs de balles de défense (LBD 40x60) dans les opérations de maintien de l’ordre. En février, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe invitait les autorités françaises à « ne pas apporter de restrictions excessives à la liberté de réunion pacifique » et à « suspendre l’usage du lanceur de balle de défense », responsable de blessures et mutilations répétées. Quelques jours plus tard, c’est la Haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU qui enjoignait la France à mener une enquête approfondie sur tous les cas d’usage excessif de la force survenus pendant les manifestations des Gilets jaunes.

Dans une tribune du 3 mai 2019, Amnesty International se positionnait également pour l’interdiction du LDB40 et des grenades lacrymogènes instantanées GLI-FA dans le cadre du maintien de l’ordre ‒ « la France est le seul pays de l’Union européenne à [en] utiliser ». « Nous appelons le ministre de l’Intérieur à interdire immédiatement ces armes qui ne respectent pas les principes de nécessité et de proportionnalité requis en droit français et en droit international », précise la tribune. Une question prioritaire de constitutionnalité était déposée en mars 2019 par diverses organisations (LDH, SM, SAF…) afin de faire interdire l’usage du LBD au titre de l’atteinte aux principes constitutionnels.

En avril, le Conseil d’État refusait de saisir le juge constitutionnel. « Nous avons besoin de pouvoir utiliser des lacrymogènes, des outils comme le LBD » pour « continuer à protéger l’ordre public » face à une « grande violence » et à « des attaques systématiques contre nos institutions » et « nos forces de l’ordre », justifiait de son côté le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner, au micro d’Europe 1, le 18 janvier 2019. « Nous avons toujours dit que ces armes intermédiaires permettaient de ne pas utiliser les armes à feu. Ce n’est pas un danger mais une protection pour les forces de l’ordre et les manifestants », assure Frédéric Le Louette, président de GendXXI, organisation de gendarmes (et non syndicat car le statut de gendarme l’interdit) créée en janvier 2015, grâce aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme du 2 octobre 2014.

 

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Les chiffres des manifestations

Dès le 4 décembre 2018, soit moins d’un mois après le début du mouvement des Gilets jaunes, le journaliste David Dufresne commençait à recenser les cas documentés (vidéos, photos, certificats) de victimes des forces de l’ordre, via un fil Twitter intitulé Allô Place Beauvau. Le 23 septembre 2019, le décompte s’élevait, tous mouvements sociaux confondus, à 860 signalements dont deux décès. Un chiffre qui ne prend donc pas en compte la totalité des personnes blessées. « Je suis bien en deçà de la réalité et des bilans de street medics par exemple (groupes de citoyens semi-professionnels engagés pour soigner les blessés pendant les manifestations, ndlr) », souligne-t-il. Le premier décès était intervenu à Marseille en marge des manifestations du samedi – celui de Zineb Redouane, 80 ans, blessée au visage par une grenade lacrymogène envoyée par des policiers alors qu’elle était à sa fenêtre. Le second est celui de Steve Maia Caniço, 24 ans, mort noyé à Nantes, après une charge de police dans la nuit du 21 au 22 juin, retrouvé plus d’un mois plus tard. La marche blanche en sa mémoire avait été interdite, le 3 août, par le Préfet de Loire-Atlantique pour risque de troubles à l’ordre public. Parmi ces 860 signalements, David Dufresne a noté 315 blessures à la tête, 18 blessures à la main, 28 blessures au dos, 75 blessures aux membres supérieurs, 131 aux membres inférieurs, 4 aux parties génitales, 125 non répertoriés et 164 intimidations, insultes, entraves à la liberté de la presse.

Sur le site Médiapart, la page « Allô Place Beauvau ? C’est pour un bilan provisoire » fait état des derniers chiffres officiels du Ministère de l’Intérieur, au 29 août 2019. Soit 2 448 blessés, 561 signalements déposés à l’IGPN (Inspection générale de la police nationale), 313 enquêtes judiciaires de l’IGPN, 8 enquêtes administratives, 15 enquêtes judiciaires de l’IGGN (Inspection générale de la gendarmerie nationale), 180 enquêtes transmises au Parquet, 1 9071 tirs de LBD, 1 428 tirs de grenades lacrymogènes instantanées, 5 420 tirs de grenades de désencerclement, 474 gendarmes blessés et 1 268 policiers blessés. Les policiers sont donc les principaux mis en cause dans ces dossiers de violences policières : 95 % des enquêtes judiciaires les concernent, 5 % pour les gendarmes. Depuis le début du mouvement, quelques divergences ont d’ailleurs pu ressurgir entre les deux corporations, notamment au sujet des violences policières. En avril 2018, le directeur de la police nationale, Éric Morvan, contestait l’usage de cette expression utilisée par un haut gradé de la gendarmerie dans une enquête de BFM intitulée Police, au cœur du chaos. Il était précisément question de l’intervention des CRS dans un Burger King des Champs-Élysées, début décembre à Paris. « Violences policières suggère un système, sciemment organisé. C’est évidemment faux », a twitté Éric Morvan.

Le 17 mai, le JDD faisait quant à lui un premier bilan, six mois après l’acte I des Gilets jaunes. Il évoquait 7 695 manifestations et rassemblements à travers le pays, « sur les ronds-points ou lors des 25 actes organisés chaque samedi en France », avec un record de participation le samedi 17 novembre 2018 avec 282 000 personnes mobilisées en France, selon le ministère de l’Intérieur. Contre 5 769 pour l’acte 33, fin juin, juste avant les grandes vacances. Par ailleurs, toujours selon le JDD, la Chancellerie relevait près de 2 000 condamnations, dont 40 % à de la prison ferme, et autant d’affaires classées sans suite.

Le 21 août, un article du Canard Enchaîné évoquait la lettre ouverte au président Macron d’un groupe d’ophtalmologues affirmant n’avoir jamais connu « une telle épidémie de blessures oculaires » suivi d’une tribune de la revue scientifique The Lancet, le 9 août, pour « alerter sur la gravité des blessures que peuvent provoquer ces armes », « les mêmes blessures que l’on retrouve chez les individus qui se font frapper à coups de batte de base-ball ».

Certains types de manifestations étaient encore préservés jusqu’ici comme celles sur le climat, avec la venue en nombre d’adolescents et d’enfants, de personnes âgées mais depuis samedi 21 septembre notamment, il semble que celles-là non plus ne soit plus épargnées. Par l’intervention des blacks blocs d’un côté, par l’usage « agressif et disproportionné de grenades lacrymogène et de désencerclement sur un cortège dense » de l’autre, selon l’économiste Maxime Combes. La répétition des violences policières contribuerait à dissuader une partie de citoyens de manifester et feraient basculer une autre, en particulier celle touchée par ces violences, dans une revendication plus politisée. « Nous savons que lorsque des manifestants sont confrontés à un usage excessif de la force, cela a tendance à créer des solidarités entre manifestants pacifiques et manifestants violents », explique Nicolas Krameyer, responsable du programme Libertés pour Amnesty International France. « Aujourd’hui, en tant que manifestant pacifique et respectueux des règles, nous n’avons plus la certitude qu’en allant manifester nous ne serons pas blessés ou ne terminerons pas en garde à vue », déplore Vincent Charmoillaux, vice-procureur et secrétaire général du SM.

Quid du droit de manifester ?

L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». La Convention européenne des droits de l’homme protège également ce droit dans son article 9. Le code pénal punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende « le fait d’entraver d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté d’expression, du travail, d’association, de réunion ou de manifestation ». La peine passe à trois ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende lorsque l’entrave s’exerce « d’une manière concertée et à l’aide de coups, violences, voies de fait, destructions ou dégradations au sens du présent code ».

En France, l’État impose aux citoyens de déclarer préalablement les manifestations sur la voie publique. Cette déclaration s’exerce en mairie ou en préfecture entre trois jours francs (48 h à Paris) et quinze jours francs avant la date prévue. Elle doit être signée par le président ou un membre de l’association organisatrice ou trois responsables de l’évènement, domiciliés dans le même département. Elle doit préciser l’objet, le lieu, les date et heure de début et fin, l’itinéraire, les particularités de la manifestation, une estimation du nombre de participants, les coordonnées de l’association organisatrice et des responsables de l’évènement. Toutefois, les autorités peuvent refuser celui-ci s’ils estiment qu’il y a un risque de trouble à l’ordre public. Dans ce cas, un arrêté est pris et envoyé aux signataires, qui peut être contesté devant un tribunal administratif. Mais l’interdiction doit être proportionnée au risque encouru. Amnesty International estime via un article sur son site Internet qu’en France, « le droit donne un pouvoir trop large aux autorités pour interdire des manifestations dès qu’elles estiment que celle-ci est de nature à troubler l’ordre public » car « l’atteinte à l’ordre public n’a pas besoin d’être vraiment prouvée, des “craintes” ou un risque théorique sont suffisants ».

Depuis l’origine, le mouvement des Gilets jaunes est spontané. Il invitait les citoyens à se rassembler sur les ronds-points autour de chez eux afin d’exprimer leur ras-le-bol de la politique de l’État et de la dégradation de leurs conditions de vie. Un certain nombre de manifestations n’ont pas été déclarées ou pas dans les conditions précises requises, et le principe du mouvement demeure de ne pas avoir de représentants officiels même si quelques figures médiatiques ont peu à peu émergé.

Pour autant, le seul fait de ne pas déclarer une manifestation ne la rend pas illégale, mais sa déclaration reste bien obligatoire ce qui rend la donne ambiguë. « La loi française ne le dit pas tel quel, mais une manifestation non déclarée devient en fait illégale, ce qui revient à faire de la déclaration préalable une sorte de mécanisme d’autorisation », précise Amnesty International. Cela n’empêche pas celle-ci d’avoir lieu mais les manifestants risquent une amende de 38 € maximum. Le code pénal (art. 431-9) punit également de six mois d’emprisonnement et de 7 500 € d’amende les organisateurs ou individus invités individuellement à participer à une manifestation interdite, ou faite avec une déclaration préalable incomplète ou inexacte voire en cas de non déclaration préalable. Le code pénal (art. 431-3 et 431-5) prévoit également des sanctions en cas de non-respect des consignes de maintien de l’ordre. Par exemple, si après deux sommations invitant les manifestants à se disperser, ceux-ci ne se dispersent pas, ils encourent une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende.

GJ

La nécessaire évolution du maintien de l’ordre ?

Le mouvement des Gilets jaunes est-il d’une violence inédite ? Une contre-vérité pour Olivier Cahn, professeur de droit pénal à l’Université de Tours et chercheur associé au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP) et spécialiste depuis 2010 des questions de violences policières : « il s’agit là de pure communication destinée à justifier un changement de doctrine ». Il évoque par exemple les mouvements « extrêmement violents, bien davantage que ceux que nous connaissons aujourd’hui » des années 1970, 1980 qui concernaient les marins-pêcheurs ou les sidérurgistes lorrains. Mais à l’époque, la doctrine Grimaud, du nom du préfet de Paris pendant les évènements de Mai 68, tient toujours. Que dit cette doctrine ? « Éviter le contact entre policiers et manifestants, mener des opérations de maintien de l’ordre “patrimoniales” consistant par exemple à diriger un groupe trop violent vers des biens sur lesquels ils pourront se défouler, éviter ainsi l’affrontement », note le juriste. Maurice Grimaud le répète aux forces de l’ordre : « frapper un homme à terre c’est se frapper soi-même ».

En 1986, les méthodes changent. Se tiennent des manifestations contre la réforme de l’Enseignement supérieur Devaquet, sous Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur. Celui-ci fait revenir les unités de voltigeurs (un policier conduit une moto, l’autre frappe avec une matraque), créées par Maurice Papon au moment des manifestations pour l’indépendance de l’Algérie, et impliquées dans le massacre du 17 octobre 1961. Ces opérations conduiront au tabassage à mort de Malik Oussekine dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986 à Paris. « Quand on rompt avec la doctrine Grimaud, cela se termine avec un mort », lâche Olivier Cahn. Aujourd’hui, Jean-Michel Fauvergue, le député LREM et ancien patron du Raid expliquait sur l’émission C’est à vous du 10 avril 2019 « depuis très longtemps en province, on va au contact », « Paris a été empêché par l’affaire Malik Oussekine. Il faut l’oublier maintenant. […] La prise de risque est pour nos policiers, pour nos gendarmes, pour notre population, pour nos commerçants. La République doit pouvoir se défendre ».

Concernant les violences côté manifestants, Olivier Cahn précise que la réapparition du black bloc remonte aux années 1990 aux États-Unis. « Ils apparaissent à la marge en France contrairement à ce qui est dit : à Évian en 2003, Poitiers et le contre-sommet de l’OTAN à Strasbourg en 2009, le 1er mai 2018 ». Ici, pas de demande d’autorisation de manifester, pas d’interlocuteurs, pas de dispersion systématique après les sommations etc… « Que soit alors créé une forme de maintien de l’ordre différente semble compréhensible », poursuit-il. Et d’évoquer l’instauration de trois protocoles au cours des années 2000 : la forme habituelle pour les manifestations pacifiques traditionnelles avec un maintien de l’ordre négocié auprès des interlocuteurs identifiés ; le maintien de l’ordre en situation d’émeute urbaine, développé dans les quartiers populaires en 2005, qui mobilisent des CRS est gendarmes mobiles associés aux unités de police locale et qui impliquent la confrontation aux fauteurs de troubles. Enfin, la troisième forme de maintien de l’ordre fait appel en dernier recours à des unités mobiles composées d’agents de la BAC (brigade anti-criminalité) et du PSIG (pelotons d’intervention et de surveillance de la gendarmerie), lesquels ne sont pas spécialisés dans le maintien de l’ordre.

Mais, en octobre 2010, ces trois formes convergent en une à Lyon avec la manifestation contre les retraites selon Olivier Cahn. Après plusieurs jours de heurts, le 21 octobre, 700 personnes sont retenues place Bellecour, « une garde à vue à ciel ouvert pendant plus de sept heures » selon le collectif du 21 octobre qui a porté plainte avec d’autres organisations pour atteinte à la liberté de manifester et détention arbitraire. Ils évoquent des insultes et humiliations par les forces de l’ordre, l’usage de flash-ball, de gaz lacrymogène, de canons à eau, une discrimination au faciès, des contrôles d’identité et photographies pour fichage des manifestants avec embarquement de ceux qui n’étaient pas en mesure de justifier de leur identité. « Cet épisode sert de laboratoire d’une nouvelle doctrine, une synthèse des trois formes de maintien de l’ordre », explique Cahn. « Le recours à la force n’est plus motivé par la violence des manifestants mais par la manière dont le gouvernement l’anticipe. Et avec la présence des unités mobiles, on assiste à un comportement nouveau : la judiciarisation du maintien de l’ordre ».

 

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La parole d’une organisation de gendarmes

Sollicitée pour cette enquête, l’organisation de gendarmes GendXXI a immédiatement répondu présent, contrairement au syndicat des commissaires de la police nationale (SCPN) qui n’a pas donné suite malgré de multiples relances. Les premiers mots de Frédéric Le Louette, le président de GendXXI, concernent le caractère « inédit » des violences pendant le mouvement Gilets jaunes en France depuis près d’un an et des manifestations « nous n’avions jamais connu cela : toutes les semaines, partout en France en même temps, sans déclaration préalable, sans itinéraire défini ni sans interlocuteur ». Le responsable suggère que ces conditions impliquent un déploiement de forces de l’ordre bien supérieur à celui prévu pour des manifestations encadrées. Or aujourd’hui il existe 109 escadrons de gendarmes mobiles en France, 15 ont été supprimés en 2011. Habituellement, le déploiement moyen est de 65 unités par jour. « Aujourd’hui le quota a explosé, nous sommes à 106-109 unités par jour certains week-end ». Pour assurer une rotation continue, les services ont dû se réorganiser. Désormais, les pelotons envoyés sur le terrain (seize personnels) sont au nombre de trois au lieu de quatre auparavant. Aussi, GendXXI a sollicité le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner afin d’obtenir davantage de soutien opérationnel, de permissions, améliorer encore les conditions de formation au maintien de l’ordre, remplacer les véhicules blindés ‒ « ils ont quarante ans, sont lourds, avec des radios obsolètes, manquent de visibilité ». Ils demandent surtout à relever l’effectif d’escadrons. « Le candidat à la présidentielle Emmanuel Macron avait promis 10 000 forces de l’ordre de plus en cinq ans. Nous espérons qu’en 2019, ces effectifs seront déclenchés pour les forces mobiles », précise le sous-officier de gendarmerie.

Concernant les accusations de violences policières, GendXXI souligne que si les gendarmes sont peu mis en cause par rapport aux policiers, c’est parce que contrairement à eux, leur usage du LBD est strictement encadré. « En cas d’usage, cela s’opère avec l’accord et sous le contrôle d’un superviseur afin d’éviter l’effet tunnel qui empêche de bien voir ce qui se passe autour de l’individu violent sur lequel on se focalise. Le superviseur lui, voit. » Selon lui, ces armes sont par ailleurs très peu utilisées par les gendarmes. Des « retex » ou retours sur expériences sont réalisés afin de renforcer la pratique du maintien de l’ordre après « chaque séquence de maintien de l’ordre », « jamais à chaud et jamais par la personne concernée ». « Avec les Gilets jaunes, beaucoup de choses vont en découler », commente-t-il. Si les gendarmes entretiennent de bons rapports avec les CRS, eux aussi formés au maintien de l’ordre, ils déplorent l’arrivée sur le terrain d’unités spéciales comme la BAC : « leur action est plus répressive, ils vont aller interpeller, chercher les manifestants au plus près. Ils ne sont pas formés au maintien de l’ordre mais ils utilisent des armes assez systématiquement.

Ce sont des personnels qui viennent d’horizons divers et qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. Cela rend notre travail plus compliqué ». GendXXI émet d’autres critiques dans la pratique du maintien de l’ordre de certaines villes. « La préfecture de Paris, c’est l’État dans l’État. Lyon et Marseille c’est un peu le même système. C’est l’autorité préfectorale qui dirige les troupes via son poste de surveillance, à travers notamment des caméras. Or elle n’est pas spécialiste du maintien de l’ordre. Ailleurs, cela passe par un échelon intermédiaire, le chef de la troupe décide et dirige l’action. Par exemple, on sait qu’il faut toujours une rue de libre pour que les manifestants puissent sortir. Or dans ces villes ce n’est pas le cas. C’est pour cela qu’il faut que les spécialistes de terrain décident », assure le président. Dans son rapport de décembre 2017 sur le maintien de l’ordre, le Défenseur des droits consacrait un point sur la nasse ou l’encagement qui « ne fait pas partie des enseignements officiels et n’a pas de base légale », la préfecture de police le présentant comme un « moyen de prévenir ou de mettre fin à un trouble à l’ordre public ». L’autorité indépendante plaidait pour laisser une échappatoire aux personnes encerclées ainsi qu’instaurer un cadre légal à cette technique.

Concernant les plaintes déposées contre les forces de l’ordre par les manifestants, Frédéric Le Louette concède : « cela fait partie de notre métier de se faire contrôler et de se justifier même si cela devient vraiment usant quand c’est chaque week-end, à chaque manifestation. Mais en général, les dénonciations sont vite écartées ». Quant au travail de l’IGGN : « ce sont des professionnels qui font un travail encadré. Je peux comprendre qu’il y ait suspicion mais il n’y a pas de cadeau, les enquêtes sont faîtes de manière équitable. Et les magistrats ont les moyens de découvrir la vérité ». Agacé par la comparaison récurrente avec d’autres pays européens comme l’Allemagne qui mise davantage sur des techniques de désescalade, le représentant de GendXXI rappelle que la France utilise des méthodes similaires : « quand nous repoussons une troupe en avançant sans charger pour permettre des mouvements de foule, casser des lignes de manifestation, cela évite la confrontation ». Et de conclure : « je ne suis pas sûr que nous ayons à rougir du maintien de l’ordre en France. Seulement il a changé parce que nos adversaires sont beaucoup plus virulents qu’avant. La liberté de manifester est très importante. Mais aujourd’hui, avec les casseurs, nous ne faisons plus du maintien de l’ordre, c’est du rétablissement de l’ordre ».

La judiciarisation du maintien de l’ordre

Selon le juriste Olivier Cahn, rares étaient autrefois les interpellations pendant les manifestations, considérées comme étant du ressort de la police administrative. « Il existait une certaine tolérance envers la violence, souligne-t-il. On estimait que les gens s’étaient défoulés, on ne cherchait pas à les poursuivre ». Aujourd’hui, les citoyens sont interpellés pendant les manifestations, et ce qui pose davantage question, en amont de celles-ci. Le répertoire des infractions existantes permet aux forces de l’ordre de justifier ces mesures. En particulier, l’article 222-14-2 du code pénal permet aux policiers de mener des « interpellations préventives » en se fondant sur l’existence d’« un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens ».

En décembre 2018, 150 lycéens de Mantes-la-Jolie âgés de 12 à 21 ans étaient interpellés sur ce motif, mis à genoux, mains sur la tête comme en témoigne une vidéo filmée par un policier. Des plaintes avaient été déposées, une enquête préliminaire confiée à l’Inspection générale de la police (IGPN). En juillet dernier, le dossier était classé sans suite. De nouvelles plaintes ont été déposées depuis, défendues par plusieurs avocats dont Arié Alimi, avocat de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et conseil des Gilets jaunes, Jérôme Rodriguez qui a perdu un œil à cause d’un tir de LBD, et Geneviève Legay, blessée à Nice par une charge policière.

« On a vraiment franchi un cap en France, à partir du moment où on interpelle des personnes uniquement parce qu’elles essaient de manifester ou de s’opposer politiquement », tonnait l’avocat sur Franceinfo au lendemain du 14 juillet, alors que des figures des Gilets jaunes étaient arrêtées en amont des défilés. « Les têtes du mouvement des Gilets jaunes ont été interpellées à titre préventif et surtout pour éviter que ça dégénère », justifiait David Michaux, secrétaire national CRS pour l’Unsa police. 180 personnes étaient interpellées ce jour-là. En revanche, le 13 août dernier, le TGI de Paris annulait les réquisitions du procureur de la République relatives aux contrôles d’identité préventifs le 25 mai, en prévision de l’acte 28 des gilets jaunes. « Réquisitions trop larges et pas suffisamment motivées », twittait Martin Méchin, l’un des avocats des manifestants interpellés ce jour-là. Les contrôles préventifs avaient en effet été autorisés dans toute la capitale, y compris dans les zones non concernées par d’éventuels rassemblements.

Menace réelle pour l’ordre public ou entrave disproportionnée à la liberté de manifester ? Le code pénal (art. 431-3 à 431-8) ainsi que le code de la sécurité intérieure (art. L. 211-9 et D. 211-10 s.) conditionnent le recours à la force aux principes d’absolue nécessité, de proportionnalité et de réversibilité ‒ le recours à la force doit stopper dès lors que les conditions qui l’ont justifiée ne sont plus réunies. Arié Alimi estime qu’il y a là volonté politique de concilier des méthodes de maintien de l’ordre « qui n’en sont plus » avec des méthodes judiciaires pour diminuer au maximum « la possibilité de manifester, intimider » et in fine, « dissuader ». Désormais, un individu en possession de lunettes de piscine, d’un foulard, peut être arrêté, se voir confisquer son matériel, voire être placé en garde à vue et même en comparution immédiate. C’est par exemple le cas de Benoît, menuisier en Dordogne, qui participait à sa première manifestation le 8 décembre 2018, il raconte sa garde à vue dans Rue89 deux jours plus tard. Vincent Charmoillaux, le secrétaire général du Syndicat de la magistrature (SM) reconnaît : « l’infraction “groupement en vue de commettre des violences” est détournée, utilisée pour priver quelqu’un de liberté et non pour les besoins d’une enquête, dans des dossiers qu’on sait d’emblée trop fragiles pour permettre des poursuites ». Et d’ajouter :« la garde à vue n’est pas une mesure d’ordre public pour les stricts besoins d’une enquête judiciaire. Être privé de liberté 24 ou 48 heures n’a rien d’anodin. Il ne faut pas le banaliser ».

Mais la judiciarisation du maintien de l’ordre ne s’arrête pas là. En témoignent le cas des mis en examen de Bure, ces militants anti-déchets nucléaires placés sous contrôle judiciaire strict après des mois de tension avec les forces de l’ordre, et celui de R., 26 ans, placé en détention provisoire en marge d’un mouvement Gilets jaunes. Le motif invoqué à chaque fois : « association de malfaiteurs » en vue de commettre un crime ou un délit d’après l’article 450-1 du code pénal. « C’est une infraction fourre-tout qui permet d’arrêter un mouvement, une contestation et de faire de l’information », déplore Claire Dujardin, avocate de R. et membre du Syndicat des avocats de France (SAF). Le 2 février, son client est donc arrêté au pied de l’immeuble où il garde la fille d’une amie, après être descendu assister aux contrôles de Gilets jaunes. Il est placé en garde à vue pour refus de donner son identité puis de se soumettre à un test ADN. Et sera mis en examen et détenu quatre mois pour « association de malfaiteurs » sans casier judiciaire, sans fiche S selon son avocate, après la découverte d’une clé Allen permettant l’ouverture de halls d’immeubles et de boîtes aux lettres, et de documentation anarchiste chez lui lors de perquisitions. Dans le procès-verbal, les enquêteurs affirment que les clés sont « caractéristiques du fonctionnement des activistes d’ultragauche pilotant le mouvement des Gilets jaunes et leurs manifestations, en tout cas sur la ville de Toulouse ». Lui assure les avoir obtenues d’un ami facteur et s’en servir pour se rendre chez sa copine. Il est libéré le 21 juin mais placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de se rendre à Toulouse. « C’est un dossier vide, sans élément concret, fondé sur un raccourci policier, ce qui me fait dire qu’on judiciarise les services de renseignement pour s’infiltrer, ficher, mettre sur écoute », s’insurge Claire Dujardin.

La remise en cause des garde-fous législatifs et judiciaires

L’arsenal législatif s’est lui durci avec la loi anticasseurs du 10 avril 2019. Le Conseil constitutionnel a censuré une seule disposition pour laquelle il était saisi, celle qui permettait aux préfets de prononcer des interdictions administratives de manifester aux personnes constituant une menace pour l’ordre public. Mais il a déclaré conformes les contrôles (fouilles, palpations, contrôles visuels) lors d’une manifestation et le délit de dissimulation volontaire, totale ou partielle, de son visage afin de ne pas être identifié, ces éléments pouvant entraîner une interdiction de l’accès à la manifestation. Par ailleurs, est introduite la notion d’« arme par destination », susceptible d’entraîner la qualification d’un délit puni de trois ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende. Ainsi, le 21 septembre, ont été saisis des marteaux, des boules de pétanque par les forces de l’ordre sur ce motif. Toutefois, des objets plus loufoques ont pu être considérés comme des armes par destination depuis la promulgation de la loi : un fauteuil roulant, des tomates ou canettes. « Certains délits propres aux manifestations, qui auparavant échappait à la comparution immédiate, n’y échappent plus », assure Muriel Ruef, avocate à Lille. « On observe des interpellations massives avec des milliers de gardes à vue et très peu débouchent sur un procès », remarque-t-elle. L’avocate demande systématiquement les procédures pour comprendre. « On constate une forte attention sur les visages, les itinéraires des individus, leur rôle. On recherche les leaders. Tout est consigné et ça, on ne le voyait pas avant ». Des recours sont formés par les avocats pour détention arbitraire notamment mais « c’est compliqué parce qu’on ne peut pas mettre en cause la responsabilité de l’État sur les gardes à vue », reconnaît Me Ruef. Et il semble que la répression judiciaire varie selon le territoire. « Dans ma juridiction, les procureurs lèvent trois gardes à vue sur quatre et le juge judiciaire prononce beaucoup de relaxes. Ailleurs c’est différent et ça devient inquiétant de s’en remettre au bon vouloir individuel », ajoute-t-elle.

À Paris, face à l’hétérogénéité des décisions prises en comparution immédiate, un groupe de Gilets jaunes a commencé à suivre les audiences. Ils dénoncent, de la part des juges, des systématismes : la répétition d’un même verbatim à chaque début d’audience « nous ne sommes pas là pour remettre en cause le droit de manifester mais si vous êtes venus pour en découdre, c’est normal que les policiers vous aient interpellés », de la morale « vous savez bien que le samedi, les gens ne peuvent plus faire leurs courses », une certaine déconnexion des réalités du maintien de l’ordre « c’est quoi une nasse ? » après plusieurs mois de mobilisation, des raccourcis « vous étiez habillé en noir lors de la manifestation, vous êtes du black bloc » et un traitement des procès-verbaux et de la parole policière faisant office de preuve même en cas d’incohérences ou de preuves contraires (vidéos, photos) avec des phrases du type « pourquoi un policier mentirait ? ».

Rappelons que d’après l’article 430 du code pénal, un procès-verbal de police n’a pas plus de valeur procédurale que la parole d’un particulier. De son côté, l’avocate Claire Dujardin constate que la mise en cause individuelle de policiers s’avère complexe. « Les textes sont assez flous sur l’usage de la force et le concept de légitime défense, cela favorise des décisions comme le non-lieu dans l’affaire Rémi Fraisse (militant écologiste, tué en 2014 lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens) », explique-t-elle. « Je ne peux pas emmener mes clients pour quatre ans en instruction avec un fort risque de non-lieu à la fin, assume-t-elle. Ça les laisse en plus dans un statut de victime qui devient compliqué à gérer dans la vie ». Aujourd’hui, elle préconise à ses clients des actions collectives, au tribunal administratif notamment, contre l’État, du fait de ses ordres dans le cadre du maintien de l’ordre. Arié Alimi dénonce quant à lui le blocage d’une centaine de plaintes en France : absence d’orientation donnée par le procureur, lenteur des enquêtes préliminaires menées et responsable de la déperdition de preuves, instructions bloquées qui empêchent le déclenchement de droits à l’aide juridictionnelle, correctionnalisation de plaintes avec constitution de parties civiles qui traînent au parquet… « Dans le traitement des violences policières, les enquêtes sont traitées a minima et l’IGPN n’inquiétera jamais un policier. Dans le cas Fraisse, le Préfet n’a pas été interrogé, la reconstitution n’a pas eu lieu, l’IGA (inspection générale de l’administration, NDLR) n’a pas été saisie », regrette Me Alimi. Du côté des magistrats, c’est la confusion. Ainsi, l’Union syndicale des magistrats (USM) n’a pas donné suite à nos échanges, ne se reconnaissant pas « à la hauteur » pour se faire, et nous renvoyant plutôt vers un professeur de droit. Le SM a lui accepté de répondre. Et reconnu « l’inertie de l’institution judiciaire » dans le traitement de ces dossiers.

Entrave au droit de manifester : quels responsables ?

Selon Vincent Charmoillaux, secrétaire général du SM, cette inertie s’explique de différentes manières. Il évoque d’abord des délais de procédure assez longs auprès des parquets, l’absence d’éléments concrets (ITT, vidéos, témoignages…) dans certaines enquêtes lancées tardivement après les faits, et la surcharge de travail de l’IGPN. Il reconnaît par ailleurs que « culturellement, la justice n’est pas à l’aise pour traiter ces dossiers et elle a tendance à les mettre sous la pile » puisqu’ils mettent en cause les forces de l’ordre, institution avec laquelle la justice, en particulier les parquets, collaborent au quotidien. « Nous ne sommes pas assez dissuasifs de ces comportements », ajoute-t-il. Le syndicat SM dénonce vivement les violences policières, s’est d’ailleurs associé à la QPC (rejetée) sur le recours au LBD. Toutefois, Vincent Charmoillaux estime qu’elles sont « marginales et largement désapprouvées » par les forces de l’ordre elles-mêmes. Selon le secrétaire général, « ces violences sont davantage le produit de décisions inadaptées dans la gestion du maintien de l’ordre comme celles d’autoriser ce matériel », et « l’État s’honorerait à ne pas tolérer de débordements de la part des policiers ». Par ailleurs, le parquetier concède qu’il soit difficile pour un policier de témoigner contre un de ses collègues accusé de violence policière et confirme qu’il demeure souvent à l’issue de l’enquête « une zone grise », une incertitude sur les circonstances exactes et les conditions de la décision de recourir à la force, qui peut conduire à des décisions prises au bénéfice du doute. « Ce n’est pas satisfaisant, il faut réduire au maximum cette incertitude », plaide-t-il. Le juriste Olivier Cahn confirme que les violences policières pourraient être bien pires : « les gouvernements ont de la chance : les policiers restent majoritairement républicains. Compte tenu des moyens dont disposent les forces de l’ordre, s’il n’y avait pas cette volonté de s’auto-limiter, ce serait un massacre ».

Justice et police débordées ? Qui sont les responsables ? Les institutions dans leur structure et les politiques dans leur déni répondent de plus en plus d’observateurs indépendants. En décembre 2018, au lendemain d’affrontements avec les forces de l’ordre sur les Champs-Élysées et du saccage de l’Arc de Triomphe par des Gilets jaunes, la garde des Sceaux Nicole Belloubet s’était déplacée au Palais de justice de Paris, et avait promis « une réponse pénale tout à fait ferme » à l’attention des manifestants interpellés, invitant là les juges à tenir une posture en dépit de la séparation des pouvoirs. Par ailleurs, pendant des mois, le gouvernement a minimisé voire nié les violences policières – les rapporteurs de l’ONU considérant à l’issue d’une réunion informelle le 22 mai 2019 à Paris qu’il y a « déni de réalité » de la part de l’État français (v. France Bleu Bourgogne) – le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner allant jusqu’à décorer des policiers dont les noms figuraient dans des enquêtes judiciaires sur ce type de faits.

Par ailleurs, certains observateurs pointent des dysfonctionnements répétés, voire structurels. Parmi ceux-ci, on peut citer la note « permanence Gilets jaunes » adressée par le procureur de la République de Paris, Rémi Heitz, au parquet le 12 janvier 2019 et révélée par le Canard enchaîné. Celle-ci invitait les magistrats à ne lever les gardes à vue que « le samedi soir ou le dimanche matin afin d’éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de trouble ». Il était par ailleurs préconisé un fichage des personnes interpellées même en cas de classement sans suite des dossiers. Le gouvernement avait assumé cette rétention qu’il qualifiait de gardes à vue « préventives » ou « de confort » au nom de l’ordre public.

Autre fait marquant depuis le début du mouvement : l’affaire Steve à Nantes. Un rapport de l’IGA rendu public le 13 septembre est venu contrebalancer l’enquête de l’IGPN dévoilée le 30 juillet. Alors que l’IGPN n’établissait pas de « lien entre l’intervention de forces de police et la disparition de Steve » selon les mots du Premier ministre Édouard Philippe, l’IGA met cette fois en cause le commissaire Grégoire Chassaing qui aurait, le 21 juin 2019, « manqué de discernement » en décidant de reconquérir le terrain plutôt que de se replier comme deux ans plus tôt dans les mêmes circonstances, et en déployant un arsenal d’armement pléthorique aux bords de la Loire (gaz lacrymogènes, grenades de désencerclement et LBD). Le fonctionnaire de police doit être muté à Bordeaux et n’aura plus de fonction en lien avec le maintien de l’ordre jusqu’aux conclusions de l’enquête judiciaire. Ni ses supérieurs ni la préfecture n’est mise en cause malgré des défaillances pointées. D’un point de vue structurel, l’IGPN, aussi appelée « police des polices », est régulièrement accusées de partialité par les ONG, le Conseil de l’Europe et l’ONU, en ceci qu’elle dépend du ministère de l’Intérieur, est composée de membres émanant des institutions qu’elle juge, et qu’elle pointe rarement les responsabilités des fonctionnaires mis en cause. « Malgré un très grand nombre d’allégations d’usage excessif de la force documentés par des vidéos, une minorité fait l’objet d’une enquête judiciaire et rares sont les mises en cause, note Nicolas Krameyer, responsable du programme libertés pour Amnesty International. Cela n’a rien d’étonnant puisqu’il y a en France une culture de l’impunité policière. L’IPGN n’est pas indépendant contrairement à d’autres pays ».

Bilan et perspectives : un système en question

Le journaliste David Dufresne a très tôt pointé et alerté sur le changement de doctrine du maintien de l’ordre en France, notamment à travers son livre Maintien de l’ordre paru en 2013. Il est un des premiers à avoir évoqué l’hypothèse d’un système derrière les violences policières, dénonçant – avec d’autres – la politique du chiffre instaurée par Nicolas Sarkozy et le durcissement de la gestion des manifestations par Manuel Valls, tour à tour ministres de l’Intérieur en France. Dans une interview à Bastamag du 5 juillet 2016, il affirmait : « le rubicon du maintien de l’ordre à la française, qui consiste à viser la foule, a aujourd’hui été franchi », alors que pendant trente ans il s’était agi de « montrer sa force pour ne pas s’en servir », par exemple tirer en cloche pour éloigner les manifestants. L’avocat Arié Alimi déplore lui aussi l’existence d’un système. « Il y a volonté gouvernementale, affirme-t-il. Pendant des années, j’ai assisté à l’expérimentation de la violence policière dans les quartiers populaires. À l’époque, ça n’intéresserait pas beaucoup ».

L’avocat qui mène une étude sur les entraves aux libertés publiques considère qu’il y a eu « externalisation du domaine de la violence illégitime au plus grand nombre » avec les affaires Rémi Fraisse, Notre-Dame-des-Landes, Bure et maintenant « les centres-ville ». L’avocat de la LDH dénonce le fait que le parquet collabore avec la préfecture plus volontiers qu’il n’exerce un contrôle sur les missions de celle-ci – « on a créé un monstre hybride au carrefour du droit public et du droit pénal ». Et s’insurge contre le déferlement d’« armes de guerre » maintenues malgré la multiplication des violences policières – comme la GLI-F4, utilisée dans nul autre pays européen pour le maintien de l’ordre, et qui remplace la grenade OFF1 interdite après la mort de Rémi Fraisse. Sa collègue Claire Dujardin considère, elle, que s’est créée « une politique de la terreur » menée dans « un objectif global de faire cesser les manifestations ».

Pour ces interlocuteurs, le droit de manifester n’a pas disparu mais tous ces éléments contribuent largement à dissuader les citoyens de l’exercer. Aujourd’hui, le seul fait d’aller manifester apparaît comme « un champ politique » en soi, avant même de brandir une pancarte ou de défendre une cause. On est loin du simple exercice d’une liberté publique. Tous déplorent un échec du pouvoir. « Un État fort sait qu’il survivra à la contestation. En ayant besoin de démontrer sa force, il fait preuve de sa faiblesse. C’est qu’il n’est pas serein quant à la contestation de sa politique », souligne Olivier Cahn, faisant référence à la théorisation de l’État par Machiavel. « Cette stratégie de confrontation qui vise à délégitimer les manifestations et les décrédibiliser pour casser le mouvement n’a pas atténué les violences, souligne Nicolas Krameyer, d’Amnesty International. Au contraire, cela a largement augmenté le niveau de défiance de la police par les gens qui ont vu la réalité du maintien de l’ordre ». L’ONG invite le gouvernement a engager le dialogue, ne pas viser les manifestants pacifiques et à faire un usage « proportionné » de la force en manifestations. « Il existe des solutions, tonne-t-il. Ailleurs cela se passe mieux dans des cas de figure similaires ».

Dans son rapport remis à l’Assemblée nationale en janvier 2018 sur le maintien de l’ordre, le Défenseur des droits reconnaissait d’une part, une « perte de confiance de la population à l’égard des forces de l’ordre », cette évolution s’inscrivant « dans un contexte plus général de dégradation des relations entre la population et les institutions détentrices d’autorité ». D’autre part, il pointait un « malaise policier », les forces de l’ordre étant persuadées de « faire l’objet d’une violence croissante et inédite », ne se sentant pas « soutenus par leur hiérarchie » ni « reconnus par la population dans un contexte de fortes sollicitations professionnelles ». Le rapport préconisait diverses mesures comme recentrer le maintien de l’ordre sur les missions de prévention et d’encadrement de la liberté de manifester dans une approche d’apaisement et de protection, renforcer la communication afin de rendre l’action des forces de l’ordre plus compréhensible, et proposait de conduire une étude sur la mise en œuvre d’une doctrine de désescalade. En attendant, certains fonctionnaires commencent à refuser les ordres qui leur sont transmis comme à Nice où les gendarmes – contrairement aux policiers – n’ont pas chargé les manifestants le 23 mars, évoquant « une foule calme » et des ordres d’agir « disproportionnés ».

D’autres, comme Alliance police nationale, menacent de se désolidariser du gouvernement si certains d’entre eux devaient être condamnés : « attention nous n’accepterons pas que nos collègues servent de bouc émissaires pour satisfaire une idéologie antiflic ou pour acheter la paix sociale, tractait le syndicat le 8 juin 2019. Ce 13 septembre, ils enjoignaient les policiers à ne répondre qu’aux appels d’urgence après la décision de la préfecture de police de suspendre un policier filmé à Sevran en train d’interpeller violemment un médiateur de la ville. Décision finalement annulée par le directeur de la police nationale, Eric Morvan, qui a refusé de la signer. Parallèlement, les citoyens s’organisent à l’échelle individuelle et collective avec l’aide des legal team (groupe d’avocats prêts à défendre les manifestants dans certaines villes) et du collectif militant Anti Répression, filment de plus en plus systématiquement les scènes d’affrontements. Des observatoires des pratiques policières ont peu à peu été instaurés dans différentes villes de France avec un projet d’observatoire national. Le fil Twitter « Allô Place Beauvau, c’est pour un signalement » continue d’être alimenté, et les observateurs internationaux continuent à pointer du doigt la pratique française du maintien de l’ordre et les entraves au droit de manifester. Ce 21 septembre, après l’éclatement d’affrontements au début de la manifestation en faveur du climat à Paris, l’envoi de gaz lacrymogènes et de grenades de désencerclement dans le cortège, et alors qu’une journée de mobilisation historique était organisée à l’échelle mondiale, un sentiment régnait, partagé sur les réseaux sociaux, celui de « gâchis ».