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Chronique d’arbitrage : le Conseil d’État enterre Galakis

C’est désormais fait, le mot est lâché par le Conseil d’État : le litige opposant une personne publique française à une partie étrangère, même pour un contrat passé pour les besoins du commerce international, est inarbitrable. Galakis est mort.

Cette nouvelle chronique s’arrêtera longuement sur le nouvel épisode de l’affaire SMAC (CE 17 oct. 2023, n° 465761, Ryanair designated activity company (Sté), AJDA 2023. 1861 ). Force est de constater que, pour l’arbitrage impliquant les personnes publiques, la situation ne suscite pas l’enthousiasme. Certes, cela n’a rien de nouveau et cela fait treize ans que le temps est maussade. En attendant, par l’effet combiné, d’une part, d’une compétence quasi exclusive – en dépit des apparences – du juge administratif pour connaître des recours contre une sentence arbitrale impliquant une personne publique et, d’autre part, d’une inarbitrabilité générale – ou presque – de leurs litiges, il faut s’attendre à ne pas revoir avant longtemps ce mode de règlement des différends en droit public. La crainte est d’autant plus légitime qu’il faut s’attendre très prochainement à une nouvelle ligne de grains en provenance de Luxembourg, à propos des personnes publiques et en dehors du droit des investissements (CJUE 7 sept. 2023, aff. C-701/21, Mytilinaios, concl. de l’avocat général de la Cour).

Pour autant, il ne faut pas être défaitiste. Il existe des motifs de réjouissance dans la jurisprudence. On peut notamment penser que la jurisprudence de la Cour d’appel de Paris est désormais parfaitement réglée dans le contrôle de la compétence fondée sur un traité d’investissement. Les arrêts US Global Institute (Paris, 12 sept. 2023, n° 22/05075) et Air Canada (Paris, 26 sept. 2023, n° 21/20965) sont, tant du point de vue des fondements retenus que du contrôle exercé, particulièrement satisfaisants. C’est, en revanche, moins le cas en matière d’obligation de révélation des arbitres, où la cour continue à retenir une ligne stricte, qui peine à convaincre tant elle conduit à fermer les yeux sur des omissions graves. C’est particulièrement le cas dans l’affaire Halyvourgiki (Paris, 19 sept. 2023, n° 21/16159), un peu moins dans l’affaire Garoubé (Paris, 3 oct. 2023, n° 22/06903), qui nous a – presque – manqué ! Pour finir, on signalera la confirmation par la Cour de cassation de sa jurisprudence Carrefour Proximité France, à propos des parties impécunieuses, à l’occasion de l’arrêt Lavau (Civ. 1re, 27 sept. 2023, n° 22-19.859, JCP 2023. Doctr. 1254, obs. L. Jandard).

On se permettra toutefois, en début de chronique, d’évoquer le sujet des recours dilatoires contre les sentences. Tant la pratique que la lecture de la jurisprudence française permettent de constater qu’une partie des recours, qu’ils soient en annulation ou contre une ordonnance d’exequatur, sont peu sérieux. Le caractère restrictif des cas d’ouverture est connu et la jurisprudence est ferme sur de nombreux griefs dont il est établi qu’ils ne sont pas examinés. Pourtant, il n’est pas rare de voir des recours dont le caractère fantaisiste saute aux yeux. Quel est l’intérêt du recourant à former un tel recours ? Il est vrai que par l’effet conjugué, d’une part, de l’exécution provisoire en matière et, d’autre part, de l’absence d’effet suspensif en matière internationale, l’exercice du recours ne permet pas d’échapper aux mesures d’exécution. D’ailleurs, le conseiller de la mise en état – et il faut lui en savoir gré – continue à retenir une appréciation stricte des conditions d’arrêt ou d’aménagement de l’exécution (provisoire), comme le révèlent plusieurs ordonnances à lire dans la présente chronique. Il faut néanmoins aller au-delà de cette analyse. Premièrement, on ne peut ignorer l’intérêt de maintenir en vie un recours en annulation, non pas pour ses effets sur le territoire français, mais pour ses effets à l’étranger. Autant le juge français se moque éperdument d’un recours au siège s’il est fixé en dehors de ses frontières, autant cela n’est pas le cas de tous les juges de l’exequatur au monde. Deuxièmement, la question n’est pas toujours de savoir si une partie peut gagner quelque chose dans l’exercice du recours, mais de savoir si elle a quelque chose à perdre. C’est ici que le bât blesse. Une partie n’a pas grand-chose à perdre à l’exercice d’un recours, indépendamment de l’absence d’effet suspensif. Faisons le point sur cette question. Primo, la justice française est gratuite. Si le rappeler revient à enfoncer une porte ouverte, on ne peut ignorer qu’il y a quelque chose de paradoxal à offrir un forum complètement gratuit – ou plutôt dont le coût s’élève à un droit de timbre de 225 € – pour la résolution de litiges complexes entre parties sophistiquées. À une époque où la justice souffre du manque de moyens et où l’on envisage d’instaurer une taxe devant un futur tribunal des affaires économiques, il y a quelque chose de déroutant à faire peser le coût d’actions dilatoires sur le contribuable français. Secundo, la radiation pour inexécution de la sentence devant la cour d’appel n’est jamais prononcée. Si aucune décision n’est publiée sur cette question, la pratique des conseillers de la mise en état est d’estimer que l’article 524 du code de procédure civile n’est pas applicable au recours contre une sentence. Par conséquent, ce qui peut constituer un levier puissant contre les recours « de principe » est écarté. Tertio, les condamnations pour recours abusif, régulièrement demandées, ne sont presque jamais prononcées (v. toutefois, Paris, 25 janv. 2022, n° 20/01359, Dalloz actualité, 16 mars 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; 5 avr. 2022, n° 20/13582, Alltech Metal, Dalloz actualité, 20 mai 2022, obs. J. Jourdan-Marques). Quand bien même les sommes peuvent être considérées comme insignifiantes pour un opérateur du commerce international, on peut regretter que cette sanction ne soit plus souvent mobilisée. Quarto, il faut constater que le « tarif » de l’article 700 diminue. Pendant longtemps, la chambre spécialisée en matière d’arbitrage a constitué un modèle de sévérité en cette matière, avec des condamnations pouvant monter jusqu’à 600 000 € (v. not., L. de Maria, L’article 700 du code de procédure civile en matière de contrôle des sentences arbitrales, Cah. arb. 2019. 187). Cette époque est révolue. Si l’analyse n’a rien de scientifique, la lecture des arrêts depuis plusieurs mois donne la nette impression que les montants accordés ont été réduits. S’ils restent élevés, ils sont désormais loin de couvrir l’intégralité des frais exposés par une partie pour sa défense. Quinto, il faut signaler les aléas de la radiation du pourvoi. Alors que l’on a pu se réjouir il y a quelques mois d’une radiation, sur le fondement de l’article 1009-1 du code de procédure civile, des pourvois pour non-paiement de l’article 700 prononcé par la cour d’appel (Cass., ord., 17 oct. 2022, n° 21-22.978, Cengiz, D. 2022. 2330, obs. T. Clay  ; 12 janv. 2023, n° 22-12.198, iXblue, Dalloz actualité, 14 mars 2023, obs. J. Jourdan-Marques), des décisions récentes vont en sens contraire. Par deux ordonnances du même jour, le délégué du Premier Président a énoncé que « de jurisprudence établie, l’inexécution de la seule condamnation prononcée sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ne peut justifier la radiation du pourvoi, en raison de son caractère nécessairement accessoire, sauf à porter une atteinte disproportionnée au droit d’accès au juge de cassation » (Cass., ord., 5 oct. 2023, n° 22-19.229, République de Chypre ; 5 oct. 2023, n° 22-18.383, Groupement Santullo). Voilà que la radiation du pourvoi devient, à son tour, une mesure très exceptionnelle. Cela dit, il faut avoir en tête que la solution ne résulte pas tant d’une véritable jurisprudence que d’une appréciation individuelle, puisqu’un autre délégué a pu, quelques jours plus tard, décider l’inverse (Cass., ord., 19 oct. 2023, n° 23-10.305, Eckes). Reste que, on le voit, les choses sont loin d’être fixées.

En somme, on voit que la question n’est pas tant de savoir ce qu’il y a à gagner à l’exercice d’un recours, mais ce qu’il y a à perdre. Sur ce dernier point, pas grand-chose, à l’heure actuelle : quelques frais de conseil, une condamnation modérée à l’article 700, et après ? Or, comme l’a dit un grand philosophe, « sur un malentendu, ça peut marcher ! ». Le bilan coût-avantage est donc favorable à l’exercice du recours. C’est cette situation que nous entendions souligner et sur laquelle il serait opportun de se pencher.

L’arbitrabilité d’un litige impliquant une personne publique française

Il existe un débat doctrinal depuis plusieurs années (v. not., J.-Cl. Dr. int., Arbitrabilité subjective, par M. Laazouzi, fasc. 745, 2022, n° 2), qui vise à déterminer si la question de la faculté d’une personne publique à recourir à l’arbitrage est une question d’arbitrabilité du litige ou de capacité à compromettre. En faveur de la première option, on trouve une doctrine célèbre, qui parle d’arbitrabilité subjective pour évoquer cette question (P. Fouchard, E. Gaillard et B. Goldman, Traité de l’arbitrage commercial international, Litec, 1996, nos 533 et 539 ; E. Silva Romero, Les fictions juridiques dans le langage du droit français de l’arbitrage international, Rev. arb. 2021. 343, nos 51 et s. ; P. Level, L’arbitrabilité, Rev. arb. 1992. 213, n° 8). C’est aussi l’impression que donne le code civil, qui évoque à l’article 2060 le cas des personnes publiques au sein des cas d’inarbitrabilité. Cependant, d’autres auteurs préfèrent l’analyse sous l’angle de la capacité des États à compromettre (C. Jarrosson, L’arbitrabilité : présentation méthodologique, RJC 1996. 1, n° 3 ; C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, 2e éd., LGDJ, coll. « Domat droit privé », 2019, n° 90). Comme l’indique Charles Jarrosson, « la seule véritable arbitrabilité est celle dite objective ». Le débat est théorique et l’on sait que le Conseil d’État se moque de la cohérence du droit français de l’arbitrage. Toutefois, l’arrêt SMAC constitue, à notre estime, un point de bascule entre ces deux conceptions (CE 17 oct. 2023, n° 465761, Ryanair designated activity company (Sté), AJDA 2023. 1861 ).

Revenons rapidement aux origines. Il y a près de 60 ans, la jurisprudence française a consacré la première règle matérielle du droit de l’arbitrage international. L’idée est simple : soumettre les contrats conclus par des personnes publiques à un régime distinct selon que l’on soit en matière interne ou en matière internationale, comme le commande la technique des règles matérielles. La lecture des arrêts San Carlo, Galakis et INSERM est révélatrice. On y lit successivement que « la prohibition résultant des articles 83 et 1004 du code de procédure civile est d’ordre public interne (Civ. 1re, 14 avr. 1964, JCP 1965. II. 14406, note P. L.), que « la prohibition dérivant des articles 83 et 1004 du code de procédure civile […] [est] édictée pour les contrats internes » (Civ. 1re, 2 mai 1966, Galakis, JDI 1966.648, note P. Level ; Rev. crit. DIP 1967. 533, note B. Goldman ; D. 1966. 575, note J. Robert) ou encore que « la prohibition pour un État de compromettre est limitée aux contrats d’ordre interne sous réserve de disposition législative contraire » (Paris, 13 nov. 2008, n° 08/00760, INSERM, D. 2009. 2384, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2959, obs. T. Clay ; Rev. arb. 2009. 389, note M. Audit ; Cah. arb. 2010. 717, note D. Foussard).

La conséquence de ce cantonnement de la règle d’interdiction à la matière interne est de permettre d’ériger une disposition différente en matière internationale. C’est précisément ce qui a été fait à l’occasion des trois affaires précitées. Ainsi, dans l’affaire San Carlo, la Cour de cassation énonce que si « la prohibition résultant des articles 83 et 1004 du code de procédure civile est d’ordre public interne, elle n’est pas d’ordre public international et ne met pas obstacle à ce qu’un établissement public soumette, comme pourrait le faire tout autre contractant, la convention de droit privé qu’il passe à une loi étrangère admettant la validité de la clause compromissoire, lorsque ce contrat revêt le caractère d’un contrat international » (v. égal., Paris, 10 avr. 1957, Myrtoon Steamship, JCP 1957. II. 10078, note H. Motulsky). Par cette solution, une faculté pour les personnes publiques françaises de compromettre en matière internationale est consacrée, en fonction de la loi applicable au contrat. Deux ans plus tard, dans Galakis, la Cour de cassation fait évoluer son fondement. Elle juge que « la prohibition dérivant des articles 83 et 1004 du code de procédure civile ne soulève pas une question de capacité au sens de l’article 3 du code civil ; que la cour d’appel avait seulement à se prononcer sur le point de savoir si cette règle, édictée pour les contrats internes, devait s’appliquer également à un contrat international passe pour les besoins et dans des conditions conformes aux usages du commerce maritime ; que l’arrêt attaque décide justement que la prohibition susvisée n’est pas applicable à un tel contrat ». La faculté des personnes publiques de recourir à l’arbitrage est confirmée, mais la référence à la loi applicable au contrat disparaît. En l’état du droit positif, la jurisprudence judiciaire n’a pas évolué. Dans l’affaire INSERM, la Cour d’appel de Paris a énoncé que « la prohibition pour un État de compromettre est limitée aux contrats d’ordre interne sous réserve de disposition législative contraire, mais qu’au vu du principe de validité de la clause d’arbitrage international cette prohibition n’est pas d’ordre public international ». Il résulte de ces solutions que, pour le juge judiciaire, une personne publique française peut conclure une convention d’arbitrage, faute d’application des dispositions internes du droit français prévoyant des solutions contraires. Aucune limite n’est fixée à cette faculté de recourir à l’arbitrage.

Toutefois, la mise en œuvre de cette règle matérielle dépend de la compétence du juge judiciaire. Pour cette raison, l’arrêt du Tribunal des conflits dans l’affaire INSERM a semé le doute sur la pérennité cette solution (T. confl. 17 mai 2010, n° 3754, INSERM c/ Fondation Letten F. Saugstad, Dalloz actualité, 27 mai 2010, obs. X. Delpech ; Lebon ; AJDA 2010. 1047 ; ibid. 1564, étude P. Cassia ; ibid. 2337, tribune P. Cassia ; D. 2010. 2633, obs. X. Delpech , note S. Lemaire ; ibid. 2323, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2933, obs. T. Clay ; ibid. 2011. 2552, chron. Y. Gaudemet, C. Lapp et A. Steimer ; RDI 2010. 551, obs. S. Braconnier ; RFDA 2010. 959, concl. M. Guyomar ; ibid. 971, note P. Delvolvé ; Rev. crit. DIP 2010. 653, étude M. Laazouzi ; RTD com. 2010. 525, obs. E. Loquin ; JCP 2010. I. 644, obs. J. Ortscheidt ; M. Audit, Le nouveau régime de l’arbitrage des contrats administratifs internationaux, Rev. arb. 2010. 253 ; D. Foussard, L’arbitrage en matière administrative. Le point après l’arrêt du 17 mai 2010, Cah. arb. 2010. 717 ; P. Cassia, Les sentences arbitrales internationales : une compétence de contrôle partagée entre les juridictions françaises, AJDA 2010. 1564   ; E. Loquin, Retour dépassionné sur l’arrêt INSERM c/ Fondation Letten F. Saugstad, JDI 2011. 842). Le doute n’a pas décru, bien au contraire, après les arrêts Fosmax (T. confl. 11 avr. 2016, n° 4043, Fosmax, Gaz. Pal. 2016, n° 20, p. 29, concl. M. Guyomar ; CMP 2016, n° 6, p. 20, note J.-P. Pietri ; Rev. arb. 2016. 1140, note J. Billemont ; JCP A 2017, n° 4, p. 15, chron. J. Martin et G. Pellissier ; Cah. arb. 2017. 977, note M. Laazouzi et S. Lemaire) et SMAC (T. confl. 24 avr. 2017, n° 4075, Synd. mixte des aéroports de Charente [SMAC] c/ Ryanair, Dalloz actualité, 28 avr. 2017, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon ; AJDA 2017. 839 ; ibid. 981 , chron. G. Odinet et S. Roussel ; D. 2017. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2559, obs. T. Clay ; AJCT 2017. 402, obs. S. Hul ; Rev. arb. 2017. 886, note Y. Gaudemet ; Procédures 2017. Comm. 142, obs. S. Deygas ; ibid. Comm. 162, obs. L. Weiller ; JCP A 2018, n° 5, p. 21, chron. J. Martin et G. Pellissier).

L’arrêt du Conseil d’État du 17 octobre 2023 s’inscrit dans le prolongement de l’affaire SMAC. Nous avons pu suivre l’épopée de cette sentence devant le Tribunal administratif de Poitiers (TA Poitiers, 15 déc. 2020, SMAC, n° 1900269, Dalloz actualité, 22 févr. 2021, obs. J. Jourdan-Marques ; AJDA 2021. 401 , concl. M. Brunet ; RFDA 2021. 340, note M. Lahouazi ) et la Cour administrative d’appel de Bordeaux (CAA Bordeaux, 30 mars 2022, n° 21BX00596, Dalloz actualité, 20 mai 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; AJDA 2022. 2541 , note M. Lahouazi  ; D. 2022. 2330, obs. T. Clay ). Déjà, dans ces deux premières décisions, l’exequatur de la sentence a été refusé, à raison du principe d’interdiction du recours à l’arbitrage pour les personnes publiques.

Il faut d’ailleurs souligner que cette idée d’interdiction du recours à l’arbitrage pour les personnes publiques a été exprimée préalablement par le Conseil d’État (v. sur ce point, M. Laazouzi, Arbitrabilité subjective, préc., nos 41 s.). Ainsi, dans l’arrêt Fosmax, il a jugé la chose suivante : « Considérant qu’à l’issue de ce contrôle, le Conseil d’État, s’il constate l’illégalité du recours à l’arbitrage, notamment du fait de la méconnaissance du principe de l’interdiction pour les personnes publiques de recourir à l’arbitrage sauf dérogation prévue par des dispositions législatives expresses ou, le cas échéant, des stipulations de conventions internationales régulièrement incorporées dans l’ordre juridique interne, prononce l’annulation de la sentence arbitrale » (CE 9 nov. 2016, n° 388806, Dalloz actualité, 14 nov. 2016, obs. J.-M. Pastor ; Lebon avec les concl. ; AJDA 2016. 2133 ; ibid. 2368 , chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; D. 2016. 2343, obs. J.-M. Pastor ; ibid. 2589, obs. T. Clay ; ibid. 2017. 2054, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; RFDA 2016. 1154, concl. G. Pellissier ; ibid. 2017. 111, note B. Delaunay ; RTD com. 2017. 54, obs. F. Lombard ; Rev. arb. 2017. 179, note J. Billemont ; ibid. 254, note M. Audit et C. Broyelle ; Cah. arb. 2017. 977, note M. Laazouzi et S. Lemaire ; JCP A 2017, n° 19, p. 25, note O. le Bot ; JCP 2016. 2148, note S. Bollée ; JCP E 2017, n° 2, p. 43, note C. Serain ; Procédures 2017. Comm. 10, obs. L. Weiller). La partie était jouée et il n’est pas étonnant de lire, dans notre arrêt SMAC, que « la cour n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que la seule circonstance qu’un contrat a été passé par une personne publique pour les besoins du commerce international ne permettait pas de déroger au principe de l’interdiction pour les personnes publiques de recourir à l’arbitrage ».

Pourtant, la jurisprudence administrative n’a jamais, au moins depuis l’épisode INSERM, brandi explicitement la notion d’inarbitrabilité. C’est chose faite avec la décision en commentaire, qui décide que « le litige soumis à la cour internationale d’arbitrage de Londres n’était pas arbitrable ». Est-ce que cela change quelque chose ? On est tenté d’apporter une réponse positive.

D’un point de vue théorique, le Conseil d’État tranche en faveur de la qualification d’arbitrabilité plutôt que de capacité à compromettre. En termes de régime, cela n’est pas anodin. À notre estime, quand bien même l’arrêt Galakis exprime l’idée inverse, la jurisprudence judiciaire envisage la question sous l’angle de la capacité. En effet, la règle consacrée par Galakis est une règle matérielle. Leur spécificité est de prévoir un régime exceptionnel en matière internationale et de réserver l’application des règles du code civil à la seule matière interne. Or en droit français de l’arbitrage international, les règles matérielles sont mobilisables en matière de capacité ; en revanche, elles ne le sont pas pour ce qui concerne l’arbitrabilité. Dans la logique de l’arrêt Dalico (Civ. 1re, 20 déc. 1993, n° 91-16.828, Rev. crit. DIP 1994. 663, note P. Mayer ; RTD com. 1994. 254, obs. J.-C. Dubarry et E. Loquin  ; Rev. arb. 1994. 116, note H. Gaudemet-Tallon ; JDI 1994. 432, note E. Gaillard), les questions de capacité sont des questions qui relèvent de l’existence et l’efficacité de la convention d’arbitrage. Il y a donc une logique jurisprudentielle à retenir la qualification de capacité, pour justifier l’application du code civil en matière interne et celle de la règle matérielle en matière internationale.

La jurisprudence administrative fait voler en éclat cette qualification. En retenant la notion d’arbitrabilité, elle passe du côté des lois de police. En effet, les frontières de l’arbitrabilité relèvent de cette dernière catégorie (en ce sens, C. Seraglini et J. Ortscheidt, Droit de l’arbitrage interne et international, op. cit., n° 655 ; J. El Ahdab et D. Mainguy, Droit de l’arbitrage. Théorie et pratique, LexisNexis, 2021, n° 273). Cette solution est d’ailleurs cohérente avec la volonté de la jurisprudence administrative de prohiber le recours à l’arbitrage, tant en matière interne qu’en matière internationale. La solution est fondée sur « les principes généraux du droit français […] sous réserve des dérogations découlant de dispositions législatives expresses ou, le cas échéant, des stipulations de conventions internationales régulièrement incorporées dans l’ordre juridique interne ».

Ainsi, quand bien même l’argument est tiré du régime, on peut penser que le transfert quasi total de la compétence pour connaître des sentences impliquant une personne publique vers le juge administratif a conduit à une transformation de la notion. Alors que la faculté pour les personnes publiques s’analysait encore, il y a quelques années, sous l’angle de la capacité à compromettre, il faut constater le glissement vers l’arbitrabilité du litige.

Reste à savoir si cette nouvelle qualification ne soulève pas des difficultés. Trois séries peuvent au moins être évoquées.

La première est éminemment théorique – osera-t-on dire imaginaire ? – et concerne la compétence résiduelle du juge judiciaire pour connaître des sentences impliquant des personnes publiques françaises. Il faut en effet rappeler que les arrêts INSERM, Fosmax et SMAC du Tribunal des conflits ont posé comme principe la compétence judiciaire et seulement, par exception, la compétence administrative : « le recours formé contre une sentence arbitrale rendue en France, sur le fondement d’une convention d’arbitrage, dans un litige né de l’exécution ou de la rupture d’un contrat conclu entre une personne morale française de droit public et une personne de droit étranger, exécuté sur le territoire français, mettant en jeu les intérêts du commerce international, fût-il administratif selon les critères du droit interne français, est porté devant la cour d’appel dans le ressort de laquelle la sentence a été rendue, conformément à l’article 1505 du code de procédure civile, ce recours ne portant pas atteinte au principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires ». Il faut une belle dose de cynisme pour affirmer à trois reprises ce principe, dont on sait qu’il est instantanément vidé de sa substance. Reste que, dans la pure théorie, il arrivera peut-être un jour où une sentence sera valablement présentée, que ce soit à l’annulation ou à l’exequatur, devant le juge judiciaire. Comment faudra-t-il, à cet instant, examiner la question, sachant que les conceptions retenues sont parfaitement inconciliables ?

La deuxième difficulté concerne les États étrangers. Si la solution du Conseil d’État vaut pour les personnes publiques françaises, qu’en est-il des sentences touchant une personne publique étrangère ? Celles-ci relèvent du juge judiciaire, qui continue d’opter pour une analyse en termes de capacité et applique sa règle matérielle. On peut s’attendre à ce que, dès demain, elles fassent valoir, devant les juridictions judiciaires, la solution rendue par le Conseil d’État le 17 octobre 2023. Comment, en effet, leur reprocher de plaider que l’interdiction des personnes publiques de recourir à l’arbitrage est une question d’arbitrabilité, alors que le juge administratif statue en ce sens ? Or une telle qualification change tout. Là où, en présence d’une règle matérielle, le moyen tiré du droit local peut être balayé d’un revers de main, il en va autrement en matière d’arbitrabilité. On l’a dit, l’arbitrabilité relève de la catégorie des lois de police. On peut donc retenir la même qualification à propos de la loi étrangère prohibant aux personnes publiques locales le recours à l’arbitrage. Si cette loi étrangère est une loi de police, ne faut-il pas en tenir compte dans le contrôle de l’ordre public international français ? La réponse est loin d’être évidente, depuis que l’arrêt MK Group ouvre la voie au contrôle des lois de police étrangères (Paris, 16 janv. 2018, n° 15/21703, D. 2018. 1635 , note M. Audit ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2448, obs. T. Clay ; RTD com. 2020. 283, obs. E. Loquin ; Rev. arb. 2018. 401, note S. Lemaire ; JDI 2018. Comm. 12, note S. Bollée ; ibid. Comm. 13, note E. Gaillard). Certes, l’inclusion n’est pas automatique. Reste qu’il faudra avoir les reins solides pour affirmer que les valeurs et principes protégés par cette loi étrangère ne sont pas analogues à ceux dont notre ordre juridique ne peut souffrir la violation au sens de cette nouvelle jurisprudence du Conseil d’État. Il faut s’attendre à du mouvement en cette matière, tant la jurisprudence administrative est, par ricochet, de nature à fragiliser la jurisprudence judiciaire.

La troisième difficulté, que l’on savoure d’avance, concerne la Convention de Genève. Si le Conseil d’État écarte son application en l’espèce, ce n’est qu’en raison du siège en Irlande – non-signataire de la Convention – des parties à la convention d’arbitrage. Ainsi, la solution est différente en présence d’un litige impliquant un opérateur économique ressortissant d’un État signataire, ce qui peut inciter à recourir à des montages juridiques sophistiqués.

Reste qu’il y a à craindre que la jurisprudence administrative aille chercher son salut dans le droit européen. À cet égard, il faut se préparer à une prochaine décision Mytilinaios de la Cour de Justice, dans laquelle les conclusions de l’avocat général Szpunar ont été publiées (CJUE 7 sept. 2023, aff. C-701/21, préc.). L’affaire porte – une fois de plus – sur la qualification d’aide d’État d’une sentence arbitrale. Dans un premier temps, l’avocat général écarte toute assimilation du tribunal arbitral à une juridiction étatique, rappelant que la Cour de justice a privé les arbitres de la faculté de poser une question préjudicielle. Toutefois, dans un second temps, l’avocat général se pose la question de savoir si une entreprise publique […] peut échapper à l’application des dispositions des articles 107 et 108 TFUE, en soumettant à l’arbitrage un différend qui met en jeu l’allocation des ressources étatiques ». Or, selon l’avocat général, dans une motivation qui en dit très long sur l’estime portée à l’arbitrage, « la décision de recourir à l’arbitrage comporte non seulement les modalités du règlement du litige, mais également un élément de risque contentieux, lié à l’éventualité d’une solution du litige ne correspondant pas aux attentes des parties, voire contraire aux termes du compromis, dont l’application pourrait donner lieu à l’octroi d’un avantage illégal au moyen des ressources de l’État ». Il ajoute : « Certes, un élément d’aléa caractérise également les procédures juridictionnelles traditionnelles, mais il est d’autant plus important que les tribunaux d’arbitrage fonctionnent en dehors du système judiciaire étatique et des garanties qui lui sont inhérentes. Les expériences des États membres en matière d’arbitrage commercial montrent d’ailleurs que les risques qui y sont associés ne sont pas purement hypothétiques (46) ». La référence citée dans cette note de bas de page numéro 46 n’est autre que l’affaire Tapie, qui est érigée en talisman contre l’arbitrage. En clair, selon les conclusions de l’avocat général, le recours à l’arbitrage présente le risque d’une décision rendue en violation du droit européen. Partant, le choix d’y recourir nécessité d’imputer à l’État les résultats juridiquement contraignants de la procédure d’arbitrage, au sens du droit des aides d’État. On connaît parfaitement les conséquences d’une telle qualification : l’impossibilité pour l’État et pour n’importe quel État européen d’exécuter la sentence dont on aura considéré qu’elle est constitutive d’une aide d’État (v. CJUE 25 janv. 2022, aff. C-638/19, Micula, Dalloz actualité, 16 mars 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2022. 2330, obs. T. Clay ; RD aff. int. 2022. 178, obs. A. Musella et N. Barysheva ; Europe 2022, n° 3, p. 28, obs. L. Idot ; JCP 2022. Doctr. 724, obs. L. Jandard ; JDI 2022. Comm. 18, note M. Audit). Autrement dit, pour le Conseil d’État, si la Convention de Genève vient contrarier les plans, il sera encore temps de basculer sur le droit européen pour faire échec à une sentence sur le fondement des aides d’État.

Il faut, pour finir, citer un autre passage de l’analyse de l’avocat général : « À cet égard, je ne souscris pas aux arguments des parties au pourvoi et du gouvernement allemand, qui ont insisté sur la nécessité de distinguer l’arbitrage en matière d’investissement de l’arbitrage commercial sur le plan de l’imputabilité d’une éventuelle aide à l’État. En décidant de ratifier un traité d’investissement, de même qu’en signant un compromis d’arbitrage, un État doit assumer le risque de se voir imputer les effets de futures sentences rendues sur ce fondement. Si la possibilité de déléguer le règlement d’un litige à un organe extra-étatique devait se traduire par l’impossibilité d’en imputer la responsabilité à l’État, cela conduirait à la création d’un angle mort dans le système de contrôle des avantages octroyés au moyen des ressources étatiques. Compte tenu de l’importance des enjeux liés aux procédures d’arbitrage intéressant les entités publiques, une telle situation affaiblirait considérablement l’effet utile des dispositions pertinentes du TFUE ». S’il est savoureux de voir l’Allemagne voler au secours de l’arbitrage, il l’est beaucoup moins de voir que le mur bâti entre l’arbitrage d’investissement et l’arbitrage commercial s’effrite déjà. Certes, on pourra s’efforcer de distinguer les questions relevant des aides d’État de celles relevant de la validité de la convention d’arbitrage et se rassurer en considérant que la première est soumise à une logique propre qui justifie d’ignorer la distinction entre arbitrage d’investissement et arbitrage commercial. Reste que cette fissure s’ajoute à celle déjà apparue à l’occasion de l’arrêt London SteamShip (CJUE 20 juin 2022, aff. C-700/20, Dalloz actualité, 13 juill. 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; AJDA 2022. 1675, chron. P. Bonneville, C. Gänser et A. Iljic ; D. 2022. 2330, obs. T. Clay ; ibid. 2023. 925, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke  ; RTD eur. 2022. 751, note M.-E. Ancel  ; Europe 2022, n° 8-9, p. 48, obs. L. Idot ; JCP 2022. 1574, note J. Heymann ; Gaz. Pal. 2022, n° 29, p. 18, note J. Clavel-Thoraval ; RLDA 2022, n° 186, p. 27, note M. Barba ; JDI 2023. 208, note D. Hascher ; JCP 2023. 221, obs. C. Seraglini) et il faut s’en inquiéter. À force de coups de boutoir, il ne restera plus grand-chose du mur. Et les fans de la série Game of Thrones savent ce qu’il advient après la chute du mur…

Le principe compétence-compétence

La jurisprudence récente est toujours aussi dense dans l’application de l’effet négatif du principe compétence-compétence. Au milieu de ce foisonnement, l’arrêt Lavau, rendu en matière de partie impécunieuse par la Cour de cassation, mérite une analyse dédiée avant que le reste des décisions de cours d’appel soit passé en revue.

Le principe compétence-compétence et l’impécuniosité

Près d’un an jour pour jour après l’arrêt Carrefour Proximité France (Civ. 1re, 28 sept. 2022, n° 21-21.738, Dalloz actualité, 28 oct. 2022, obs. J. Jourdan-Marques ; D. 2022. 2022 , note N. Dissaux ; ibid. 2330, obs. T. Clay ; RTD com. 2023. 571, obs. E. Loquin ; Procédures 2022, n° 11, p. 26, obs. L. Weiller ; RLDA 2023, n° 188, p. 31, note J. Clavel-Thoraval ; JCP 2023. Doctr. 221, obs. L. Jandard ; Rev. arb. 2023. 157, note P. Giraud), la Cour de cassation rend un arrêt Lavau où elle confirme la nouvelle voie – particulièrement ingénieuse – de traitement de la situation des parties impécunieuses confrontées à une convention d’arbitrage (Civ. 1re, 27 sept. 2023, n° 22-19.859, JCP 2023. Doctr. 1254, obs. L. Jandard).

En l’espèce, la convention figure dans des contrats de licence d’exploitation conclus par la société Lavau. Cette dernière a pourtant assigné son contractant devant un tribunal de commerce. Pour tenter de faire échec à la clause compromissoire, le liquidateur judiciaire de la demanderesse se prévaut de la situation financière de la société et invite la cour à rechercher si le coût probable de la procédure d’arbitrage n’est pas manifestement disproportionné par rapport aux ressources du demandeur, au point de le priver de son droit d’accéder effectivement à un juge. La Cour de cassation ne suit pas ce raisonnement et rejette le pourvoi contre l’arrêt d’appel, qui a renvoyé le liquidateur et la société à mieux se pourvoir. Elle énonce que « dès lors qu’il n’était pas soutenu qu’une tentative préalable d’engagement d’une procédure arbitrale avait échoué, faute de remède apporté aux difficultés financières alléguées […], la cour d’appel, qui n’avait dès lors pas à procéder une recherche inopérante, a retenu à bon droit, sans méconnaître le droit d’accès au juge, que l’invocation par les demandeurs de leur impécuniosité n’était pas, en soi, de nature à écarter la mise en œuvre des clauses compromissoires et a ainsi légalement justifié sa décision ».

La solution retenue ne diffère qu’à la marge de celle rendue dans l’arrêt Carrefour Proximité France. En réalité, elle consiste principalement à fermer les portes. L’année passée, la Cour de cassation a jugé : « Dès lors qu’il n’était pas soutenu qu’une tentative préalable d’engagement d’une procédure arbitrale avait échoué, faute de remède apporté aux difficultés financières alléguées […], la cour d’appel a retenu à bon droit, sans méconnaître le droit d’accès au juge, que l’invocation par les demandeurs de leur impécuniosité n’était pas, en soi, de nature à caractériser l’inapplicabilité manifeste des clauses compromissoires »....

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