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Le droit en débats

Jugement Bismuth : le secret professionnel de l’avocat, fantôme ou apparition ?

Dès lors que des conversations entre un justiciable et son avocat contiennent des indices de la participation du second à une infraction, elles peuvent être retenues à l’encontre du premier, juge le tribunal.

Par Emmanuel Mercinier-Pantalacci le 05 Mars 2021

Quand d’aucuns croient prématurément pouvoir faire le deuil d’un être malgré le caractère injuste de sa disparition, son fantôme revient hanter leur existence. En l’espèce, ce fut plutôt comme une apparition : aux termes du jugement rendu le 1er mars 2021 par le tribunal correctionnel de Paris dans l’affaire Bismuth, un instant le secret professionnel de l’avocat a bien semblé ressuscité, en chair et en os, avant que de s’évaporer sans effet tangible, de sorte qu’on persiste à s’interroger sur la réalité de notre vision, sa consistance, voire son sens. Entendons-nous, il ne s’agit pas ici de protéger l’avocat, mais le justiciable. Dès lors qu’une conversation entre un justiciable et son avocat contient des indices de la participation du second à une infraction, elle peut être retenue à son encontre. Soit. Là n’est pas notre propos. En revanche, ces échanges ne devraient jamais pouvoir être retenus à l’encontre du premier. C’est pourtant ce que vient de juger la 32e chambre. Après avoir suivi la défense sur le terrain de la recevabilité de l’incident puis sur celui de l’applicabilité du secret professionnel, le tribunal a en définitive écarté celui-ci, jugeant que les indices de la participation de l’avocat à une infraction contenus dans les conversations enregistrées permettaient de retenir celles-ci à l’encontre du justiciable.

Pour mémoire, dans le cadre d’une information judiciaire portant sur le financement de la campagne présidentielle de 2007, les juges d’instruction avaient placé sur écoutes les lignes téléphoniques de l’ancien président de la République, notamment une ligne dédiée aux échanges avec son avocat. Les juges avaient alors considéré y percevoir des faits susceptibles de constituer les délits de corruption et de violation du secret professionnel, dont ils n’étaient pas saisis et qu’ils avaient en conséquence transmis au parquet comme faits nouveaux. Une information distincte était alors ouverte, en février 2014, des chefs de violation du secret de l’instruction, trafics d’influence passif et actif, complicité et recel. C’est dans le cadre de cette seconde procédure que le tribunal vient d’entrer en voie de condamnation, sur la base du contenu des conversations téléphoniques enregistrées.

La défense de l’ancien président soutenait, notamment, des conclusions d’incident, demandant au tribunal d’écarter des débats l’intégralité des enregistrements et retranscriptions des conversations téléphoniques échangées entre ce dernier et son avocat et de s’interdire de les utiliser. Elle soulevait, d’une part, une atteinte disproportionnée à la vie privée (plus de six mois d’écoute, 3 500 conversations) ; d’autre part, l’impossibilité de retranscrire des interceptions téléphoniques qui, prises isolément, ne révélaient aucun indice de participation de l’avocat à une infraction ; enfin, l’interdiction posée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) d’utiliser contre le client des conversations téléphoniques échangées avec son avocat.

Recevabilité de la contestation de la légalité des écoutes malgré la purge des nullités

Sur la recevabilité de l’incident, la défense faisait valoir que la purge des nullités, opérée tant par l’ordonnance de renvoi que par l’arrêt définitif de la chambre de l’instruction ayant validé les écoutes, était sans incidence sur l’obligation du tribunal d’apprécier les preuves lui étant présentées, et ce au regard du droit à un procès équitable, des droits de la défense et du droit de ne pas s’auto-incriminer. Elle soutenait, selon le résumé qu’en a fait le tribunal, « que, s’il n’appartient pas au juge pénal statuant au fond par une ordonnance de renvoi d’apprécier la légalité du recueil des indices, en raison de la purge des nullités, le principe de la liberté de la preuve lui permet d’écarter des preuves qu’il considérerait illégales ». Le parquet national financier prétendait cette demande irrecevable aux motifs que l’article 385 du code de procédure pénale ne permet pas à ce stade de la procédure de prononcer l’annulation de pièces et que la légalité des interceptions judiciaires avait déjà été contestée et validée dans le cadre de l’instruction. Dès lors, selon lui, les prévenus ne conservaient que la faculté d’en discuter la valeur probante pour caractériser les infractions. Sur ce, le tribunal a jugé l’incident recevable, approuvant la défense en ces termes : « Dans le cadre du contrôle de légalité de la preuve, le tribunal peut décider de ne pas prendre en compte des pièces et de les écarter notamment parce que les circonstances de recueil de celle[s]-ci apparaissent contrevenir aux dispositions de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. »

Applicabilité du secret professionnel aux échanges entre un avocat et un justiciable non encore mis en cause procéduralement

Sur le fond, la défense de l’ancien président soutenait en premier lieu que la retranscription des conversations échangées avec son avocat méconnaissait la jurisprudence de la chambre criminelle, selon laquelle, à peine de cassation, la retranscription d’écoutes téléphoniques entre un justiciable et son avocat n’est régulière que si cette écoute elle-même révèle des indices faisant présumer la participation du second à une infraction, sans que de tels indices puissent se déduire d’éléments extrinsèques et postérieurs (Crim. 15 juin 2016, n° 15-86.043, Dalloz actualité, 22 juin 2016, art. A. Portmann ; ibid., 12 juill. 2016, obs. S. Fucini). En dernier lieu, elle faisait valoir que, postérieurement à l’arrêt de la Cour de cassation du 22 mars 2016 rendu dans cette affaire (Crim. 22 mars 2016, n° 15-83.206, Dalloz actualité, 24 mars 2016, obs. S. Fucini ; D. 2017. 74, obs. T. Wickers ; AJ pénal 2016. 261 ; RSC 2016. 364, obs. F. Cordier ) – où il avait été jugé que la transcription d’une conversation téléphonique entre un justiciable et son avocat est permise dès lors que cet avocat n’assure pas la défense de la personne placée sous surveillance, qui ni n’est mise en examen ou témoin assisté ni même n’a été placée en garde à vue dans la procédure en cause – dans un arrêt du 16 juin 2016 (CEDH 16 juin 2016, Versini-Campinchi c. France, req. n° 49176/11, Dalloz actualité, 17 juin 2016, art. A. Portmann ; D. 2016. 1852 , note E. Raschel ; ibid. 2017. 74, obs. T. Wickers ) la CEDH a jugé que, si des conversations entre le justiciable et son avocat interceptées de manière incidente peuvent être retranscrites lorsqu’elles révèlent des indices de participation du second à une infraction, celles-ci ne peuvent en aucun cas être utilisées contre le premier sans violer les droits de la défense. Elle soulignait que la Cour européenne ne distingue nullement selon que l’avocat intervient ou non pour la défense d’une personne procéduralement mise en cause. Le parquet, quant à lui, au rejet, résumait qu’il était demandé par la défense au tribunal de considérer comme absolu le secret des avocats, ce qui ne serait prévu ni par la loi ni par les textes conventionnels. Il soulignait qu’au moment de la retranscription des conversations litigieuses, celles-ci ne portaient pas sur un dossier dans le cadre duquel l’avocat assurait la défense du justiciable mais qu’elles étaient susceptibles de caractériser une infraction pénale commise par les deux interlocuteurs. Sur ce, le tribunal a approuvé la défense, à la lumière de la jurisprudence de Strasbourg et en dépit de celle, antérieure, du quai de l’Horloge ; quoique l’avocat n’assurât pas formellement la défense du justiciable dans le cadre d’une procédure où ce dernier avait été mis en examen, témoin assisté ou placé en garde à vue, le secret professionnel s’appliquait : « le tribunal constate que B était l’avocat habituel de A dans d’autres cadres juridiques et qu’il l’assistait et le conseillait dans plusieurs procédures en cours au moment des interceptions téléphoniques litigieuses. Ainsi, pour apprécier la valeur et la portée des preuves contestées par les prévenus, le tribunal doit les analyser au regard des règles légales et jurisprudentielles s’appliquant aux interceptions de conversations entre un avocat et son client ».

Utilisation des échanges entre un avocat et un justiciable à l’encontre de ce dernier

En revanche, le tribunal rejette l’argument de la défense selon lequel des conversations entre le justiciable et son avocat ne peuvent en aucun cas être utilisées contre le justiciable sans violer les droits de la défense. Dès lors que les conversations sont de nature à faire présumer la participation de l’avocat à une infraction, celles-ci peuvent être retenues à la charge du justiciable, juge le tribunal. En conséquence, celui-ci se livre à une analyse, au cas par cas, de chaque conversation : pour deux d’entre elles, il juge qu’elles ne permettent pas de présumer la commission d’une infraction par l’avocat et les écarte comme moyen de preuve. Pour toutes les autres, il considère qu’elles font présumer la participation de l’avocat à des infractions ; partant, il les retient à la charge non seulement de l’avocat mais aussi de son client. Le tribunal ajoute toutefois que les conversations ne relevaient pas de l’exercice de la défense : « Le contenu des conversations litigieuses ne procède nullement de l’élaboration d’une stratégie de défense ou d’une consultation juridique. Au contraire, au moment de chacune des écoutes, des indices de nature à faire présumer la participation de [l’avocat] à des infractions pénales […] sont relevés sans qu’il soit nécessaire de prendre en considération des éléments postérieurs ou extrinsèques auxdites conversations. » Sans doute le tribunal considère-t-il répondre ici aux exigences de l’article 100-5, alinéa 3, du code de procédure pénale (« À peine de nullité, ne peuvent être transcrites les correspondances avec un avocat relevant de l’exercice des droits de la défense. ») et de la Cour européenne, qui, aux termes de l’arrêt précité, permet la retranscription d’une conversation entre un justiciable et son avocat, non seulement à condition que son contenu fasse présumer la commission d’une infraction par l’avocat, mais en outre « dans la mesure où cette transcription n’affecte pas les droits de la défense (CEDH 22 juin 2016, Versini-Campinchi c. France, préc., § 79) ».

Au demeurant, selon le tribunal, dès lors que les conversations contiennent intrinsèquement des indices de participation de l’avocat à des infractions, elles peuvent être retenues à l’encontre du client. Qu’il soit permis de le déplorer et d’exprimer avec force un principe sans nuances et sans exception : un échange entre un justiciable et son avocat ne devrait jamais pouvoir être utilisé à l’encontre du premier. Gare aux fantômes.

 

 

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