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Les foucades de Jawad et la solitude d’un frère

Depuis mercredi 24 janvier, Jawad Bendaoud et Mohamed Soumah sont jugés devant la 16e chambre correctionnelle pour « recel de terroriste », pour avoir hébergé deux terroristes des attentats du 13 novembre 2015. Youssef Aït-Boulahcen est jugé pour non dénonciation d’un crime.

par Julien Mucchiellile 26 janvier 2018

Jawad Bendaoud est cet homme à la mine ahurie qui a hébergé deux terroristes du 13 novembre à son insu. « On m’a demandé de rendre service, j’ai rendu service Monsieur », déclarait-il face à la caméra d’un journaliste, au matin de l’assaut du 18 novembre 2015 lancé par le Raid contre les terroristes. Son appartement est ravagé, les occupants sont morts, et l’inénarrable Jawad Bendaoud propage à son insu une gaudriole effrénée sur les réseaux sociaux, qui ont besoin de rire.

Il est, ce jeudi 25 janvier, ce prévenu corpulent à la faconde désopilante : « J’avais pas compris que les mecs ils venaient de tuer 130 personnes là », insiste-t-il. En d’autres termes : « On m’a vendu un bœuf bourguignon, et j’ai fini avec un couscous. » Il reconnaît : « J’avais mal interprété les signes. » Il fait face à la 16e chambre correctionnelle qui le juge au visa de l’article 434-6 du code pénal, qui punit le recel de terroriste de trois ans d’emprisonnement (6 ans car en récidive), et, malgré lui, Jawad Bendaoud fait encore rire.

C’est donc cet énorme malentendu que Jawad Bendaoud, 31 ans, tente d’expliquer : comment a-t-il a pu héberger deux terroristes, dont l’un a eu son visage affiché sur toutes les télévisions du pays, sans connaître leur qualité ? Le tribunal écoute.

Tout d’abord quelques faits. Le 16 novembre 2015, la France fume encore. Deux terroristes sont traqués : Abdelhamid Abaaoud « le cerveau des attentats » et Chakib Akrouh. Un numéro belge contacte, Hasna Aït-Boulahcen, la cousine d’Abaaoud pour qu’elle leur trouve une planque – d’où ils pourront préparer un nouvel attentat-suicide. Elle obtempère, et raconte tout à sa colocataire, qui a pu prévenir la police, qui a placé tout le monde sur écoute – ce qui a probablement permis d’éviter un nouveau massacre.

Hasna A.B. demande à son dealer de cocaïne de la cité des Francs-Moisins, Mohamed Soumah – qui partage aujourd’hui le box et le chef de prévention avec Bendaoud – s’il connaît un squat, pour « deux frères », dont l’un a des problèmes conjugaux. Il dit que non, elle pleure, « on est en hiver, j’aime pas voir une femme pleurer. Alors je me dis qu’elle va rapporter d’autres clients, et pourquoi pas coucher avec elle », explique-t-il à la présidente du tribunal, Isabelle Prévost-Desprez. Mohamed Soumah contacte Jawad Bendaoud, un associé dans le business de stupéfiants, qu’il a connu en 2011 à la prison de Val-de-Reuil. Jawad transforme la cocaïne en crack – ce qui est bon pour le bénéfice – et gère des squats, qu’il revend ou loue (ou occupe soi-même, pour consommer beaucoup de cocaïne en toute quiétude). Celui qu’il propose à Hasna et à ses « frères », situé au 48, rue du Corbillon à Saint-Denis, est un deux pièces chichement meublé, ancien gourbi occupé par des sans-papiers qu’il a expulsés lui-même, avant de le remettre en état. L’affaire sera conclue pour 150 € (100 pour Soumah, 50 pour Bendaoud).

Soumah, cupide et obsédé

Soumah, 28 ans aujourd’hui, n’a absolument rien vu venir, dit-il. « J’ai vu une rebeu en jean moulant, bouteille d’alcool à la main, je me dis je vais la baiser » (il ne varie pas sur ce point. Il dit n’avoir été mu que par l’appât du gain (Hasna lui a promis qu’une amie lui achèterait pour 500 € de cocaïne), et l’appât de la chair, car Hasna semble l’avoir charmé. Lorsqu’il la rappelle le soir du 16 novembre, dit-il, c’est « pour savoir si elle avait aimé la cocaïne » (il dit faire cela avec tous ses clients). Le 17 novembre, toujours au téléphone, il lui dit : « N’oublie pas, tu as des trucs à faire. » Les enquêteurs croient qu’il lui rappelle ses engagements envers les deux terroristes, lui dit : « Sa copine devait me prendre 10 boulettes, j’ai pas oublié. » S’il la dépose à l’arrêt de bus, lui explique comment se déplacer dans Saint-Denis, c’est qu’il a toujours l’intention de coucher avec elle, et que, face à son insistance, il concède à l’aider un peu. Mais quand elle lui annonce qu’elle doit dormir avec les deux fugitifs, il explose (intérieurement) : « J’ai envie de l’insulter de tous les noms, j’ai fait tout ça pour elle, et je me rends compte que c’est un autre mec qui va la baiser, elle m’a manipulé, elle m’a baisé la gueule », lance-t-il à la présidente, qui en prend bonne note. Hasna se justifie : « Je t’ai dit que je suis obligée de rester là-bas, tu sais très bien ce qu’il se passe. » Lui, aujourd’hui, répète qu’il n’avait rien compris. Comme lorsqu’elle lui parle des « Feux de l’amour », que les enquêteurs ont décrypté en « Reportage sur les attentats », ou quand elle explique que son « gynéco doit lui envoyer un mandat cash » – qui venait de complices belges des terroristes. « J’ai fait semblant de capter, mais j’écoutais pas ce qu’elle me disait, elle me soûlait », explique-t-il. Au contraire, l’accusation pense que les allusions ont été parfaitement reçues. La preuve irréfutable n’est pas au dossier, mais de nombreux éléments et des faits matériels accablent Mohamed Soumah, 28 ans, qui a débuté son interrogatoire en s’excusant auprès des familles de victimes, et en remerciant les journalistes, qui ont bien expliqué qu’il n’était qu’un délinquant – et non un djihadiste. Il semble aujourd’hui encore regretter de ne pas avoir couché avec Hasna.

« C’est comme si JoeyStarr il intégrait Daech »

Tout à fait surexcité, le verbomaniaque Jawad Bendaoud a accablé, trois heures durant, une présidente imperturbable d’époustouflantes foucades. À chaque reproche, chaque élément à charge, une logorrhée d’explications. Il a été décrit comme adhérent à l’islamisme radical en prison : « J’étais rempli de haine, mais une fois dehors tout est sorti de ma tête », ou encore : « Quand vous sortez de 30 jours de mitard, vous avez pas envie de crier vive la République, vive la France. » Il rajoute, pour illustrer : « Vous voulez que je vous parle de tous les mecs à Fresnes qui crient Allah Akbar et quand ils sortent ils se pètent un mojito et une escort [girl] ? » C’est Soumah qui le met en relation. Soumah, en relation avec des terroristes ? « Madame c’est comme si vous me disiez Snoop Dog il fait des soirées avec Ben Laden. » Plus tard : « C’est comme si JoeyStarr il intégrait Daech ». Ou alors : « Soumah me ramène une maghrébine qui fume des Marlboro light, comment je pouvais savoir qu’ils me ramenaient des kamikazes ? »

Bendaoud est un marchand de sommeil sans scrupules, le mobile de cette location, « se faire un petit billet », est évident. Mais il voit Abaaoud : que n’a-t-il fait le lien avec le portrait largement diffusé ? « Le soir du 13 novembre, j’ai vu une carte à la télévision, j’étais avec mon père qui mangeait des lentilles au bœuf. Ça a duré une minute, puis je suis sorti. » Ensuite, il le jure, il n’a pas consulté les informations. Le Bataclan ? « Je l’ai vu pour la première fois à la télé, quand j’étais en prison. » Des deux hommes qu’il héberge, l’un (Akrouh) lui dit : « J’ai passé trois jours de fils de pute, je veux juste me laver, faire ma prière et dormir. » Le prévenu ajoute : « Ils m’ont demandé de l’eau et aussi dans quelle direction faire la prière. Je lui ai répondu : je fais pas la prière frère. » Cela, à ses yeux, est un élément à décharge.

La présidente a parfaitement senti l’ampleur – et la nervosité – du phénomène. Elle le laisse dégoiser sans limites ses métaphores improbables et ses anecdotes chaotiques. Par moment, elle glisse une remarque, une question, pour orienter son récit. « Je vois où vous voulez en venir », dit-il, et il reprend son propos. Elle se permet aussi de le corriger, Jawad Bendaoud se cabre : « N’essayez pas de me faire passer pour un menteur, jouez au jeu que vous voulez madame, ça ne m’atteindra pas. » Isabelle Prévost-Desprez n’est pas aussi cassante qu’elle pourrait se le permettre. Elle le rabroue peu. Jawad Bendaoud est surexcité, il s’agit avant tout de le canaliser.

Il raconte sa soirée du 17 novembre et son « interpellation sur BFM TV ». « C’est à ce moment-là que je me rends compte qu’il y a des indices, mais avant j’avais aucune idée. Quand je les laisse dans l’appartement, je rentre chez moi, je fume un gros joint de beuh (il parle avec les mains), je mange un sandwich escalope Boursin, j’appelle un ami pour regarder Netflix. Vous croyez que je pourrais faire tout ça la conscience tranquille sachant que j’ai des terroristes chez moi ? » Mais le lendemain, sa copine lui parle d’un assaut de la police, rue du Corbillon. Tout de suite, le mauvais pressentiment. « Je reçois 50 textos qui me disent : « t’es un ouf t’as hébergé des frères mus[ulmans] de Belgique ». Il se rend sur place, passe à BFM TV, avise un policier : « Bonjour, j’ai loué mon appartement à deux individus qui venaient de Belgique », dit-il, en tendant sa carte d’identité. S’ensuit la garde à vue, dont il dit ne pas comprendre le motif terroriste (« J’étais en train de me défendre en garde à vue comme si je m’étais fait arrêter pour un vol de sac à main. »), pense qu’on lui reproche un trafic de stupéfiant, donc il ne balance pas Soumah – appliquant un « code d’honneur » répandu dans le trafic de stupéfiant.

Bendaoud et Soumah, dealers patentés, délinquants récidivistes (rappelons que Jawad Bendaoud a été condamné à 8 ans d’emprisonnement pour violences volontaires ayant entraîné la mort de son meilleur ami, avec une hachette, sans intention de la donner, ce qui plombe un peu sa cote personnalité), soutiennent sans varier qu’ils sont à l’opposé du profil djihadiste. Ils espèrent être crus de bonne foi pour obtenir la relaxe. En réalité, soit ils disent vrai, soit ils mènent une exceptionnelle entreprise de taqîya, en dissimulant leur foi avec brio. Il est un autre prévenu, entendu le premier jour, qui ne tient pas ce discours.

« Je prenais beaucoup de distance avec Hasna, on voit qu’elle a des troubles »

Youssef est le petit frère d’Hasna. Il a 25 ans, un visage sombre, c’est-à-dire grave et fermé, qui renferme la concentration d’un homme que l’on accuse de n’avoir pas dénoncé un crime en préparation – le second attentat fomenté par les deux hommes. Youssef ne fait pas rire. Parmi les prévenus, il apparaît seul dans sa rectitude morale – celle qu’il affiche. Il réfléchit beaucoup, choisit ses mots avec soin, et doit se défendre d’une personnalité qui le place sur le terrain des islamistes. « Je voudrais dénoncer le procédé malhonnête des enquêteurs, qui ont extrait des éléments de mon ordinateur qui tendaient à montrer que j’étais radicalisé, mais pas les autres. Je n’adhère pas à leur pensée. Je les désavoue. » Ce sont des données qu’on lui a envoyées, et qu’il n’a pas lues – ou visionnées. Il s’agit de la consultation des sites « Ana Muslim » et de la revue « Inspire », notoirement connus pour héberger des contenus djihadistes.

Youssef admet sans ambages qu’il est croyant, et s’excuse platement, presqu’honteusement, quand on lui sert des propos très virulents qu’il a tenus dans un cadre privé, contre les juifs et les homosexuels – faisant l’apologie de leur assassinat, tel que le pratiquait Daech, en les jetant du haut d’immeubles. « J’ai extrêmement honte que ces propos soient divulgués. » Il dit que ses paroles ont dépassé sa pensée.

Sa relation avec Hasna apparaît ambiguë. Ils ont grandi séparément, dans des familles d’accueil. Hasna a une vie dissolue, brinquebalée entre le niqab et le crack, optant finalement pour l’ivresse insensée d’une dernière aventure avec le cousin Abaaoud, « bourreau de Daech », revenu de Syrie pour commettre les attentats de Paris. Selon lui, elle n’était pas croyante, « juste perdue ». Quelques semaines avant la mort de la sœur, Youssef la rappelle. C’est ainsi qu’ils sont en contact permanent, au moment des faits. Sur les trois semaines précédant la mort d’Hasna Aït Boulahcen, ils auront 91 contacts. Il veut renouer, en vain : à ses yeux, elle n’offre que le spectacle d’une âme perdue. Les SMS échangés, qui pèsent contre lui, sont extrêmement décousus. Les propos tenus par Hasna sont peu clairs. Elle évoque l’éventualité d’héberger « quelqu’un » chez leur mère, il lui répond que c’est « inenvisageable. Elle évoque un réfugié syrien, puis un cousin. « Mais quel cousin ? », s’interroge-t-il à la barre – car Youssef comparaît libre. Il explique : « Je prenais beaucoup de distance avec Hasna, on voit qu’elle est fougueuse, qu’elle a des troubles. Elle a besoin de s’inventer une personnalité, elle cherche le buzz. Je prenais tout au second degré.

– En fait, vous ne la croyez pas ?

– Non, ce qu’elle dit n’a aucun sens, elle est trop instable, elle divague », répond Youssef.

Elle le contacte encore, le harcèle. Il y a cette conversation de 2 minutes 42, dont il n’a « rien compris », mais il se déplace pour la voir. « Pourquoi vous déplacer pour la raisonner alors que vous ne comprenez rien ? », s’interroge la présidente.

Il finit par la bloquer depuis son téléphone, dit-il, pour ne plus recevoir ses messages et ses appels. Mais cela ne se voit pas sur son téléphone. Les experts ont simplement constaté « un effacement massif des donnés ». « Il n’y a que vous qui disiez que vous l’avez bloquée », lui rappelle Isabelle Prévost-Desprez. Il n’aurait donc pas entendu ce message très explicite, où il est question d’un Hamid à héberger, qui allait mourir dans une opération suicide. C’est sur ce point que le procureur a insisté, ce qui tend à démontrer que cet élément à charge est central dans l’accusation. Youssef répète : il n’a pas écouté ce message. Mais il n’a aucun moyen de réfuter cet élément matériel. Youssef, qui a changé de patronyme, encourt trois ans d’emprisonnement.