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Interview

Habitat indigne à Marseille : les origines du mal

Après l’effondrement dramatique de plusieurs immeubles de la rue d’Aubagne à Marseille, dans lequel plusieurs habitants ont perdu la vie, l’heure est aux interrogations. Éric Baudet Claudeville, gérant de Territoires & Habitat, qui est intervenu dans les précédentes opérations d’amélioration de l’habitat dégradé (OAHD / 2010-2014) et qui est également partie prenante dans les opérations en cours nous aide à y voir plus clair.

le 28 février 2019

Dalloz actualité : Comment un tel drame a-t-il pu se produire ?

Éric Baudet Claudeville : La première explication est à chercher du côté de l’état général du bâti marseillais et notamment dans le quartier de Noailles où s’est produit le drame de novembre dernier.

Je dirai, pour faire simple, que la dégradation du bâti a pris de vitesse tous les acteurs et la collectivité qui, quoi qu’on en dise, œuvrent depuis des décennies à l’amélioration de l’habitat à Marseille. Nous partions de loin : lorsque j’ai commencé cette activité dans les années 90 dans les quartiers nord, des secteurs entiers n’étaient pas encore raccordés à l’égout… et à cette époque certains quartiers de centre-ville comme le Panier étaient déjà en chantier depuis des années.

Ces constructions anciennes, très souvent construites sur le modèle du 3 fenêtres marseillais datent du milieu du XIXe siècle… les matériaux utilisés ne sont souvent pas de qualité : murs en pierres grossières parfois mélangées à divers résidus de construction assemblées au mortier de chaux et sable, fondés à 20 ou 60 cm de la surface c’est-à-dire loin du bon sol. Les planchers constitués de poutres et de voliges bois, sous-dimensionnés et rarement épargnés par les xylophages de toutes sortes. Les collecteurs d’eaux usées passant sous les immeubles, réalisés en terre cuite, sont encore souvent d’origine et totalement dégradés et fuyards, accélérant – par le ravinement des sols – l’affaissement de certains murs de refends (ces murs qui tiennent deux immeubles de part et d’autre…)

Les travaux de réhabilitation, souvent faits à l’économie, ont souvent abouti à faire du « cache misère » en masquant ces murs décrépis par du « placo » plutôt que de refaire les joints et les enduits qui les tenaient, masquant les problèmes parce que c’est moins cher,…

Dalloz actualité : Qui sont ces propriétaires dont les immeubles se sont effondrés ?

Éric Baudet Claudeville : À Noailles comme ailleurs il s’agit principalement de propriétaires et de copropriétés privés. Un immeuble effondré de la rue d’Aubagne, vacant, appartenait toutefois à Marseille Habitat (Société d’économie mixte de la ville de Marseille).

Dalloz actualité : Dans quelles directions doit-on rechercher les responsabilités ?

Éric Baudet Claudeville : Je pense qu’il faut avant tout parler de responsabilités collectives : propriétaires, syndics, maîtres d’œuvre, entreprises, collectivités et tous les acteurs de l’immobilier.

Les premiers responsables sont bien sûr les propriétaires qui ont le devoir d’entretenir leur patrimoine et de garantir la sécurité et la santé des occupants ; mais le plus souvent, ils ne sont pas des professionnels de la construction et on peut dire que pratiquement tout le monde s’était « habitué » à voir ou à vivre au milieu des fissures et des planchers en pente…

La structure du marché immobilier (la crise du logement n’ayant pas épargné Marseille) et les stratégies patrimoniales sont une autre cause importante à mon sens. Les investisseurs ont trop souvent tendance à apprécier la valeur du bien qu’ils achètent en fonction de sa rentabilité locative « brute », et même dans un immeuble dégradé voire insalubre les loyers sont chers, donc ils achètent ce bâti bien au dessus de sa valeur intrinsèque. Ils n’anticipent pas les grosses réparations sur le moyen et le long terme, aussi lors qu’arrivent les problèmes sérieux ils n’ont pas de réserve financière pour y faire face, ou du moins ils rechignent à se priver de revenus locatifs jusqu’au dernier moment.

Même le service des domaines ne semble se fier qu’à la valeur moyenne du quartier pour déterminer les valeurs immobilières et contribue ainsi à faire perdurer le système. La bonne méthode d’évaluation, à mon sens, consisterait à se baser sur la valeur marchande d’un bien équivalent au « neuf » (par ex. 3 000 €/m2) et d’en retirer l’ensemble des coûts nécessaires pour aboutir à un produit concurrentiel… on s’apercevrait alors que le prix résiduel d’acquisition d’un immeuble ancien serait très faible… voire négatif dans certains cas !

Même les subventions à l’amélioration de l’habitat, souvent conséquentes, ont pu contribuer à créer parfois des niches de marché en améliorant la rentabilité d’une acquisition – amélioration… on pouvait donc payer plus cher l’acquisition… mais très souvent, les bailleurs préfèrent renoncer à ces subventions, refusant de s’engager sur des loyers modérés sur neuf ans tout en réalisant des programmes de travaux pérennes et durables.

Dalloz actualité : N’y a-t-il pas des moyens juridiques pour les obliger à faire les travaux nécessaires ?

Éric Baudet Claudeville : Bien sûr, mais ils doivent s’accompagner de moyens financiers importants car lorsqu’on arrive à la phase ultime des travaux d’office que la collectivité engage alors à la place des propriétaires, celle-ci avance des sommes très importantes qu’elle n’est pas sûre de pouvoir récupérer ; sans compter qu’il peut arriver que ce montant dépasse la valeur de l’immeuble… auquel cas il vaut mieux le démolir. Et je ne parle pas des coûts de relogement des ménages ni des procédures juridiques longues, complexes et coûteuses.

Dalloz actualité : Quelle est la part de responsabilité de la ville de Marseille ?

Éric Baudet Claudeville : Face au problème connu du vieillissement du bâti, il serait inexact de dire que la ville de Marseille est restée inactive. En attestent les multiples opérations destinées à lutter contre l’habitat indigne qui se sont succédées, dont j’ai pu être partie prenante pour certaines.

Malgré tout, on peut regretter les lenteurs administratives et le fait que certains projets aient été abandonnés ou non reconduits, tandis que d’autres n’ont abouti qu’au bout de cinq ou dix ans. Il faut savoir que lorsqu’un propriétaire apprend qu’il doit être exproprié à plus ou moins long terme, il cesse en général d’entretenir son patrimoine, lequel se dégrade donc un peu plus vite…

Enfin, le « fameux » rapport Nicol avait pointé en 2015 les difficultés liées à la multiplicité des acteurs du traitement de l’habitat indigne et aux mutations de leurs compétences…

Dalloz actualité : En 2014, vous avez, avec d’autres opérateurs, obtenu un important marché public pour lutter contre l’habitat indigne. Il se dit que tous les crédits n’ont pas été utilisés. Comment expliquer cette situation ?

Éric Baudet Claudeville : Je ne me l’explique pas… et ma société a d’ailleurs engagé un premier recours amiable (sans réponse) puis une médiation (en attente d’audience) auprès du service concerné, car elle en a subi de très graves préjudices financiers, ayant dû maintenir – et donc prendre à sa charge – les moyens exigés au marché sans en avoir les ressources financières !

Sans trop m’étendre sur la question, je me limiterai à regretter la structure même de certains marchés publics dits « à bons de commande sans minimum » comme cela a été le cas pour ma société. Dans ce système, vous remportez un appel d’offres, mais vous pouvez attendre jusqu’à la fin du marché que la collectivité vous donne du travail. Pour un bureau d’études privé, cela demande beaucoup de temps, d’énergie et d’investissements financiers de répondre à des marchés publics. De même, lancer une consultation coûte de l’argent public et implique aussi d’engager des budgets importants… à quoi tout cela sert-il si ce marché reste une coquille vide ?

Dalloz actualité : Comment voyez-vous l’avenir ? Quelles sont les solutions efficaces qui pourraient être mises en place ?

Éric Baudet Claudeville : J’ai lu quelque part : « l’intérêt des catastrophes, c’est qu’elles permettent d’éviter le pire »… j’espère que ce sera le cas !

Je pense qu’on assiste déjà à une forte prise de conscience collective : ces immeubles qui sont censés nous abriter peuvent aussi nous tuer ou nous rendre malades… c’est bien sûr le drame de la pauvreté… on connaît le cercle vicieux des marchands de sommeil qui amortissent parfois en moins de sept ans une acquisition à 30 000 € en encaissant des loyers garantis à 80 % par l’APL pour un logement suroccupé par une famille qui n’a pas les moyens d’aller ailleurs, et bien sûr non éligible au logement social… mais je crois que ce n’était pas forcément le cas pour toutes les victimes de la rue d’Aubagne.

On a trop voulu préserver un patrimoine largement fantasmé selon moi, qui ai pourtant réhabilité un certain nombre de ces immeubles. En particulier à Noailles avec une ZPPAUP [zone de de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager] qui a longtemps bloqué toute possibilité de rendre cet habitat attractif. À trop vouloir le sanctuariser on a condamné ce bâti. Un ABF [architecte des bâtiments de France] m’avait par exemple interdit de poser des "plaques sous tuiles" (garantissant l’étanchéité de la toiture en cas de bris de tuiles) alors qu’elles étaient invisibles…

Techniquement parlant, et compte tenu des (faibles) qualités structurelles, acoustiques, thermiques, du manque de locaux résidentiels, de prolongements extérieurs, etc. de ce bâti, je pense qu’il faudra avoir l’audace de solutions radicales pour le rendre attractif , pérenne et durable, que ce soit par de lourdes restructurations ou par des démolitions - reconstructions. Il faudrait même sans doute réfléchir à l’échelle de l’îlot et donc penser restructurations foncières… tout celà deviendra possible lorsque tout le monde s’accordera à reconsidérer la valeur intrinsèque de ce bâti en l’état : au mieux le prix du terrain nu… c’est mon avis.

 

Propos recueillis par Yves Rouquet  

Éric Baudet Claudeville

Éric Baudet Claudeville est gérant de Territoires & Habitat.