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Le quotidien du droit en ligne
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Interview

« Accompagner l’ubérisation en protégeant ceux qu’elle pourrait fragiliser »

L’étude annuelle du Conseil d’État, intitulée Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’« ubérisation », est parue hier. Entretien avec Martine de Boisdeffre et Timothée Paris.

le 29 septembre 2017

La rédaction : Le choix du sujet de l’étude du Conseil d’État 2017 peut surprendre. Puissance publique et plateformes numériques pourraient paraître, au premier abord, deux mondes séparés…

Martine de Boisdeffre : Au contraire, depuis quelques années, ces deux mondes sont en quelque sorte entrés en collision. Les plateformes numériques mettent en œuvre des échanges virtuels, qui ont des prolongements dans le monde réel, en permettant d’acheter, de se loger, de fournir des prestations économiques… Et ces prestations économiques, comment, ensuite, les saisit-on, par exemple du point de vue fiscal ou de la sécurité qui doit être assurée ? L’activité des plateformes interroge les normes qui existent, la façon d’appréhender la fiscalité, le droit social, le droit de la consommation. Cela questionne aussi la façon dont le champ social s’organise.

En outre, il y a aujourd’hui des fonctions de l’État qui sont réalisées par les plateformes, comme la certification de l’identité. Quand vous allez sur une plateforme, on ne vous demande pas une copie de votre carte d’identité ; la plateforme a son propre système. Il en va de même de l’évaluation de la qualité d’un ensemble d’activités. Auparavant, la capacité à exercer telle ou telle profession était certifiée par les professionnels, avec l’État. Aujourd’hui, les plateformes ajoutent une appréciation de la qualité par les clients.

Certains services que rend l’État sont concurrencés par les plateformes. L’exemple que nous donnons est celui de la disparition du Centre national d’information routière parce qu’aujourd’hui, les automobilistes écoutent moins Bison futé qu’ils ne consultent des plateformes. C’est donc aussi la pertinence même de certains services de l’État qui peut et doit être examinée. Et, enfin, se pose la question de l’organisation de l’État qui doit devenir plus simple, fournir un accès plus commode à ses services… C’est l’idée de l’État plateforme.

La rédaction : Pourquoi estimez-vous qu’il ne faut pas bâtir un droit spécifique pour la nouvelle économie des plateformes ?

M. d. B. : C’est une logique que le Conseil d’État a mise en œuvre de façon constante. Dès sa première étude sur internet, en 1997, il a dit qu’il ne fallait pas mettre en place une législation spéciale, mais au contraire définir des principes qui s’adaptent à tous, y compris aux activités sur internet. Les plateformes ne développent pas des activités nouvelles mais plutôt de nouvelles façons d’exercer des activités traditionnelles. Donc, il faut regarder si notre droit aujourd’hui répond à ces nouvelles perspectives. Et sinon le modifier, mais pour tout le monde ; il n’y aura pas de discriminations et de différences de traitement en fonction des modalités d’exercice d’une activité. C’est quelque chose de vraiment très important pour nous : un seul droit, mais pas automatiquement celui qui existe aujourd’hui.

La rédaction : L’État n’a-t-il pas pris du retard pour adapter le droit, par exemple celui du travail, à ce phénomène ?

M. d. B. : En ce qui concerne le droit du travail, il commence à y avoir des évolutions importantes, dont nous disons qu’elles doivent servir de modèle à la réflexion. Je pense au compte personnel d’activité (CPA) qui est lié à la personne quel que soit son statut : salarié, fonctionnaire, indépendant. Il permet d’accumuler des droits à la formation, de prendre en compte la pénibilité, l’exposition aux risques professionnels, l’engagement citoyen. Le CPA lui-même est une plateforme. Focalisons-nous, de la façon la plus globale possible, sur la personne. Le CPA nous semble un bon exemple de ce que devrait être la réflexion en matière de droit du travail.

La rédaction : Si le droit du travail est un bon exemple, y en a-t-il de mauvais ou, en tout cas, des branches du droit qui doivent être mieux adaptées aux plateformes ?

M. d. B. : Sur le droit du travail, tout n’est pas réglé, il faut continuer. En matière de droit fiscal, nous proposons que la même fiscalité soit imposée aux activités réalisées par les plateformes et à celles réalisées selon les modalités traditionnelles. Ce n’est pas encore le cas.

Timothée Paris : L’une des propositions fortes de l’étude porte sur les législations sectorielles, celles qui concernent l’hôtellerie, la restauration, les transports, etc. Ces législations ont été créées pour les acteurs de l’économie traditionnelle et se sont sédimentées au cours du siècle dernier, sans que l’on parvienne toujours à distinguer une cohérence d’ensemble. Aujourd’hui, on voit arriver une économie nouvelle qui fonctionne aux marges de ces législations traditionnelles, voire un peu en rupture. Cela met en évidence le fait que ces dernières ne sont plus totalement adaptées au fonctionnement de l’économie ; elles ne laissent plus suffisamment de liberté à de nouveaux entrants et encadrent d’ailleurs sans doute trop l’économie traditionnelle.

Nous préconisons une révision systématique de ces législations sectorielles, à l’occasion de chaque projet de réforme du secteur en question, sur la base de travaux de petits groupes de réflexion qui rassembleraient les acteurs de l’ancienne et de la nouvelle économie, ainsi que des représentants des administrations concernées. Ces groupes seraient chargés, dans un temps réduit, de réécrire ou de supprimer toutes les normes qui ne sont pas strictement nécessaires. Si on veut arriver à simplifier le droit, il faut le faire avec ceux qui l’utilisent et qui l’appliquent au quotidien.

La rédaction : En évoquant l’idée d’« accompagner l’ubérisation », le Conseil d’État prend-il acte du caractère inéluctable d’un phénomène que nombre de Français ressentent de façon négative ?

M. d. B. : L’ubérisation est. Les plateformes numériques sont là. Chaque fois qu’on a tenté de dresser un barrage contre le Pacifique, cela n’a pas marché. Il faut permettre le phénomène dans tout ce qu’il a de positif et le réguler, l’accompagner, en protégeant ceux qu’il pourrait fragiliser.

T. P. : Prenons l’exemple des taxis versus Uber. Les taxis, légitimement, ont été bouleversés par l’apparition d’Uber, qui n’a pas toujours joué dans les règles. D’un autre côté, pour les chauffeurs Uber, qui pour beaucoup étaient auparavant des chômeurs de longue durée, ainsi que le montrent plusieurs études, cette plateforme a apporté du travail. Il y a des aspects positifs et des aspects négatifs. Mais l’ubérisation est inéluctable car c’est le fruit d’une rencontre entre une transformation économique et de nouvelles aspirations sociales et sociétales.

La rédaction : Doit-il et peut-il y avoir un contrôle de l’État sur ces plateformes ?

T. P. : Dans l’étude, nous essayons justement de ne pas utiliser le terme « contrôler ». L’idée n’est pas d’arriver immédiatement en proposant de créer des normes ou de contrôler. Au contraire. L’activité économique des plateformes est encore naissante et est loin d’avoir exprimé tout son potentiel de développement pour notre société. D’où l’idée d’accompagner et non de contrôler. « Réguler » serait peut-être plus adapté.

À défaut d’une régulation mondiale, il faut agir à l’échelon européen, pour faire en sorte qu’existe une nouvelle économie qui soit conforme aux valeurs européennes. Il n’y a que l’Europe qui nous permettra d’influer sur l’action des plateformes venues de l’extérieur et de créer des sociétés suffisamment concurrentielles à l’échelle mondiale. C’est pourquoi nous proposons la création d’un paquet européen. Il ne s’agit pas d’un ensemble de normes techniques, ultra-précises, mais seulement de principes, entre les droits fondamentaux et les règles techniques, qui permettraient aux personnes de savoir quelles seraient leurs obligations. Il leur appartiendrait, selon une logique de conformité (compliance), de s’assurer elles-mêmes du respect de ces principes. Mais plus de liberté implique plus de responsabilité. Il faut aussi un contrôle a posteriori, un système de régulation renforcé et efficace, passant par un accroissement des pouvoirs de contrôle des autorités de la concurrence.

M. d. B. : Ces aspects de concurrence sont essentiels. Une plateforme a tendance à se trouver en position dominante. À trop réguler, on peut empêcher que de nouvelles plateformes viennent concurrencer celles qui existent déjà. Si on commence à poser des règles, seules celles qui sont là et qui ont la dimension suffisante peuvent y répondre. Renforcer les pouvoirs en réseau des autorités de la concurrence permettrait de mettre fin très vite à des atteintes graves à la concurrence.

La rédaction : Comment l’ubérisation remet-elle en cause les missions, y compris régaliennes de l’État ?

T. P. : L’une des particularités du modèle de la plateforme est qu’il fait devenir rentables des services qui ne l’étaient pas autrefois et qui ont été regardés de tout temps comme des services d’intérêt général. Aujourd’hui, des services privés viennent concurrencer ces services publics. Il faut repenser le périmètre, l’organisation et le fonctionnement des services publics à l’aune de cette nouveauté. Si une plateforme privée fait mieux ou beaucoup mieux, est-il nécessaire de maintenir le service public correspondant ?

Prenons l’exemple de Pôle emploi. Son activité est extrêmement concurrencée par des plateformes privées qui font du matching entre employeurs et salariés. Pôle emploi s’est alors demandé s’il était utile de garder ce service ? Et, si oui, de quelle manière ? Une réflexion d’ensemble sur la pertinence des activités a été menée. La plus-value de Pôle emploi, c’est l’accompagnement humain. Il a donc été décidé d’utiliser la logique des plateformes pour réduire les tâches de ses agents afin qu’ils se recentrent sur cet accompagnement.

C’est cela la bonne démarche. Se dire : est-ce que le service public est encore utile ? Où est sa plus-value ? Et utiliser les technologies numériques pour augmenter cette plus-value ou, éventuellement, ne pas garder la totalité de l’activité mais maintenir cette plus-value et concentrer les moyens sur certaines activités.

La rédaction : « L’État plateforme », slogan ou une réalité ?

M. d. B. : Il faudrait que cela devienne une réalité. Nos concitoyens et nous-mêmes pouvons trouver trop complexe l’État silo. Cela ne veut pas dire qu’il faut transformer l’organisation de l’État mais il faut que l’on ait une interface avec les citoyens qui se « plateformise » et que les échanges soient beaucoup plus simples. Il faut faciliter la vie de tous, mais l’État doit absolument garder ses compétences métiers.

T. P. : Je vais utiliser l’image de la maison qui rend fou des 12 travaux d’Astérix. Pour trouver le laissez-passer A 38, Astérix et Obélix doivent aller chercher un formulaire pour l’amener dans un autre bureau, prendre un autre formulaire, le faire signer… Ca c’est la logique d’un mauvais État silo, où l’usager lui-même doit aller d’un bureau à l’autre. La logique de l’État plateforme, c’est Astérix et Obélix qui arrivent, qui demandent le laissez-passer A 38 et c’est à l’intérieur de l’administration que les services vont communiquer entre eux pour aboutir à donner une réponse unique aux usagers.

Il y a deux manières de faire pour y parvenir. La première est que les administrations s’échangent entre elles, toujours avec l’accord de la personne, les différentes informations dont elles disposent. La seconde serait de créer pour chaque personne un espace individuel numérique totalement sécurisé ; une sorte d’identité numérique. Le citoyen pourrait y entreposer ses données comme son extrait d’acte de naissance, ses déclarations d’impôts et donner accès à l’administration à tel ou tel document. La bonne solution sera sans doute une conjonction de ces deux voies.

La rédaction : Quelles conséquences de ces phénomènes sur la justice, notamment administrative ?

M. d. B. : Des phénomènes de justice prédictive se développent, favorisés par le fait que la loi pour une République numérique a prévu la mise en ligne d’encore plus de décisions de justice qu’aujourd’hui. Cela dit, l’ADN de la juridiction administrative, c’est la cohérence de la jurisprudence. D’ores et déjà, les connaisseurs de notre justice ont des éléments sur Légifrance. Ils peuvent déjà en tirer des conclusions. L’autre question est de savoir si les robots remplaceront un jour les juges. Je ne le crois pas parce que, dans la justice, il y a une part d’humain indispensable.

T. P. : L’intelligence artificielle en matière de justice peut être à la fois un bénéfice pour les requérants et une aide pour les juges et pour la justice dans son ensemble. Elle peut sans aucun doute arriver à résoudre de petits litiges, qui ne viennent pas aujourd’hui devant le juge, de manière tout à fait acceptable. Cela existe déjà en matière commerciale. L’intelligence artificielle pourrait aussi prévenir les contentieux. Pour les juges, cela peut aussi être un appui à la décision. Ce à quoi nous invitent les plateformes, c’est à réfléchir sur la place de l’humain. La justice ne peut pas se passer de la capacité d’innovation de l’humain. Je pense que certaines décisions du Conseil d’État n’auraient pas été de grandes décisions s’il n’y avait pas eu, de la part de certaines formations de jugement, une volonté d’empathie par rapport à certaines situations humaines. Or cette capacité d’empathie n’est pas encore accessible aux robots, aux machines.

 

Propos recueillis par Marie-Christine de Montecler et Emmanuelle Maupin

Martine de Boisdeffre et Timothée Paris

Martine de Boisdeffre est présidente de la section du rapport et des études du Conseil d’État. Timothée Paris est rapporteur général adjoint.