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Interview

Coronavirus et cinéma : scénario trouble

Salles fermées au public, sorties de film décalées, festivals annulés, le virus covid-19 a plongé le cinéma français dans la pénombre. Me Frank Valentin, associé IP & Digital chez Altana Avocats, explique les conséquences de la crise sanitaire pour l’industrie cinématographique et les nouveaux enjeux qui se dessinent.

le 25 mai 2020

La rédaction : Quel est l’impact de la crise sanitaire sur le marché du cinéma français ?

Frank Valentin : Ces répercussions sont essentiellement économiques.

La crise sanitaire que connaît la France, et plus largement le monde entier, a un impact considérable sur l’industrie du cinéma. Depuis le 14 mars, les six mille salles de cinéma du pays sont fermées, sans certitude sur les dates et conditions de réouverture. Une fermeture aussi longue est une première dans notre histoire, que les deux conflits mondiaux du XXe siècle n’avaient pas même imposée.

Le Film français a souligné récemment que toutes les entreprises du secteur sont touchées, production, distribution, exploitation, services techniques, loueurs de matériels, post-production et même la presse spécialisée.

Dépourvue de recettes, l’industrie est à l’arrêt, provoquant la mise au chômage partiel de plus de 15 000 salariés. D’après les exploitants, les pertes des salles pourraient atteindre jusqu’à 300 millions d’euros d’ici le mois de juillet.

Ces pertes financières frappent naturellement les productions cinématographiques, puisqu’une centaine de tournages ont été stoppés, tandis que leur reprise est susceptible d’engendrer d’importants coûts.

Le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), très sollicité depuis deux mois, est lui aussi touché par cette crise, voyant son budget amputé – par la disparition actuelle de la taxe instituée à son profit prélevée sur chaque ticket d’entrée en salle – et souffre d’une perte approximative de 100 millions d’euros.

Au-delà de l’aspect financier, c’est tout le fonctionnement de l’industrie et le planning des sorties qui est bousculé.

Les exploitants s’interrogent sur la volonté des Français de retourner dans les salles obscures et sur le choix des films à diffuser. Selon les acteurs de l’industrie, l’inquiétude majeure du moment est l’absence notoire de blockbusters américains, moteurs de fréquentation des salles, jusqu’en fin d’année au mieux, qui aurait pu être un appel d’air pour les productions françaises si elles pouvaient être projetées…

La rédaction : Une des missions du Centre national du cinéma et de l’image animée est de soutenir l’économie du cinéma. Quel est son rôle depuis le début du confinement ?

Frank Valentin : En temps normal, le CNC assure, sous l’autorité du ministre chargé de la culture, l’unité de conception et de mise en œuvre de la politique de l’État dans les domaines du cinéma, de l’audiovisuel, de la vidéo et du multimédia. Dans le secteur du cinéma, le CNC contribue aux aides à la création, à la production, à la distribution de films, y compris de courts-métrages, à l’exploitation, aux industries techniques, aux cinématographies en développement, à l’exportation du film français.

Pendant le confinement, le rôle du CNC a été crucial pour les acteurs de l’industrie du cinéma. Il s’est d’abord réorganisé afin d’être en mesure de poursuivre le traitement des dossiers en cours, en particulier les conventions avec les producteurs.

Par ailleurs, l’article 17 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 dite d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 a permis au CNC d’accorder, à titre exceptionnel, une réduction du délai d’exploitation en salle (normalement d’une durée de quatre mois) pour une diffusion en vidéo à la demande à l’acte ou pour une exploitation en DVD des films déjà sortis à la date du 14 mars. Dès lors, le CNC a été autorisé à bousculer la stricte chronologie des médias définie à l’article L. 231-1 du code du cinéma et de l’image animée et par accord professionnel dans les conditions mentionnées aux articles L. 232-1 et L. 233-1 du même code. Dans ce contexte, cinquante-neuf films ont déjà bénéficié d’une autorisation de diffusion anticipée, dont la liste est disponible directement sur le site internet du CNC.

En outre, le CNC a collaboré avec l’État afin de mettre en place toute une série de mesures d’urgence en direction des entreprises, des auteurs et des indépendants de la filière cinématographique, telles que la suspension du paiement de la taxe sur les entrées en salle, le paiement anticipé de certaines aides financières ou encore la possibilité de mobiliser par anticipation, pour les entreprises titulaires d’un compte automatique de soutien du CNC, 30 % des sommes inscrites sur ce compte pour faire face à des besoins urgents de trésorerie.

Enfin, le CNC a contribué aux fonds de solidarité créés par la SACD et la SCAM qui ont permis de verser une aide d’urgence de 1 500 € par mois aux auteurs dont l’activité a été particulièrement affectée par la crise actuelle.

La rédaction : Un plan de relance est-il nécessaire ?

Frank Valentin : Au regard des considérations économiques évoquées précédemment, un tel plan est indispensable.

Le CNC y travaille d’ores et déjà, en mettant en place les fonds précédemment évoqués et en collaborant activement avec les partenaires du marché du cinéma afin d’établir un nouveau calendrier des sorties. L’objectif de ce plan de relance est d’attirer les Français vers les salles de cinéma.

En outre, pour accompagner les industries techniques dans leurs projets d’investissements liés à l’organisation du travail à distance et aux plans de reprise d’activité, le CNC a lancé un appel à projets. Selon Vincent Florant, directeur numérique du CNC, « il s’agit de parer à l’urgence mais aussi de préparer l’après en ce que la situation actuelle nous oblige à prendre un virage organisationnel qui sera pérenne et les initiatives d’aujourd’hui peuvent s’inscrire dans la perspective d’un environnement industriel consolidé demain ».

Pour l’heure, l’inquiétude majeure des exploitants de salles a trait aux mesures de distanciation sociale imposées par le gouvernement. Ils s’interrogent sur le retour des cinéphiles et redoutent que les salles obscures soient perçues comme des vecteurs de propagation du virus.

Le rapport de l’infectiologue François Bricaire, remis le 30 avril 2020 au président de la République, émet de nombreuses recommandations qui peuvent sembler inadaptées au spectacle cinématographique. Si le marquage au sol et le port obligatoire du masque ne sont pas des sujets d’inquiétude, la séparation des spectateurs par deux sièges vides en est un. La Fédération nationale des cinémas français (FNCF) a alerté les pouvoirs publics sur les dangers pour l’économie de l’industrie cinématographique de contraindre les salles de cinéma à n’accueillir que 50 %, voire moins, de leur public habituel.

Les partenaires de l’industrie en appellent donc à l’État afin qu’un fonds de solidarité soit mis en place de manière pérenne dans le but de pallier les difficultés rencontrées pendant et après le confinement.

La rédaction : Finalement, peut-on parler d’un avant et d’un après covid-19 pour le cinéma ?

Frank Valentin : Probablement et pour plusieurs raisons.

La première raison est la manière de consommer la culture. Si le cinéma et le spectacle vivant ont toujours été un moteur de notre économie et constituent des industries très rentables, le recours massif aux plateformes de streaming pendant le confinement démontre un net changement dans les habitudes des consommateurs.

Si, en France, la chronologie des médias ne semble pas près d’être remise en question, la situation américaine est assez différente. En effet, les États-Unis ne disposent pas de réglementation, qu’elle soit étatique ou fédérale, en la matière et l’exploitation des films relève uniquement de la négociation contractuelle.

Les manquements récents à la theatrical release window ont d’ores et déjà engendré des tensions entre des exploitants de salles et certains studios. Universal a notamment lancé son film Troll 2 en VOD pendant le confinement, lequel a rencontré un franc succès outre-Atlantique, engrangeant pas moins d’une centaine de millions de dollars de recettes. Le studio en a profité pour annoncer qu’il espérait à l’avenir pouvoir sortir les films simultanément en VOD et en salle, suscitant de vives réactions de la part des exploitants. C’est notamment le cas d’AMC Entertainment, l’une des premières chaînes de salles de cinéma aux États-Unis, actuellement en difficulté et dont l’éventuelle acquisition par Amazon a tout récemment été exprimée. AMC a en effet menacé Universal de cesser de projeter les films distribués par le studio si celui-ci n’accordait pas l’exclusivité de la sortie en salle.

Une autre raison est celle de l’absence de prise en charge des pertes d’exploitation liées au confinement. En effet, celles-ci ne sont actuellement pas couvertes par les polices d’assurance. Et la reprise des tournages se heurte à la réticence des assureurs à couvrir les risques liés à une éventuelle épidémie future.

Ainsi, il semble évident que l’industrie du cinéma devra s’adapter à la situation actuelle et remettre en question nombre de ses pratiques après l’épidémie.

Enfin, le confinement a remis en lumière les pratiques de piratage d’œuvres audiovisuelles, sans cesse renouvelées et particulièrement intenses en cette période, comme vient de le souligner la société de production Haut et Court, privant les ayants droit d’une grande partie de leurs ressources.

Mais ces pratiques auront peut-être la vertu d’accélérer l’examen du projet de loi sur l’audiovisuel visant en particulier à transposer l’article 17 de la directive européenne (UE) 2019/790 sur le droit d’auteur du 17 avril 2019, et sa très attendue disposition relative au filtrage. Celle-ci remet en cause le régime de responsabilité aménagée des hébergeurs de contenus issu de la directive européenne du 8 juin 2000 sur le commerce électronique, elle-même transposée par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique.

L’article 17 de la directive de 2019 vise en effet à organiser une responsabilité directe des plateformes en ligne dont l’activité est de permettre « l’accès à des œuvres protégées par le droit d’auteur ou à d’autres objets protégés qui ont été téléversés par ses utilisateurs ». Elles deviendraient désormais par principe responsables ab initio du contenu illicite mis en ligne par leurs abonnés. Pragmatique et volontariste, le législateur européen prévoit toutefois un aménagement à ce contraignant régime de responsabilité à condition pour ces intermédiaires de conclure des accords avec les sociétés de gestion collective ou, à défaut, de respecter une série de conditions revenant à filtrer les publications mises en ligne (avoir fourni ses meilleurs efforts pour obtenir une autorisation des titulaires de droits et des sociétés de gestion collective ; retirer rapidement les contenus notifiés et justifier de ce retrait ; filtrer les contenus téléchargés à partir des informations pertinentes et nécessaires fournies par les ayants droit [pour les plateformes de plus de trois ans ou dont le chiffre d’affaires annuel est supérieur à 10 millions d’euros] ; empêcher la remise en ligne de contenus déjà dénoncés par ces ayants droit [pour les plateformes précitées et celles de plus de 5 millions de visiteurs uniques mensuels]).

Tel sera tout l’enjeu des discussions qui devront reprendre à l’Assemblée nationale dans les prochaines semaines, au bénéfice des ayants droit et, ainsi, d’une partie de l’industrie du cinéma français.

 

Propos recueillis par Nathalie Maximin

Frank Valentin

Frank Valentin est associé IP & Digital chez Altana Avocats.