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Interview

Dominique Inchauspé : « le parquet va se sédimenter en juge d’instruction dans quinze ou vingt ans »

Le 28 mars 2019, Me Dominique Inchauspé est intervenu dans un colloque portant sur L’agonie du juge d’instruction, organisé par le barreau de Paris. Il est revenu pour Dalloz actualité afin de parler de la procédure accusatoire. 

le 17 avril 2019

La rédaction : La procédure accusatoire, qu’est-ce que c’est ?

Dominique Inchauspé : La procédure accusatoire est née à Rome du temps de la République du temps où les choses n’y sont encore trop compliquées. Une accusation est portée par une partie privée contre une autre partie privée. Ensuite, le développement de l’Empire romain a compliqué le règlement des relations sociales. Alors, une idée de bon sens s’est imposée : avant de juger au procès, il faut une enquête diligentée par un organe d’État. D’où est née la procédure inquisitoire, du latin inquisitio, qui signifie enquête, information. C’est en 1275 que saint Louis adopte cette procédure avant procès en France. Avant, c’est la procédure accusatoire en vigueur chez les peuples barbares qui avaient vaincu Rome. Les deux procédures accusatoire et inquisitoire vont cohabiter en France jusqu’au XVe siècle.

Ensuite, pour les affaires les plus graves, dites « à l’extraordinaire », on basculera dans la procédure inquisitoire avec l’idée d’avoir avant procès une enquête sérieuse diligentée par un juge indépendant. Au contraire, les Britanniques gardent le système de la procédure accusatoire malgré les pressions de l’Église catholique. Ils estiment que le jugement par jury composé de citoyens est plus protecteur des libertés qu’un système actionné par des juges professionnels d’État.

Il est vrai que les Anglo-Saxons ne mettent finalement pas beaucoup de droit entre un conflit qui se noue et sa solution juridique. En pratique, peu de victimes ont les moyens de financer des enquêtes. Donc, la procédure accusatoire, c’est l’enquête menée par la partie qui accuse.

La rédaction : Mais l’accusation est-elle indépendante 

Dominique Inchauspé : Le problème ne se pose même pas. Dans les pays anglo-saxons, la police est bien plus indépendante de facto que chez nous. L’Angleterre compte quarante et un services de police différents et éparpillés. À leur tête, ils n’ont pas vraiment structuré un parquet. Ils ont, depuis 1985, le Crown Prosecution Service (CSP), qui est un embryon de parquet mais qui ne dirige pas l’enquête. Ses principales tâches sont de fournir les avis judiciaires à l’issue de ces opérations de police. Cela reste la police qui réalise l’enquête. Alors qu’en France, le parquet dirige structurellement celle-ci. 

La rédaction : Quel est l’avantage de cette procédure ?

Dominique Inchauspé : Le seul avantage pour une bonne administration de la justice, comme on dit, que j’y vois, c’est sa souplesse qui permet des décisions judiciaires plus rapides. On l’a vu dans l’affaire Strauss-Kahn versus The People : DSK vite arrêté, vite embastillé, vite relâché. 

La rédaction : Et l’inconvénient ? Au colloque, vous avez évoqué le fait ne pas avoir communication de toutes les preuves ?

Dominique Inchauspé : Dans les autres pays anglo-saxons se pose le problème, totalement méconnu des juristes continentaux, de la communication de la preuve par l’accusation à la défense, tant avant l’audience qu’à l’audience elle-même. Aux États-Unis, ce mécanisme est dit « discovery », c’est-à-dire « découverte de la preuve de l’accusation »… par la défense et non « communication exhaustive et automatique ». La défense n’a pas un droit à la communication de la totalité des preuves collectées par l’accusation tant sont nombreuses les entraves légales à cette communication. 

C’est la source d’innombrables erreurs judiciaires : on découvre longtemps après une condamnation (et aux États-Unis, souvent après une exécution) que l’accusation avait dissimulé des preuves à décharge. En fait de preuves pour la défense, l’accusation n’est tenue de communiquer que celles qui sont à décharge et pertinentes [v. par ex. Brady v. Maryland, 373 U.S. 83 (1963)]. Donc, elle fait ce qu’elle veut en toute légalité. Un arrêt de la Cour suprême du Canada dit qu’en matière de communication des preuves, il incombe au procureur général de « séparer le bon grain de l’ivraie ». Il faudrait surtout se séparer de l’ivresse.

L’avocat faiseur de contre-enquêtes à décharge est souvent un mythe car, faute de budget, les public defenders (avocats d’office) ne peuvent pas en entreprendre. De plus, même avec budget, les avocats ne peuvent aller contre le refus de coopérer des personnes et entités sollicitées.

L’affaire DSK l’a montré. Le Sofitel de New York a ainsi refusé aux « détectives privés » de la défense l’accès à la suite où se seraient commis les faits. La banque de la mise en cause, Nafissatou Diallo, a refusé aussi de leur communiquer les relevés de compte en banque de l’intéressée. Seul le parquet de New York a pu enquêter. Quoi de plus normal, c’est un service d’État…

Cette règle repose sur l’idée très bien ancrée dans les pays de tradition libérale que l’accusé a le droit de garder le silence jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie au-delà d’un doute raisonnable. Mais ils en ont déduit que cela entraînait un déséquilibre du procès en la défaveur de l’accusation et ce déséquilibre doit être corrigé par une rétention des preuves… C’est la raison technique.

Mais c’est aussi que les Anglo-Saxons sont très répressifs : quand, pour eux, vous êtes un bad guy, vos droits s’amenuisent, à commencer par ceux de la défense.

La rédaction : Ici, l’aveu est une preuve parmi d’autres… tandis qu’au Royaume-Uni, c’est l’aveu qui prime ?

Dominique Inchauspé : Au Royaume-Uni, sauf en Écosse, vous pouvez en effet condamner quelqu’un sur la seule base de son aveu. Comme l’individu est libre et indépendant, s’il a avoué, c’est que c’était lui. Systématiquement, des valeurs remarquables sur le papier aboutissent à des résultats pratiques opposés. On le voit : l’un des effets pervers est de faire plus facilement pression sur quelqu’un pour qu’il avoue. Car ils savent qu’ils vont boucler le dossier. 

La rédaction : Pourquoi ce culte de l’aveu ?

Dominique Inchauspé : Parce que les Anglo-Saxons ont une conception inverse à notre pratique de la devise « liberté, égalité, fraternité ». En réalité, nous mettons l’égalité, et peut-être la fraternité, avant la liberté (voyez le syndrome « gilets jaunes »). Eux laissent la liberté en premier et c’est peut-être même leur seule valeur sociale et politique fondamentale. Alors, ils font de l’aveu l’alpha et l’omega de la preuve, à condition que cet aveu ait été libre.

La rédaction : Est-ce que vous pensez, comme d’autres, que l’actuelle réforme de la justice pénale oriente la procédure française vers l’accusatoire ?

Dominique Inchauspé : Je suis contre ce développement contemporain des pouvoirs du parquet. À chaque fois que le parquet renvoie, après une enquête préliminaire, un dossier devant le tribunal, on ne retrouve que des éléments à charge. Certes souvent fondés mais avec peu d’éléments à décharge. Or, depuis la loi de juin 2016, le parquet doit rechercher aussi les éléments à décharge. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi on continue à dire que l’instruction, c’est être à la fois Maigret et Salomon, alors que le parquet enquêteur, c’est Torquemada et Salomon. Il est placé dans une situation impossible !

Par ailleurs, le contrôle par le juge des libertés et de la détention (JLD) a priori est inutile car il suit dans 98 % des cas l’avis du parquet : sans débat contradictoire avec la défense, il ne peut pas faire autrement, mais avec, des demandes comme des perquisitions ou des écoutes téléphoniques à venir seraient vidées de leur sens.

La rédaction : Le JLD donne-t-il vraiment à 98 % son blanc-seing au parquet ?

Dominique Inchauspé : Je n’ai jamais vu un JLD refuser une enquête du parquet. Ce matin encore, dans un dossier… On voit bien que ce système est bancal. Seul le contrôle a posteriori de la défense (qui conteste la nature de l’enquête ou ses moyens) et qui en saisit la chambre de l’instruction (quand il y a un juge d’instruction) ou le tribunal in limine litis est de nature à exercer ce contrepoids.

Cette dérive est inquiétante car il semble que personne ne s’en rende compte, alors que les professionnels le constatent tous les jours. Cela aussi, j’ai des difficultés à le comprendre. Mais on ne sera jamais dans un système à l’anglo-saxonne, ne serait-ce que parce qu’en France, la défense a toujours accès à tout dossier à un moment ou à un autre. Dans le cas des enquêtes du parquet, cet accès est à la clôture de l’enquête, avant que le parquet ne décide des suites. C’est un apport de la loi du 3 juin 2016.

Cela permet à la défense de connaître les charges retenues, éventuellement de faire des demandes d’enquête, etc. Avant cette réforme, l’accès au dossier était possible uniquement en cas de citation directe à comparaître devant le tribunal. Ce n’est pas aussi bien que devant l’instruction, où cet accès intervient en amont au moment de l’interrogatoire de première comparution. Mais c’est toujours mieux que chez nos camarades anglo-saxons. 

La rédaction : Comment voyez-vous les choses évoluer 

Dominique Inchauspé : On va continuer à renforcer les pouvoirs du parquet car les pouvoirs publics considèrent, à raison, que l’instruction est un processus trop lourd. On sera aussi contraint de renforcer les droits de la défense : accès au dossier plus tôt, audition par un magistrat après celle par les policiers, droit d’appel des décisions de rejet du procureur sur les demandes d’enquête supplémentaires, etc. Comme à l’instruction : petit à petit, le parquet va se sédimenter en juge d’instruction. Il vaudrait mieux réformer l’instruction en l’allégeant. 

La rédaction : Ce serait à quel horizon ?

Dominique Inchauspé : D’ici dix ou quinze ans. Deux ou trois quinquennats. Le temps qu’on se rende compte de ce qui se prépare en termes de dérives.

La rédaction : Vous êtes pour l’indépendance du parquet, du coup ?

Dominique Inchauspé : J’y suis totalement opposé. Déjà, en l’état actuel des choses, et alors que le parquet est centralisé, le parquet en régions et dans les DOM-TOM est en pleine porosité avec le milieu économique financier, et politique. Alors, si vous avez un parquet déconnecté du pouvoir hiérarchique, comme en Italie, le risque est de voir s’y développer des « fiefs judiciaires » avec des politiques menées localement sans unité et encore plus soumises ou autocensurées par le milieu local. Ce n’est bénéfique ni pour la société ni pour le justiciable.

 

 

Propos recueillis par Thomas Coustet

Dominique Inchaupsé

Dominique Inchauspé, avocat au barreau de Paris, pratique le droit pénal à Paris depuis 1983. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la justice pénale française et anglo-saxonne, comme L'erreur judiciaire (PUF, 2010). Il a traduit les textes de l’habeas corpus britannique (L’Habeas Corpus, Éditions Confluences/LGDJ, 1999) et enseigne à l'université.