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Interview

Jean Danet : « la mobilité annuelle touche autour de 20 % des magistrats en moyenne »

À l’occasion de la publication du rapport d’activité annuel du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour l’année 2017, Jean Danet revient sur les problématiques qui habitent la profession. 

le 28 juin 2018

La rédaction : Le rapport d’activité du Conseil supérieur de la magistrature dresse, cette année encore, le constat d’une forte mobilité au sein du corps judiciaire, confirmant les constats opérés dans votre étude « Mouvements et mobilités d’un corps, une étude des transparences au siège et au parquet, 2015-2016 » (v. Dalloz actualité, 21 sept. 2017, art. T. Coustet isset(node/186600) ? node/186600 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>186600). Cette même étude évaluait à près de cinq cents le nombre de postes vacants. Comment expliquez-vous ces deux phénomènes, et, d’ailleurs, sont-ils liés ?

Jean Danet : Le nombre de postes de magistrats vacants (hors congés maladie et autres) dans les juridictions au regard de la circulaire de localisation des emplois se situe, en effet, entre quatre et cinq cents depuis le début de notre mandature en 2015. La mobilité annuelle touche quant à elle autour de 20 % des magistrats en moyenne, et parfois plus, ce qui est un niveau très important. Les deux phénomènes sont pour partie liés.

La direction des services judiciaires (DSJ) gère cette situation de vacance de postes du mieux qu’elle peut et elle a donc le souci de les faire supporter par les juridictions de la manière qu’elle estime la plus équitable. Les chefs de juridiction font de même au sein des juridictions entre les services. 

Mais l’attractivité des juridictions, selon leur situation géographique et l’importance des villes dans lesquelles elles sont situées, est très inégale. Ajoutons à cela qu’en début de carrière, les fonctions de magistrat du siège sont plus attractives que celles du parquet. Face à cette situation, depuis d’assez nombreuses années, en sortie d’école, la DSJ offre proportionnellement plus de postes au parquet qu’au siège et ces postes se sont trouvés de plus en plus concentrés dans des régions et des types de juridictions bien déterminées, c’est-à-dire dans les moins attractives. 

Dans ce contexte, de nombreux jeunes magistrats vont souhaiter rejoindre le plus vite possible la région où ils souhaitent vivre et les fonctions qu’ils souhaitent exercer. Les mouvements en équivalence (hors avancement) sont sollicités par de nombreux magistrats du second mais aussi du premier grade. Le nombre de postes vacants à pourvoir prioritairement chaque année offre d’importantes possibilités de mobilité. D’autant que, pour y parvenir, la DSJ va devoir, parfois, procéder par un « effet domino » à trois ou quatre mouvements.

À partir de ces deux phénomènes, des juridictions peuvent se trouver confrontées à des situations très difficiles. Les absences (maladie, maternité) ajoutées aux vacances de postes peuvent porter jusqu’à plus de 30 % les effectifs manquants. Plus la juridiction est petite, plus les conséquences en sont difficiles à gérer. À la suite des mobilités rapides de jeunes magistrats, un procureur peut voir la moitié de l’effectif de son parquet renouvelé chaque année et ce, plusieurs années de suite. Chaque année, il doit alors reprendre son organisation. Des situations comparables peuvent s’observer au siège où des cabinets de juges d’instruction ou de juges des enfants peuvent changer de titulaire tous les deux ans. 

Les vacances de postes, et les mouvements qu’elles offrent, permettent à certains magistrats d’abréger le temps passé dans certaines juridictions. Mais l’analyse de ces phénomènes de mobilité et notamment de mobilité géographique ne se réduit pas à ce contexte de vacance de postes. 

Encore une fois, le différentiel d’attractivité entre les juridictions, le fait que Paris, Versailles et les grandes métropoles, de même que certaines zones privilégiées, sont très attractives, alors que, pour faire vite, les petites et moyennes villes le sont beaucoup moins a de quoi préoccuper ; c’est là un phénomène qui se retrouve ailleurs dans la fonction publique.

De plus, certains critères de gestion de la ressource humaine, relatifs à la mobilité souhaitée par l’institution, trouvent désormais à s’appliquer dans un contexte fort différent de l’époque à laquelle ils ont été pensés et posés. Ils contribuent parfois à l’hypermobilité observée.

Ainsi, l’idée d’un avancement, soumis en principe à la réalisation d’une mobilité géographique, avait du sens quand le passage du second au premier grade survenait après quinze ans de carrière et que certains magistrats n’avaient jamais été mobiles. Aujourd’hui, cet avancement intervient le plus souvent après sept ans et les magistrats concernés en sont déjà parfois à leur quatrième poste.

D’un autre côté, la réalisation du passage à la hors hiérarchie n’a plus rien d’évident dans un contexte où la pression démographique est très forte. Elle contraint les magistrats les plus attachés à cette évolution de carrière à candidater sur des postes très éloignés de leur région de prédilection pour maximiser leurs chances. Les nominations conduisent alors souvent à un « célibat géographique » qui les fait souhaiter revenir le plus vite possible, par une nouvelle mobilité, dans la cour ou la région qu’ils ont quittée. 

Enfin, les mobilités, même répétées et fréquentes, au premier comme au second grade, en équivalence comme en avancement, s’opèrent le plus souvent au sein d’une même région. Plusieurs évolutions sociologiques propres au corps judiciaire ont modifié la donne, telles que la proportion de magistrats dits « intégrés », dont les conjoints sont déjà installés professionnellement et qui sont souvent peu mobiles, ou la proportion moindre des couples de magistrats susceptibles d’accepter à deux de grandes mobilités géographiques, dans un contexte de forte féminisation. 

La rédaction : Comment la situation peut-elle évoluer ?

Jean Danet : On peut espérer que les vacances de postes se réduisent, voire disparaissent, dans les années qui viennent. C’est ce qui nous est annoncé. Elles vont déjà se réduire cette année de plus d’une centaine de postes, nous dit-on, grâce aux recrutements opérés depuis deux ans. On ne peut que s’en réjouir. Mais il faut sans doute se projeter en 2021 pour anticiper la suite. La fin des vacances de postes emportera sans aucun doute une réduction très notable des possibilités de mobilité, mais elle ne fera pas disparaître le différentiel d’attractivité entre les juridictions. Dans ce nouveau contexte de mobilités moins faciles, c’est à la gestion de ce dernier phénomène qu’il faudra sans doute alors s’attacher. 

D’ici-là et au vu de la situation actuelle, le Conseil a formulé trente-cinq préconisations visant à une meilleure prise en considération du phénomène de mobilité des magistrats que nous avons transmises à la DSJ pour un échange constructif sur ces questions. Est-il besoin de préciser que certaines de ces préconisations sont prises avec à l’esprit les contraintes particulières qui pèsent sur les femmes ?

On le voit, nous sommes dans une institution judiciaire en permanente mutation et elle aura besoin dans les temps qui viennent de mettre au point des dispositifs très performants d’observation de tous ces phénomènes complexes pour pouvoir les gérer en temps réel. Ces instruments seront non seulement nécessaires à la DSJ mais aussi au CSM, si on veut qu’il en appréhende toutes les subtilités.

La rédaction : Comment le CSM appréhende-t-il la féminisation de la magistrature ?

Jean Danet : Comme nos prédécesseurs, nous sommes très attentifs au déroulement des carrières des magistrates et aux freins, aux entraves qui peuvent les affecter. L’étude des transparences de 2015 et 2016 avait permis d’objectiver, sur une base de trois mille magistrats, un certain nombre de phénomènes. Je l’ai dit, le groupe de travail qui a élaboré trente-cinq préconisations sur les mobilités, validées par le Conseil, a tenu compte de ces données. Nous avons également échangé et travaillé avec les inspecteurs en charge du rapport sur « la féminisation des métiers de justice ». Et nous avons, pour le rapport d’activité 2017, fait le point sur les candidatures et les nominations aux premières présidences et présidences selon le genre sur une période de dix ans. 

Il faut continuer de travailler ces questions. André Leroi-Gourhan, un grand spécialiste de la préhistoire, mettait en garde, avec un brin d’ironie, contre « cette faculté déconcertante qu’ont les faits de se ranger dans le bon ordre pour peu qu’on les éclaire d’un seul côté à la fois ». Ce risque touche aussi ceux qui commentent sans prudence deux ou trois chiffres sortis de leur contexte. 

Ainsi, s’agissant des premières présidences, en 2017, sur douze postes à pourvoir, nous avions, à une exception près, et pour chaque poste, entre deux et cinq fois plus de candidats que de candidates, ce qui évidemment réduit – toutes choses égales – par ailleurs les chances de celles-ci d’accéder à ces postes. Ce qui se passe, c’est que les femmes candidatent sur des postes géographiquement plus limités que leurs collègues masculins.

Le pourcentage moyen de candidatures féminines s’établit ainsi à 35 %. Nous avons nommé cinq premières présidentes (42 %) alors même que ce Conseil se refuse à toute pratique qui relèverait de la discrimination positive. En fait, nous sommes là sur de petits effectifs et nous nous garderons bien quant à nous de nous décerner au vu de ce chiffre un brevet d’activisme contre le plafond de verre.

Même sur deux ou trois ans, et s’agissant des premières présidences, la statistique analysée trop rapidement peut être trompeuse.

La rédaction : Pourquoi ?

Jean Danet : Parce que, chaque année, le CSM nomme entre quatre et douze premières présidentes ou premiers présidents. Et, selon les années, les cours concernées ne sont pas de même importance. Or, sur ces postes, l’entrée dans la carrière se fait le plus souvent par une nomination dans une petite cour. Et pour assurer une certaine stabilité dans ces fonctions, le CSM exige, en principe, une présence de trois ans dans un poste avant d’envisager une mobilité. Si donc, une année « N », plusieurs magistrates sont nommées première présidente sur de petites cours, malgré leurs qualités, elles ne pourront pas utilement candidater les trois années qui suivent sur des postes de premières présidences de grandes cours. L’examen des nominations sur douze ans donne à voir ces discontinuités, cette irrégularité qui tient à la diversité de taille des cours concernées. Pour apprécier l’évolution des nominations, il faut l’apprécier avec un recul d’au moins dix ans. Nous avons donc dans ce rapport repris l’analyse des candidatures et des nominations aux postes de chef de juridiction depuis douze ans. 

La rédaction : Que peut-on en dire ?

Jean Danet : Sur douze ans donc, de 2006 à 2017, l’examen des quatre-vingt-dix-huit nominations à des postes de premier président permet de distinguer deux périodes. De 2006 à 2013, la part des nominations de femmes à ces postes s’établit à 13 %. Sur la période de 2014 à 2017 inclus, elle est montée à 41 %. Pour autant, à la date de rédaction du rapport d’activité 2017, on comptait onze premières présidentes sur trente-quatre postes de ce type pourvus. Une proportion moindre que celle des procureures générales.

Un dernier phénomène retient l’attention. Si en dix ans le nombre de candidatures aux postes de premier président a sérieusement diminué, et ce avec une très grande régularité depuis 2009, cette diminution est moins accentuée chez les femmes que chez les hommes.

On le voit, il faut, sans polémiquer, poursuivre l’analyse de ces évolutions, de ce qui les favorise et ce qui les freine. C’est de cela que nous avons besoin. 

La rédaction : Qu’en est-il des présidences de tribunaux de grande instance (TGI) ?

Sur les présidences, l’évolution est plus marquée, contrastée aussi entre les postes hors hiérarchie et les autres (B bis et premier grade).

En 2017, sur des postes hors hiérarchie, nous avons encore une candidate pour 2,5 candidatures (hommes et femmes). Sur les postes de premier grade, on approche la parité (3,7 candidates pour 8,9 candidatures en moyenne) alors même que nous sommes déjà sur des générations largement féminisées.

Mais en fait ce qui frappe, ce n’est pas tant une moindre appétence des femmes pour ces postes que, là encore, leurs desiderata plus restreints parce que plus contraints géographiquement. Sur certains postes, nous n’avons aucune candidature féminine. Sur les autres postes, le rapport est de un à deux et jusqu’à un à 4,5. 

Sur douze ans, et dans un contexte de mobilité soutenue sur les postes de présidents de TGI (trente-six postes par an en moyenne), la part des candidatures féminines par poste est passée de 18 % à 42 % en hors hiérarchie et de 24 % à 45 % pour les postes B bis ou de premier grade.

En termes de nominations sur ces douze années, on observe trois périodes. De 2006 à 2010, le pourcentage de nominations féminines sur les postes de président de TGI s’établit à 33,41 %. Sur les deux périodes de 2011 à 2014 et de 2015 à 2017 inclus, il s’établit respectivement à 39,56 % et 39,44 %. Pas de rupture statistique, donc, entre les différents CSM, mais une évolution lente dont il faut chercher la cause dans des éléments plus objectifs sur lesquels il n’est pas si facile de peser.

La rédaction : Comment appréhender l’ouverture d’un tiers du recrutement sur concours à des professionnels en reconversion ?

Jean Danet : Les articles 18-1 mais aussi 21-1, 22 et 23 du statut permettent le recrutement de magistrats qui, avant leur intégration dans le corps, ont exercé d’autres activités professionnelles. L’élargissement récent de ces voies d’accès par la loi organique du 8 août 2016 contribue aussi à remonter la pente des vacances de postes. 

Sur les 3 000 magistrats qui ont opéré un mouvement en 2015-2016, on en comptait 30 % qui étaient entrés dans la magistrature passé l’âge de 30 ans. Et d’autres études sont venues depuis confirmer ce chiffre.

Le Conseil est très attentif à cette donnée et il a souhaité en savoir plus sur le passé professionnel des intégrés. Ceci à deux fins. L’une déontologique : il s’agit de vérifier qu’il n’existe pas d’incompatibilité à une nomination à tel poste, dans telle juridiction, en raison du passé professionnel de l’intéressé, et que le projet de nomination ne soulève pas de difficulté en termes d’impartialité objective. L’autre, plus positive : les compétences en tel domaine du droit, parfois très pointues, acquises dans la profession antérieure mais aussi les compétences en termes de management ne doivent pas être oubliées. L’institution doit au contraire s’attacher à les valoriser. L’École nationale de la magistrature (ENM) travaille dans le même esprit.

La rédaction : Quelle est la position du CSM sur le projet de réforme (nomination des membres du parquet sur avis conforme du CSM) ?

Jean Danet : Le rapport d’activité rappelle que le Conseil est favorable, a minima, à l’alignement des pouvoirs de ses deux formations en matière de nominations sur le modèle des pouvoirs reconnus actuellement à la formation compétente à l’égard des magistrats du siège. Ceci supposerait de reconnaître à la formation « parquet » un pouvoir de proposition pour les postes du parquet général à la Cour de cassation ainsi que pour les postes de procureur général et de procureur de la République.

La rédaction : Vous avez fait de l’année 2016 « une année de questionnements ». Qu’en est-il de 2017 ?

Jean Danet : 2017 a été une année que je qualifierais volontiers d’année de maturation, d’un triple point de vue. Sur les questions des réformes institutionnelles, au Sénat, comme sur la problématique budgétaire, à la Cour de cassation, le Conseil a participé au débat et formulé des observations que le lecteur retrouvera dans ce rapport. Sur la question des nominations et des mobilités, notre réflexion a progressé jusqu’à pouvoir émettre des préconisations également publiées. Sur la déontologie, enfin, l’année 2017 a vu le Conseil poursuivre le travail de mise à jour du Recueil des obligations déontologiques. Ce travail devrait aboutir d’ici la fin 2018.

Jean Danet

Jean Danet est maître de conférences à l'Université de Nantes depuis 1995 et avocat honoraire au barreau de Nantes depuis 2001, après vingt et un ans d'exercice. Il est membre extérieur du Conseil désigné par le président de la République depuis 2015,