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Interview

Justice patrimoniale au sein de la famille : « le Sénat peut et doit mieux faire que l’Assemblée nationale ! »

Le 18 janvier 2024, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture, avec modifications, et à l’unanimité, la proposition de loi visant à assurer une justice patrimoniale au sein de la famille aux termes d’une procédure accélérée. Le texte, qui entend mieux encadrer les conséquences d’une séparation au sein d’un couple en cas de violences conjugales, prévoit en particulier de priver automatiquement l’époux reconnu coupable de meurtre sur conjoint du bénéfice des avantages matrimoniaux insérés dans le contrat de mariage. Alors que le Sénat doit prochainement examiner la proposition de loi, entretien avec Quentin Guiguet-Schielé, Maître de conférences en droit privé à l’Université Toulouse Capitole, sur les enjeux de ce texte nécessaire et les pistes possibles de son amélioration.

le 27 février 2024

La rédaction : Quelles sont les évolutions contenues dans la proposition de loi visant à assurer une justice patrimoniale au sein de la famille ?

Quentin Guiguet-Schielé : Dans la version votée par l’Assemblée nationale en première lecture le 18 janvier 2024, la proposition de loi visant à assurer une justice patrimoniale au sein de la famille contient trois dispositions majeures.

La première, contenue à l’article 1er du texte ambitionne de combler l’une des plus graves lacunes de notre droit civil en étendant la déchéance pour cause d’indignité à certains avantages que l’époux violent peut retirer des clauses de la convention matrimoniale. Un régime complet est déployé au sein des futurs articles 1399-1 à 1399-6 du code civil. Ce dispositif serait applicable aux conventions matrimoniales en cours (art. 1er I. bis nouveau).

Il est aussi prévu qu’un inventaire des biens de la communauté soit établi par un notaire au décès d’un époux marié sous le régime de la communauté universelle (art. 1er bis A).

La deuxième disposition, contenue à l’article 1er bis, vise à compléter l’article 265 du code civil en ces termes : « La clause d’exclusion des biens professionnels du calcul de la créance de participation ne constitue pas un avantage matrimonial révoqué de plein droit en cas de divorce. ».

La troisième modification est d’ordre fiscal. Le septième alinéa de l’article L. 247 du Livre des procédures fiscales est complété par une phrase ainsi rédigée : « Peut être considérée comme une personne tenue au paiement d’impositions dues par un tiers la personne remplissant les conditions fixées aux 1 et 3 du II de l’article 1691 bis du code général des impôts. ». Il s’agit, de compléter le dispositif de décharge de solidarité fiscale ouverte aux personnes séparées.

La rédaction : Parmi les trois dispositions évoquées, laquelle vous paraît être la plus importante ?

Quentin Guiguet-Schielé : L’extension du domaine de l’indignité est sans conteste la nouveauté la plus urgente et la plus nécessaire. C’est sans doute le cœur du texte. Il faut bien comprendre l’origine de la lacune, qui tient à la particularité de ce que l’on appelle les « avantages matrimoniaux ». Ces profits résultant de la convention matrimoniale, quoique ressemblant parfois fortement à des libéralités, « ne sont point regardés comme des donations » (C. civ., art. 1527). Il en résulte que les règles régissant les donations ne sont en principe pas applicables aux avantages matrimoniaux : ils ne peuvent donc être révoqués pour ingratitude, inexécution des charges ou survenance d’enfants sur le fondement des articles 953 et suivants du code civil.

De plus, les avantages matrimoniaux sont issus de la convention matrimoniale et non de la loi. Ils ne sont donc pas perçus en qualité d’héritier mais en qualité d’époux. Or, l’indignité successorale ne s’applique qu’aux héritiers et porte sur les droits successoraux. Il en résulte que l’auteur de violences à l’encontre de son conjoint n’est pas déchu des droits qu’il tire du régime matrimonial1. La doctrine connaît et dénonce depuis longtemps cette injustice2. Elle a prêché dans le désert pendant de nombreuses années avant que le législateur ne prenne enfin la mesure de la gravité de cette situation.

La rédaction : La partie du texte relative à l’indignité matrimoniale a subi d’importantes modifications. Pourquoi une telle évolution ?

Quentin Guiguet-Schielé : La version d’origine consistait en la reprise de la proposition doctrinale de M. Tani3. Il s’agissait de modifier l’article 1527 du code civil pour appliquer aux avantages matrimoniaux la révocation pour ingratitude. Cette approche paraît logique de prime abord, notamment car les avantages matrimoniaux ressemblent davantage à des libéralités qu’à des droits successoraux. Pourtant elle n’était pas la meilleure, et ce pour plusieurs raisons.

En premier lieu, sur le plan formel, ce n’est pas l’article 1527 du code civil qu’il convient de modifier. Ce texte est déjà source de difficultés conceptuelles, notamment car il régit tout à la fois la notion d’avantage matrimonial, sa nature et une partie de son régime. Y adjoindre une nouvelle règle d’indignité rendrait encore moins lisible sa fonction au sein du code. Mais surtout, l’article 1527 du code civil se situe dans un chapitre relatif au régime de communauté, ce qui, par raisonnement a rubrica, exclut les régimes de participation aux acquêts (classique et franco-allemand) et les aménagements de la séparation de biens. Il est plus opportun de situer les nouveaux textes dans le chapitre 1er relatif aux dispositions générales. Cela implique la création des articles 1399-1 et suivants.

En second lieu, de nombreuses améliorations sont à saluer sur le plan substantiel.

D’une part, le texte a pris quelques distances avec la notion d’avantage matrimonial. La sanction prendra la forme d’une déchéance « du bénéfice des clauses de la convention matrimoniale qui prennent effet au décès de l’un des époux et qui lui confèrent un avantage » (C. civ., art. 1399-1 et 1399-2, propositions). Cette notion doit-elle s’entendre comme une référence aux avantages matrimoniaux ? Ce n’est pas certain et peut-être pas souhaitable, tant cette notion est fuyante. L’emploi du terme « clause » est bien plus parlant.

D’autre part, et surtout, le fondement de la sanction a été totalement revu : il ne s’agit plus d’ingratitude mais d’indignité. Certes, les cas d’ingratitude sont plus larges, quoique moins nombreux, et moins tributaires d’une condamnation pénale. Cependant la dépendance de la sanction civile à la condamnation pénale est gage de cohérence et de sécurité juridique. La déchéance matrimoniale que l’on cherche ici à instituer est une pénalité civile. En cela elle se rattache à la matière pénale et doit en respecter les principes fondamentaux, au premier rang desquels se situe le principe de légalité.

De plus le régime de l’ingratitude est totalement inadapté car il repose sur l’idée qu’une victime reprend elle-même ce qu’elle a donné. Or, ici, la victime n’a pas encore forcément transmis (puisque certaines clauses du contrat de mariage n’ont pas encore pris effet), et surtout, n’est pas toujours en état de révoquer puisqu’il peut arriver qu’elle succombe aux violences. Certes, en pareil cas ses héritiers pourraient agir en révocation. Mais quid si ceux-ci s’abstiennent ou pire, si le seul héritier de la victime est le conjoint meurtrier ? En matière d’ingratitude, le ministère public ne peut agir, ce qui fait craindre une perte d’efficacité de la sanction. D’ailleurs, l’ambition de la proposition de loi n’est pas tant de protéger un intérêt privé (permettre à une victime de ne pas enrichir son bourreau), que de mettre en place un dispositif d’intérêt général (lutter contre les violences dans le couple et, en particulier, contre les femmes).

En outre, la révocation pour cause d’ingratitude ne peut...

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Quentin Guiguet-Schielé

Quentin Guiguet-Schielé est Maître de conférences en droit privé à l’Université Toulouse Capitole