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Interview

Malgré les alertes, le TGI de Rennes fonctionne toujours en « mode dégradé »

Litanie des juridictions françaises qui rappellent régulièrement qu’elles manquent de moyens financiers et humains pour travailler correctement. En janvier 2018, le président du tribunal de grande instance (TGI) de Rennes, Ollivier Joulin avait, comme d’autres magistrats, fait savoir que son tribunal se trouvait dans une situation « au bord de l’implosion ». Où en est le TGI quelques mois plus tard ?

le 20 avril 2018

La rédaction : Vous avez alerté à plusieurs reprises la Chancellerie, puis la presse, de l’état déplorable dans lequel se trouve le TGI de Rennes. On a parlé d’un tribunal « au bord de l’implosion » ne pouvant faire face à un contentieux croissant, une population plus importante avec des effectifs constants depuis 2009 (sans parler de la création d’une juridiction interrégionale spécialisée [JIRS]). Pouvez-vous nous détailler cette situation ?

Ollivier Joulin : La situation du tribunal de Rennes illustre l’état général des juridictions de l’ordre judiciaire.

Elle comporte aussi des spécificités : la population du ressort croît de plus de 1 % par an, or avec plus de 900 000 habitants, nous devons faire face avec des moyens qui ont été calculés pour moins de 800 000 habitants. Par ailleurs, la juridiction étend sa compétence sur un ressort interrégional de 10 millions d’habitants pour ce qui concerne la délinquance organisée, les dossiers économiques et financiers complexes, la propriété intellectuelle, les actions en concurrence déloyale : six magistrats à temps plein se consacrent à cette activité alors que les créations nettes de postes en 2005 pour ces contentieux n’ont été que de deux et que ces contentieux sont largement montés en puissance. Ce que la Chancellerie dénomme « l’évaluation de la performance » ne prend pas encore suffisamment en compte la charge spécifique de ces services.

La rédaction : En janvier, notamment lors de la rentrée solennelle, vous avez demandé la création de 30 postes au moins : 2 postes de juges d’instruction, 4 postes de juges du siège,1 poste d’adjoint au directeur des greffes, 2 postes de chefs de cabinet et 14 greffiers. Vous deviez avoir la visite de la Direction des services judiciaires (DSJ). La DSJ est-elle venue ? Et la Chancellerie, a-t-elle pourvu des postes ou a-t-elle promis de le faire, à court ou moyen terme ?

Ollivier Joulin : Plus précisément, la demande se limitait à solliciter que les postes vacants soient comblés (3 au siège, 1 au parquet, 6 fonctionnaires), nous demandions aussi que la création des postes qui avait été validée dans le cadre du dialogue de gestion (3 postes au siège, 1 poste au parquet, 8 au greffe) soit enfin concrétisée. Un juge pour enfants à Rennes traite en moyenne de 640 dossiers d’assistance éducative, alors que la norme admise est de 350 dossiers et que l’activité pénale des juges des enfants du ressort est très élevée.

Trois postes de juges des libertés et de la détention ont été fournis par la juridiction par un redéploiement interne (c’est-à-dire en les prélevant sur d’autres services) alors que l’activité de ce service est l’une des plus importantes de France : un des 16 centres de rétention administrative (CRA) en région – dont l’activité a explosé et va croître encore –, un très important centre hospitalier spécialisé et des unités hospitalières dédiées aux détenus présentant des troubles psychiques. Cela conduit notamment à une activité très soutenue de contrôle du droit des patients hospitalisés sous contrainte. Et bien sûr l’activité pénale liée à la présence d’un pôle criminel et de la JIRS (150 détenus pour la JIRS en fin d’année 2017).

Par ailleurs, après la précédente réforme de la carte judiciaire, Rennes dispose de trois tribunaux d’instance avec un effectif moindre qu’avant la réforme et un contentieux qui est plus important. Pour le parquet, le traitement automatisé par le CNT d’un certain nombre de délits et la mise en œuvre d’accords européens pour le recouvrement des amendes induit une charge d’orientation des procédures et la création d’effectifs pour cette charge nouvelle.

L’effectif du greffe doit croître dans les mêmes proportions : la Chancellerie, par exemple, ne discerne pas suffisamment la complexité et donc le travail nécessaire lié à l’activité JIRS, sur le papier nous devrions faire fonctionner la JIRS avec 1,7 greffier (nous en déployons 3 outre un personnel au secrétariat).

Enfin, il avait été promis de créer des postes de chefs de cabinet pour soutenir l’activité d’organisation des chefs de juridiction. Ces postes ont été créés pour un grand nombre de juridictions mais la réforme s’est arrêtée entre Nantes (dotée) et Rennes (non dotée). Diriger une juridiction de cette taille, alors qu’elle traite des dossiers complexes justifiant une organisation rigoureuse est un perpétuel défi. D’autant que nous avons été privés d’un directeur de greffe entre fin octobre et début mars et que nous sommes privés depuis début mars jusqu’en septembre d’un directeur de greffe adjoint.

La rédaction : Comment allez-vous faire face ?

Ollivier Joulin : Dans l’immédiat, la juridiction fonctionne en mode dégradé. Nous n’avons pas pu, par exemple, traiter des dossiers d’expropriation durant l’ensemble du premier trimestre. Les signes de faiblesse sont discernables : augmentation des délais de traitement et de l’ancienneté des stocks, signalements multiples de souffrance au travail, rotation importante de l’effectif : au siège, par exemple, 25 % de l’effectif quitte la juridiction chaque année, 14 sur 42 demandaient à partir cette année, 6 vont réaliser leurs vœux en septembre et sans doute 3 ou 4 d’ici la fin de l’année.

La situation est suffisamment préoccupante pour que le nouveau directeur des services judiciaires fasse à Rennes l’une de ses premières visites. Nous avons eu une écoute attentive et un soutien des chefs de cour. En principe, les postes de magistrats vacants devraient être pourvus mais, pour l’instant, il n’y a rien de concret pour les fonctionnaires et nous risquons de devoir travailler avec un déficit de 10 % de leur effectif. Cela ne peut actuellement fonctionner qu’avec un investissement considérable des personnels et la tension extrême ne peut se poursuivre dans la durée.

La rédaction : La réforme de la justice, proposée dans le projet de loi de programmation, prévoit notamment la fusion des TI et des TGI pour une meilleure et plus efficace répartition du travail des magistrats. Qu’en pensez-vous ?

Ollivier Joulin : La justice doit bénéficier de réformes mais aucune réforme n’est crédible si elle n’est accompagnée de moyens et d’une reconnaissance d’un statut constitutionnel destiné à garantir son bon fonctionnement. Les notions gestionnaires d’efficacité et de performance éludent le fond de la question : le droit fondamental des citoyens à accéder à un juge compétent, à voir traiter leur affaire dans un délai raisonnable dans le cadre d’un procès équitable.

Autrement dit, dans une société de plus en plus complexe il est illusoire de penser que la solution est de faire comme si tout était simple. Il y a une vraie spécialisation des juges, notamment des juges d’instance, elle ne peut se gommer, il y a au contraire une gestion des ressources humaines qui reste à inventer, un accompagnement du parcours professionnel des magistrats et des fonctionnaires qui doit garantir la continuité et la qualité du service public de la justice.

La rédaction : Il y a aussi tout un pan concernant la dématérialisation de la justice. Il a été annoncé une unification des saisines au civil et la possibilité de déposer plainte en ligne en ce qui concerne la matière pénale. Tout cela va-t-il faciliter votre travail ? L’idée de la ministre est également de « recentrer » le juge dans son rôle premier.

Ollivier Joulin : Notre retard en matière informatique est immense, nous utilisons encore des traitements de textes obsolètes alors que nous passons un temps considérable à écrire, les logiciels métiers sont inadaptés, lents et régulièrement hors service, il y aurait un certain autisme à ne pas écouter nos doléances à ce sujet. L’idée de « recentrer le juge dans son rôle premier » n’est pas nouvelle. Son rôle premier, c’est d’être un gardien des libertés, cela a une forte portée symbolique. Rendre le juge plus inaccessible par des voies de contournements (conciliation obligatoire, obligation d’être représenté par un avocat, traitement préalable de contentieux par des algorithmes) peut avoir des conséquences déshumanisantes pour la justice. Entendre un justiciable par visioconférence, recevoir des formulaires par messageries, les faire traiter par des machines, laisser des éditeurs exploiter un open data qui nous dira au centime près quelle est la pension alimentaire due : non cela ne peut être un idéal de justice. L’informatique n’est et ne doit être qu’un outil et ne pourra dans notre domaine se substituer à l’être humain.

Nous sommes en attente de voir combien de postes seront offerts aux prochains concours d’entrée dans la magistrature : si ce nombre est réduit, nous pourrons en déduire que la réforme est seulement à vocation gestionnaire et la situation se dégradera. Les justiciables, nos concitoyens méritent une justice digne du pays des droits de l’homme.

 

Propos recueillis par Marine Babonneau

Ollivier Joulin

Ollivier Joulin est le président du tribunal de grande instance de Rennes.