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Interview
Open data des décisions de justice : « Plusieurs incertitudes affectent encore ce processus complexe »
Open data des décisions de justice : « Plusieurs incertitudes affectent encore ce processus complexe »
Le rapport annexé (1.2.7) au projet de loi justice 2018-2022 prévoit que « la mise à disposition des décisions de justice sera confiée aux cours suprêmes de l’ordre administratif et judiciaire ». À la veille de l’adoption du texte, le magistrat Bruno Pireyre, en charge du service de documentation des études et du rapport à la Cour de cassation, en dit plus sur ce déploiement.
le 28 novembre 2018
La rédaction : Les textes ne sont pas très bavards. Pouvez-vous nous en dire davantage sur leur mise en œuvre ?
Bruno Pireyre : Actuellement, l’article L. 111-13 du code de l’organisation judiciaire est trop général pour être mis en œuvre sans décret d’application préalable. À ma connaissance, cette analyse est partagée par l’administration centrale du ministère de la justice. De plus, l’article en question n’est pas stabilisé puisque le projet de loi de programmation que vous citez comprend une réécriture de ce texte.
En toute hypothèse, la Cour de cassation dispose, à la tête de l’ordre judiciaire, de l’expérience et, plus encore, de la légitimité pour revendiquer le pilotage et la responsabilité :
-
de la collecte automatisée de la jurisprudence de l’ensemble des juridictions de son périmètre juridictionnel ;
-
de son traitement, en particulier son anonymisation ;
- de sa diffusion.
La mission Cadiet, avec un très large consensus, a recommandé qu’il en soit ainsi pour la Cour de cassation comme pour le Conseil d’État, chacun pour l’ordre de juridiction qui le concerne (v. Dalloz actualité, 15 janv. 2018, art. M. Babonneau et T. Coustet isset(node/188559) ? node/188559 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>188559).
Il faut insister sur le fait que ces trois séquences (collecte, traitement, diffusion) sont inséparables, insécables, car elles sont intimement liées à la mission essentielle des juridictions qui est la production de la jurisprudence dont la Cour de cassation assure l’unité, au sommet de la pyramide judiciaire.
La rédaction : Comment la Cour de cassation se prépare-t-elle ?
Bruno Pireyre : La Cour de cassation gère déjà seule deux bases de données dans des conditions qui ont été autorisées par la CNIL en 2012 (délib. nos 2012-245 et 2012-246, 19 juill. 2012).
La première, Jurinet, rassemble pour l’essentiel l’ensemble des décisions de la Cour de cassation, soit environ 30 000 décisions annuelles. La seconde, Jurica, rassemble l’ensemble des décisions civiles motivées des trente-six cours d’appel, soit environ 170 000 décisions annuelles.
En pratique, les greffes des cours font remonter ces décisions d’une façon automatisée jusqu’à la base de données administrée par la Cour de cassation. Au sein de Jurinet, les décisions motivées de la Cour de cassation (10 000 par an) sont diffusées sur Legifrance après anonymisation que la Cour de cassation réalise par elle-même depuis le début de l’année. Une cellule de l’anonymisation a été constituée et professionnalisée au sein du SDER à cet effet. Elle utilise un logiciel qui a été développé spécialement.
Par ailleurs, la Cour a entrepris l’anonymisation très progressive des décisions contenues dans la base Jurica pour en assurer, dans un avenir proche, la diffusion par les canaux adéquats.
Pour l’avenir, il faut avoir à l’esprit que l’ensemble des décisions de justice judiciaires de première instance, d’appel et de cassation, au civil et au pénal, totalise en ordre de grandeur 3,9 millions de décisions par an.
Leur collecte devra être assurée de façon automatisée par les applications informatiques « métiers » qui équipent les juridictions. Ces applications devront être adaptées en conséquence. C’est assez dire qu’une collaboration étroite, qui existe déjà et à laquelle nous sommes très attachés, devra être assurée entre la Cour de cassation et les directions compétentes de l’administration centrale (secrétariat général, direction des services judiciaires).
La rédaction : Du coup, comment sera gérée l’anonymisation à grande échelle ?
Bruno Pireyre : La dernière version de l’article L. 111-13 du code de l’organisation judiciaire adoptée par l’Assemblée nationale retient comme principe que les noms et prénoms des parties et tiers personnes physiques seront occultés préalablement à la mise à disposition du public des décisions. Par exception, « lorsque sa divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage, est également occulté tout élément permettant d’identifier les parties, les tiers, les magistrats et les fonctionnaires de greffe ».
La position exprimée par le premier président de la Cour de cassation, consignée dans le rapport Cadiet, allait plus loin. Elle plaidait en faveur d’une absence d’anonymisation des magistrats, sans restriction particulière.
Quels que soient les contours précis de l’anonymisation à opérer, la Cour de cassation doit passer d’un traitement « artisanal » (l’applicatif actuel évoqué précédemment) à un traitement de masse que justifie ce changement considérable d’échelle. Pour y parvenir, elle travaille depuis 2016, en partenariat, à la réalisation d’un logiciel d’une nouvelle génération reposant sur de l’intelligence artificielle (algorithmes autoapprenants). C’est ainsi que la Cour, avec le soutien actif de la Chancellerie, vient d’être retenue pour développer un projet innovant dans le cadre d’un programme d’investissement d’avenir (PIA) piloté par la mission publique ETALAB (projet Open Justice retenu pour la troisième promotion des « Entrepreneurs d’intérêt général » [EIG]).
Bien entendu, nous cheminerons en associant à chaque étape la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) en vue de garantir la conformité de nos dispositifs aux exigences des règles de protection des données personnelles. Je souhaite souligner que les liens tissés avec la Commission sont d’ores et déjà solides et réguliers.
La rédaction : Sur quels sites les décisions seront-elles diffusées ?
Bruno Pireyre : S’agissant de la diffusion, demain, la Cour entend l’assurer par son propre site internet réaménagé à cet effet. Le rôle qu’elle a à jouer à cet égard est essentiel afin d’ordonner et de donner du sens à une masse considérable de décisions ; autrement dit, pour redonner la verticalité et la lisibilité nécessaires à un ensemble énorme de décisions qui aura la vertu d’être transparent mais qui aura pour inconvénient majeur d’être indifférencié, horizontal.
Pour autant, il ne serait pas anormal que les pouvoirs publics, comme les y invitait le rapport Cadiet, diffusent en outre l’intégralité des décisions des juridictions des trois ordres judiciaire, administratif et financier sur un grand portail public existant ou à créer.
La rédaction : Avez-vous un calendrier pour la mise en place ?
Bruno Pireyre : Plusieurs incertitudes affectent encore ce processus complexe. La première tient à la stabilisation et la publication des textes nécessaires. La seconde aux avancées des chantiers de transformation numérique du ministère de la justice (v. Dalloz actualité, 16 oct. 2018, art. T. Coustet isset(node/192730) ? node/192730 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>192730) dont dépend la collecte élargie des décisions. Il n’est pas du ressort de la Cour de cassation de les lever. Dès lors, il n’est pas possible en l’état de suggérer un calendrier crédible. Pour autant, la Cour de cassation se tient prête d’ores et déjà.
Propos recueillis par Thomas Coustet
Bruno Pireyre
Bruno Pireyre est magistrat, président de chambre à la Cour de cassation, directeur du service de documentation des études et du rapport (SDER), du service des relations internationales et du service de communication