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Interview

« La Russie a affirmé son mode de pensée de grande puissance »

Syrie, affaire Skripal et maintenant soft power sportif grâce à la Coupe du monde de football… La Russie ne quitte plus le devant de la scène internationale. Alors que la Russie est revenue au centre du jeu géopolitique, Lauri Mälksoo décrypte les implications de ce retour en force pour le droit international.

le 28 juin 2018

La rédaction : Vous soulignez la continuité, au moins depuis la fin du XIXe siècle, du scepticisme chez les juristes russes, à l’égard de la notion d’un droit international universel.

Lauri Mälksoo : La continuité entre Russie tsariste et Russie soviétique est celle d’un empire : ce qui demeure, c’est l’accent mis sur le rôle de l’État. Entre ces deux formes d’État, l’idéologie est bien sûr différente. L’Union soviétique représentait un État particulier, avec une idéologie messianique spécifique. À l’époque du tsar, des intellectuels comme Fyodor Fyodorovitch Martens [1845-1909 ; l’un des pionniers du droit international en Russie, ndlr] avaient souligné l’unité de la Russie avec l’Europe. Les universitaires soviétiques, en revanche, disaient : « nous voulons refaire le monde ; pays socialistes et capitalistes ne peuvent pas réellement partager un droit international commun ».

Cela dit, il y a eu des différences au sein même de l’URSS : dans les années 1920-1930, l’Union soviétique était plus isolationniste que celle, victorieuse, d’après la Seconde Guerre mondiale, qui s’est investie dans la Charte des Nations unies.

La rédaction : Avant la chute de l’URSS, le droit des pays socialistes était un important objet d’étude universitaire. Avez-vous l’impression que la tombée en désuétude de ce sujet a eu des conséquences sur la compréhension en Occident de la place du droit international en Russie ?

Lauri Mälksoo : Après la dissolution de l’URSS, il y a eu une perte d’intérêt pour la « soviétologie » et les études russes. Cela a été notable dans le domaine du droit. L’Occident a négligé ce point.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’Occident a développé un corpus important sur les droits de l’homme et la manière dont fonctionne la démocratie. Cela a imprégné la façon dont les juristes en Occident approchent le droit international. Du coup, il est difficile de comprendre des pays qui le font avec une sensibilité historique différente. On les a traités comme s’ils avaient besoin d’être éduqués sur le fonctionnement de la démocratie et le droit international. Mais comment faire quand un pays comme la Russie reste attaché à des concepts de la loi et de l’ordre qui sont moins compatibles avec les droits de l’homme ?

La rédaction : Quelle relation entretient la Russie avec la Cour européenne de droits de l’homme (CEDH) et quel impact a eu la loi fédérale de 2015, qui permet à la Cour constitutionnelle russe de déterminer si les conclusions des organes internationaux en matière de protection des libertés et des droits de l’homme doivent être mises en œuvre ou non ?

Lauri Mälksoo : Avec cette décision, la Russie a affirmé son mode de pensée de grande puissance. C’est une sorte de droit de veto, comme aux Nations unies, dont la Russie a pensé pouvoir se servir dans le contexte de la Convention européenne des droits de l’homme.

Mais la majorité des droits de la Convention suppose une certaine conception de la démocratie. Le problème fondamental, c’est qu’à partir du moment où l’on s’éloigne de ces principes, la CEDH ne peut que s’occuper du sommet de l’iceberg et attribuer des dédommagements financiers çà et là. Mais c’est une bataille qui va devenir de plus en plus ardue : d’une certaine manière, la Russie a déjà fait ses adieux à ce concept libéral de démocratie.

L’autre grande question, c’est de savoir dans quelle mesure cette attitude peut être contagieuse. Il y a des tendances similaires dans certains pays d’Europe centrale et orientale. La troisième question, c’est de savoir si la Russie souhaite vraiment faire partie du système européen des droits de l’homme : ce serait presque plus simple pour elle de quitter la table. Mais il me semble que la Russie n’est pas prête à faire un geste aussi lourd de conséquences.

La rédaction : Quel était l’argument officiel pour occuper la Crimée ? Y a-t-il eu un véritable effort pour défendre juridiquement ce revirement en matière de droit international ?

Lauri Mälksoo : Oui, aussi bien de la part du gouvernement, que d’universitaires. Le plus remarquable est probablement le discours du 18 mars 2014 de Vladimir Poutine, où il a justifié l’annexion de la Crimée. Cela n’a pas convaincu le monde occidental parce que, jusque-là, la Russie a toujours défendu l’idée que la souveraineté des États et l’intégrité territoriale représentaient des valeurs plus importantes que la protection des droits de l’homme.

Récemment, l’argument utilisé par la Russie était en quelque sorte extra-légal et reposait sur l’idée d’une justice historique selon laquelle, même si le droit international disait autre chose, la Crimée faisait historiquement partie de la Russie et que c’est par accident que ce territoire a fini par se retrouver dans un autre pays en 1991.

La rédaction : Vous soulignez que pour la Russie, l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1998 représente le péché originel des pouvoirs occidentaux en termes de droit international.

Lauri Mälksoo : L’Occident pensait que les droits de l’homme étaient si importants que la force pouvait être utilisée de façon plus restreinte afin d’éviter que davantage de personnes soient tuées en raison de leur appartenance ethnique, en dépit de l’opposition de certains membres du Conseil de sécurité de l’ONU. L’Ouest n’avait pas alors compris à quel point la Russie percevrait cela comme une violation de ses droits procéduraux.

La rédaction : Cela joue-t-il un rôle dans les vetos répétés de la Russie à l’égard de la Syrie aux Nations unies ?

Lauri Mälksoo : La Syrie reflète la conception normative plus générale de la Russie, qui privilégie la souveraineté étatique par rapport aux droits de l’homme. L’argument est que le gouvernement syrien reste celui de Bachar al-Assad : quelles que soient les atrocités commises là-bas, cela ne change pas le fait que le représentant de la souveraineté syrienne demeure le gouvernement al-Assad. Et tous les autres enjeux – comme celui de l’usage des armes chimiques –, même s’ils relèvent du droit international humanitaire et posent d’énormes problèmes, ne devraient pas prévaloir sur les principes de la souveraineté territoriale.

La manière dont la Russie envisage son droit de veto repose sur un mode de pensée de grande puissance : ce droit de veto relève du bon vouloir des cinq membres permanents du Conseil. Selon moi, c’est aussi lié avec l’exercice du pouvoir public dans le système constitutionnel russe. En Russie, vous n’avez pas besoin d’expliquer, vous êtes souverains.

 

Propos recueillis par Gilles Bouvaist

Lauri Mälksoo

Lauri Mälksoo enseigne le droit international à l’université de Tartu, en Estonie. Il est l’auteur d’un ouvrage très remarqué sur la perception du droit international en Russie, Russian Approaches to International Law, paru en 2015 chez Oxford University Press.