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Le droit en débats

Libre cours : Tenez bon et prenez soin de vous

Par Kami Haeri le 08 Mai 2020

L’évocation d’une expérience aussi étrange et introspective que celle que nous sommes en train de vivre individuellement et collectivement est, paradoxalement, un exercice compliqué pour les avocats.

Si nous parlons tous les jours pour les autres, celles et ceux que nous représentons et assistons, s’il nous arrive parfois de parler pour nous à travers l’exercice balisé de la communication, nous parlons rarement de nous. Ou bien imperceptiblement, en le chuchotant, entre les lignes d’une plaidoirie ou dans l’attention particulière témoignée à une cause, car il y a toujours quelque chose de nous-mêmes qui parle à travers notre client.

Je n’ai rien à dire de moi dans ce confinement. C’est aux futur(e)s avocat(e)s que j’aimerais dire quelque chose.

Vous voici, après des années de préparation et d’épreuves, aux portes d’un monde qui est à l’arrêt, plongé dans la sidération et l’attentisme. La plupart des échéances que nous nous étions fixées cette année se sont dissoutes et nous espérons qu’elles ne seront que reportées.

Ce qui se produit et qui vous touche est injuste. Votre enthousiasme est contrarié. Le mouvement que vous aviez entrepris est ralenti. Mais j’aimerais humblement vous dire ceci : la crise que nous traversons n’est pas – comme cela pût être le cas dans le passé – le résultat de l’effondrement d’un système laissant derrière lui un néant et détruisant notre confiance commune. Notre monde est à l’arrêt à cause d’une épidémie. Notre économie souffre car nous sommes tous immobilisés. Mais le monde reprendra bientôt son mouvement. Nous aurons, je l’espère, appris entre-temps. Mais tout recommencera. Vous intégrerez des cabinets, vous travaillerez, vous négocierez, plaiderez, rédigerez. Vous vivrez de votre art. Cette épidémie qui nous blesse et qui nous tue, qui révèle nos fragilités, ne doit pas nous faire oublier que nous vivrons plus vieux et en meilleure santé, et que notre société nous offre une espérance de vie qui s’allonge. Vous travaillerez longtemps, si vous le souhaitez, si vous le devez. Vous exercerez cette profession pendant quarante ou cinquante ans.

Alors oui, la fin de votre formation et votre entrée dans la vie professionnelle auront été contrariées par cette étrange épreuve. Mais ne la laissez pas vous miner ni assombrir vos perspectives. Vous allez exercer la plus belle des professions. Ne laissez personne vous dire le contraire. Vous ne ferez jamais deux jours de suite la même chose, vous rencontrerez des personnes formidables, des consœurs et des confrères éblouissants, vous serez plongés au cœur de tous les tumultes et de toutes les espérances de notre société. Vous porterez le droit, cette magnifique grammaire sociale qui nous pacifie. Le monde aura besoin de vous.

J’ai conscience qu’il est plus facile de vous dire tout ceci depuis l’endroit où je me trouve. Je sais que les injonctions de persévérance sont plus faciles à exprimer pour celui qui les donne qu’à appliquer pour celui qui les reçoit. Mais si vous saviez comme notre profession est belle. De temps en temps, je me remémore ce que j’estime être la plus belle parole d’avocat qu’il m’ait été donné d’entendre. Cela remonte à 1998. Nous avions eu la chance de dîner un soir avec Jean-Marc Varaut, un immense avocat. Il sortait d’un procès retentissant. Il était très âgé. Il y avait défendu un homme accusé d’un crime abominable ; un homme que moi-même je haïssais en conscience, un accusé pour lequel je n’avais aucune forme de compassion et qui fut condamné. Notre confrère Varaut avait défendu cet homme, contre de nombreuses parties civiles, contre l’opinion. Contre l’histoire aussi.

Nous l’avions interrogé sur sa préparation à un tel procès. Comment vous préparez-vous à un procès aussi long, aussi difficile ? « J’ai tout lu », nous avait-il répondu. « J’ai lu tout ce qui avait été écrit sur l’occupation, sur la collaboration, sur l’épuration. J’ai tout lu, pendant des mois. ». Et votre plaidoirie, comment s’est-elle déroulée ? « Ce fut long et épuisant », répondit-il. « Long, car il le fallait. J’avais tellement de choses à dire. J’ai plaidé pendant deux jours. J’ai plaidé seize heures » (je crois que c’est bien le chiffre qu’il nous a donné ce soir-là). « Mais, j’étais épuisé. Épuisé. Je n’avais quasiment plus de force. Vers la fin, je me levais, je plaidais quelques minutes, et je me rasseyais quelques secondes pour reprendre des forces. Puis je me relevais et recommençais à plaider quelques minutes. Et puis je me rasseyais quelques instants à nouveau. Et vers la fin, je tenais à peine debout, alors j’ai conclu. »

Et, après un long silence, il rajouta ceci : « mais si j’avais eu la force de plaider quinze minutes de plus, j’aurais arraché l’acquittement ».

C’était il y a vingt-deux ans, mon émotion à l’évocation de ces mots demeure intacte.

Tout ce que nous sommes est selon moi rassemblé dans ces mots. Je détestais l’accusé mais j’admirais la passion de son avocat.

La période que nous traversons est très rude. Les cabinets n’embauchent pas. Nombre d’entre nous souffrent. Des milliers d’élèves avocats seront confrontés à une rentrée qui sera difficile. Le découragement est parfois à notre porte. Mais il nous suffit de penser à notre histoire commune, à laquelle vous appartenez déjà, à cette profession qui a traversé les crises en gardant son âme et son style, pour être tous réunis un instant.

Tenez bon et prenez soin de vous.