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Le droit en débats

Le cinéma à la barre : 99 Homes, de Ramin Bahrani (2014)

Par Thibault de Ravel d’Esclapon le 19 Janvier 2017

À peine quelques minutes. Une ou deux phrases, quelques questions qui n’appellent pas vraiment de réponses. Une sentence mécanique, attendue, prononcée nette, sans fard ni précautions oratoires, par un magistrat dont la distance spatiale, trônant en hauteur, est sans doute trop accusée. C’est à cela que se résume la scène judiciaire dans 99 Homes, le dernier film de Ramin Bahrani. Par deux fois, elle ne dure guère plus de deux minutes. Par deux fois, elle fait preuve d’une extrême violence. Et pourtant, ce petit bijou cinématographique, dont l’on a trop peu parlé en France, mérite toute sa place dans cette chronique. C’est un film de justice, un film en partie centré sur son exercice. Assurément, le cinéma vient à la barre. Il ne faut pas se limiter à une vision simplement chronologique de ce type de film, dépendant du temps dévolu à l’événement qu’est le procès. Avec 99 Homes, c’est l’époque de l’avant et de l’après procès qui est soigneusement analysée. L’audience est le point d’orgue ; aussi courte fût-elle, elle agit comme une sorte de métonymie du film, puis comme une représentation symbolique de cette Amérique de 2010. Deux minutes, c’est peu, mais toute la puissance dramatique du film dépend de ces deux moments cruciaux.

Présenté à la Mostra de Venise, puis heureux gagnant du grand prix du festival américain de Deauville en 2015, 99 Homes n’est pas sorti dans les salles en France. Ses distributeurs ont privilégié une diffusion par la voie de la VOD à compter du mois de mars 2016 et c’est sans doute ce qui a conduit à ce que sa notoriété se construise plus lentement. Pourtant, un tel film est exceptionnel à plus d’un titre. Servi par des acteurs formidables, dont un Michael Shannon absolument magistral, digne de ses meilleurs Jeff Nichols, le film adopte une forme impeccable. Mouvements de caméra, couleurs criardes et aveuglantes d’une Floride qui n’est pas encore décrépie mais dont le vernis commence sérieusement à craqueler : Ramin Bahrani filme avec précision ces oppositions fondamentales qui ont lézardé le way of life américain.

Il faut dire que son sujet est lourd. C’est dans le contexte tragique de la crise immobilière américaine que se déploie la trame du film. Bien souvent, une crise en cache une autre et Lehman Brothers, la crise bancaire, ne doit pas faire oublier Fannie Mae un an plus tôt, la crise hypothécaire. Il faut se souvenir des difficultés qu’ont rencontrées nombre de ménages américains empêtrés dans les rets d’un crédit dont le poids financier était devenu insupportable en raison de la hausse considérable des taux. Et ce qui a compliqué les choses tient au fait que la plupart du temps, ces prêts ont été accordés à des ménages financièrement fragiles moyennant des taux très élevés, quand ils n’étaient pas variables. Le profil de remboursement de ces emprunteurs n’était guère rassurant et leur seule garantie était constituée par le bien grevé d’hypothèque. Bien pire, la garantie hypothécaire était utilisée à des fins de consommation : ici la construction d’une véranda, là l’acquisition d’un téléviseur ou d’une nouvelle voiture. Bref, une quantité importante de débiteurs se sont trouvés en situation de défaut, incapables de s’acquitter des échéances du crédit. Avec la titrisation, la crise s’est généralisée. On connaît la suite. C’est tout un modèle qui s’est trouvé remis en cause.

Le réalisateur se positionne au temps d’après. C’est-à-dire qu’il choisit d’analyser les conséquences de cette situation généralisée de défaut. En effet, ces maisons vides, sortes d’ectoplasmes urbains peuplant des rues qui auraient pu fournir l’image même du bonheur, ont nécessairement été habitées. Dans le silence de la voie déserte, il y a immanquablement la trace de ceux qui en sont partis. Nécessairement, des expulsions sont intervenues. Précisément, le film se déroule à cette période, une fois que le défaut de paiement est consommé et que la banque paraît en droit de saisir les maisons grevées par les hypothèques dont elle est la bénéficiaire. 99 Homes plonge directement dans le sulfureux domaine des foreclosure, celui des saisies immobilières. Sulfureux ? Oui, parce qu’aux États-Unis, à cette époque, la pratique est très libérale. La réglementation n’est pas aussi minutieuse qu’en France, avec son code des procédures civiles d’exécution. Les saisies s’enchaînent, à un rythme effréné. Rick Carver (Michael Shannon) est un agent immobilier sans aucun scrupule, ne s’embarrassant pas des considérations morales qu’implique son métier. Pour le compte des banques, il s’occupe des saisies, sur le terrain. En somme, il est la courroie de transmission entre l’atmosphère feutrée des bureaux et l’extraordinaire violence de la réalité sociale des expulsions. Évidemment, son affaire est lucrative, il s’enrichit tout en lésant au passage les intérêts de ses mandants. Sa maison est d’un luxe tapageur, quoique finalement tout aussi vide que celles qu’il saisit. Dennis Nash (un exceptionnel Andrew Garfield qui aurait passé, pour les besoins du film, quelques jours dans ces motels peuplés d’expulsés) est un ouvrier au chômage qui sera sorti brusquement de la maison qu’il occupe avec sa mère et son fils, précisément par Rick Carver. Par un concours de circonstances, ils se rencontrent de nouveau. Rick lui propose un travail à ses côtés qu’il accepte. C’est fait ; il plonge dans le quotidien de l’agent immobilier. Tout cela est mené à la manière d’un thriller baroque (« faustien », selon le Wall Street Journal) très efficace ; on est en plein dans l’enfer des saisies.

Le film de Bahrani s’inscrit dans les rapports fructueux entre crises financières et fictions. Le constat est certes amer, mais il est vrai. Les crises, par le passé, ont toujours nourri la littérature et le cinéma. Ce qui était déjà survenu pour la Grande Dépression de 1929, avec John Steinbeck, n’a pas manqué de se produire pour celle de la fin des années 2000. Il n’est d’ailleurs guère étonnant que les œuvres s’inspirant de ces événements se classent en deux temps : d’une part, le déclenchement (et l’on pense à Margin Call, de J. C. Chandor, 2011), d’autre part, les conséquences de la crise (encore récemment, Money Monster, de Jodie Foster, 2016). 99 Homes appartient à cette seconde catégorie et opère comme l’illustration acide des ravages de la faillite du système des subprimes. Or la conséquence directement concrète de cet événement, ce sont les saisies en série.

Sur ce plan, 99 Homes constitue un exceptionnel témoignage de ce terrible phénomène qu’a connu les États-Unis et dont l’on ressent encore les conséquences aujourd’hui. Le film se révèle un reflet particulièrement lucide de la situation, donnant à voir la réalité pratique de ce que l’on appelle les rocket docket, littéralement ces « cours fusées » que l’on a beaucoup retrouvées en Floride, notamment à Fort Myers. On était bien loin d’un juge de l’évidence, d’un juge de l’urgence. C’était un juge expéditif ; dans certains cas, le magistrat statuait en à peine une minute. Il s’agissait de juguler le contentieux colossal des saisies, d’absorber la masse au prix de libertés avec les droits les plus élémentaires du justiciable. Fort heureusement, la pratique n’a aujourd’hui plus cours. Le film de Bahrani est bien documenté, le réalisateur ayant effectué un travail préalable important, multipliant les rencontres avec des familles expulsées. Aidé par une ancienne procureure, Ramin Bahrani restitue avec brio la tension qui régnait dans ces cours spécialisées en matière de saisies immobilières.

99 Homes est sans nul doute l’une des meilleures explications des conséquences du phénomène des subprimes en Amérique. En marge des saisies, dans les interstices de ce douloureux processus, un Rick Carver a pu naître. Mais surtout le film montre que la justice, à une certaine époque, a contribué à liquéfier le marché des saisies. En raison de notre droit positif, une telle situation est assurément inimaginable en France. L’on voit, à la faveur de ce film, que le système hexagonal des procédures civiles d’exécution, qui n’a rien d’expéditif, auquel se rajoute une pratique française du prêt à la personne plutôt qu’en considération du bien financé, se révèle l’un des meilleurs remparts contre de telles dérives.