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Composition de la communauté : le juge aux affaires familiales n’est pas seul compétent

La compétence attribuée au juge aux affaires familiales par l’article L. 213-3 du code de l’organisation judiciaire n’exclut pas la compétence d’une autre juridiction pour se prononcer, à titre incident, sur la composition de la communauté. En conséquence, le tribunal de grande instance saisi à titre principal de l’inopposabilité d’une vente est compétent pour se prononcer sur le caractère propre ou commun des biens vendus.

par Rudy Laherle 1 février 2019

Au moins depuis 1975 et la création du juge aux affaires matrimoniales, c’est peu dire que « le droit civil de la famille se heurte souvent à la question du juge compétent » (M. Douchy-Oudot, « La procédure civile », in I. Maria, M. Farge [dir.], Le lien familial hors du droit civil de la famille, Institut universitaire Varenne, 2014, p. 131 s.). L’arrêt rendu le 19 décembre 2018 par la deuxième chambre civile en donne une nouvelle illustration.

Au cours de son instance de divorce, une épouse assigne son époux commun en biens devant le tribunal de grande instance ainsi qu’une société à laquelle ce dernier a vendu des actions sans son accord. Sa demande est simple : que lui soit déclarée inopposable la vente dans la mesure où lesdites actions dépendraient, selon elle, de leur communauté. L’époux demande alors au juge de la mise en état de surseoir à statuer dans l’attente de la décision du juge aux affaires familiales sur la qualification de biens propres ou communs de ces actions. La question se trouve portée devant la cour d’appel de Colmar qui juge la demande de sursis recevable mais mal fondée car le juge aux affaires familiales ne dispose pas d’une compétence exclusive pour statuer sur la consistance de la communauté de biens entre les époux. Le succombant forme donc un pourvoi en cassation, estimant que l’article L. 213-3 du code de l’organisation judiciaire prévoit bel et bien une compétence exclusive du juge aux affaires familiales et que le tribunal de grande instance a, de ce fait, excédé ses « pouvoirs ».

Par un arrêt du 19 décembre 2018, la deuxième chambre civile rejette le pourvoi aux motifs que « la compétence attribuée au juge aux affaires familiales par l’article L. 213-3 du code de l’organisation judiciaire pour connaître de la liquidation et du partage des intérêts patrimoniaux des époux ainsi que des demandes relatives au fonctionnement des régimes matrimoniaux n’exclut pas la compétence d’une autre juridiction pour se prononcer, à titre incident, sur la composition de la communauté ». Dès lors, le tribunal de grande instance était parfaitement compétent pour définir le caractère propre ou commun des biens cédés par l’époux et le juge de la mise en état n’était en aucune façon tenu de surseoir à statuer.

La Cour de cassation a rarement l’occasion de se prononcer sur ce cas très particulier de conflit de compétences, entre le juge aux affaires familiales et le tribunal de grande instance. Aux termes de l’article 49 du code de procédure civile, sur lequel le pourvoi se fondait, « toute juridiction saisie d’une demande de sa compétence connaît, même s’ils exigent l’interprétation d’un contrat, de tous les moyens de défense à l’exception de ceux qui soulèvent une question relevant de la compétence exclusive d’une autre juridiction ». On retrouve ici, dans une version plus moderne, l’adage traditionnel d’après lequel « le juge de l’action est le juge de l’exception ». Si la règle a traversé les siècles, c’est qu’elle est particulièrement utile. Elle permet de réaliser une économie de temps aux parties en vidant toutes les questions débattues au cours d’une même procédure. Elle préserve, également, une certaine unité du litige offrant au juge une vue complète sur l’affaire qu’il doit traiter. En somme, la règle garantit la réalisation d’une « bonne justice » (H. Roland et L. Boyer, Adages du droit français, 4e éd., Litec, 1999, p. 353). Cette extension de la compétence d’attribution peut néanmoins distraire les plaideurs de leur juge naturel. Elle n’est donc pas sans limites. Que la question relève de la compétence exclusive d’une autre juridiction et la juridiction saisie devra surseoir à statuer dans l’attente que la juridiction compétente se prononce.

En l’espèce, la question de l’inopposabilité de la vente des actions à l’épouse ne pouvait être tranchée qu’une fois la nature – propres ou communs – des biens déterminée. Or, depuis la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009, l’article L. 213-3 du code de l’organisation judiciaire dispose notamment que le juge aux affaires familiales connaît « des demandes relatives au fonctionnement des régimes matrimoniaux » ainsi que « de la liquidation et du partage des intérêts patrimoniaux des époux ». Lors de cette réforme, l’article R. 211-4 du code de l’organisation judiciaire sera également modifié, faisant disparaître les « régimes matrimoniaux » de la liste des compétences exclusives du tribunal de grande instance. D’aucuns en avaient alors déduit une nouvelle compétence exclusive du juge aux affaires familiales en la matière. En effet, bien qu’en principe la compétence exclusive soit expressément prévue par la lettre du texte (v. par ex. « Le tribunal de grande instance a “compétence exclusive” », COJ, art. R. 211-4 ; « Le conseil de prud’hommes est “seul compétent” », C. trav., art. L. 1411-4), il arrive que la jurisprudence la déduise de son esprit (v. par ex. Agen, 24 juill. 1996, D. 1997. 578 , note P. Nicoleau et C. Talbert , à propos de la compétence du juge aux affaires familiales en matière de modalités des relations entre l’enfant et un tiers). Dans un arrêt du 12 juillet 2017 (Civ. 1re, 12 juill. 2017, n° 16-20.482, Dalloz actualité, 31 juill. 2017, obs. A. Devers ; AJ fam. 2017. 553, obs. P. Hilt ), la Cour de cassation a ainsi pu affirmer qu’en vertu de l’article L. 213-3 du code de l’organisation judiciaire, le juge aux affaires familiales était « seul compétent » pour connaître de la demande d’une épouse en restitution d’une prime de retour à l’emploi perçue indûment après la séparation car elle relève « du fonctionnement du régime matrimonial des époux ». Et c’est sans compter sur la doctrine qui affirme fréquemment que le juge aux affaires familiales dispose, « le plus souvent », d’une compétence exclusive (J-Cl. Procédure civile, Tribunal de grande instance – Juge aux affaires familiales, par X. Vuitton et M. Douchy-Oudot, fasc. 1100-45, n° 4). Voilà qui a sans doute alimenté l’opinion du pourvoi pour qui le tribunal de grande instance, saisi de la question de l’inopposabilité de la vente, ne pouvait se prononcer sur la nature des biens vendus : le juge de la mise en état n’avait d’autre choix que de surseoir à statuer dans l’attente d’une décision du juge aux affaires familiales déjà saisi dans le cadre de l’instance de divorce.

Dans notre affaire, pourtant, la Cour de cassation choisit de confirmer la compétence du tribunal de grande instance aux motifs que « l’article L. 213-3 du code de l’organisation judiciaire […] n’exclut pas la compétence d’une autre juridiction pour se prononcer, à titre incident, sur la composition de la communauté ». Faut-il s’en étonner ? Pas vraiment. D’abord, parce que l’article L. 213-3 du code de l’organisation judiciaire n’indique en aucune façon que les chefs de compétence évoqués sont exclusifs (contrairement au texte relatif au juge de l’exécution, lui aussi magistrat du tribunal de grande instance ; v. COJ, art. L. 213-6). Ensuite, et surtout, parce qu’à bien lire l’arrêt du 12 juillet 2017 (préc.), on remarque qu’il était question d’un tribunal d’instance saisi au principal d’une question relevant de la compétence du juge aux affaires familiales. Le sujet n’était donc pas l’« exception » mais l’« action » et sur ce terrain, effectivement, le juge aux affaires familiales était « seul compétent » ; sans quoi les règles de compétence n’auraient aucun sens. Tel n’était pas le cas en l’espèce : le tribunal de grande instance avait principalement été saisi au sujet de l’inopposabilité de la vente et ce n’est qu’à titre incident que s’était posée la question de la consistance de la communauté des biens des époux. Au regard de l’article 49 du code de procédure civile et en l’absence d’une compétence exclusive du juge aux affaires familiales, le tribunal de grande instance disposait bien de la compétence (et non du « pouvoir » comme l’affirme maladroitement le pourvoi) de statuer sur ce point. Enfin, même si l’argument ne pouvait être retenu par la Cour de cassation, la cour d’appel avait bien souligné tous les avantages pratiques qu’il y avait à refuser le sursis à statuer. Le tribunal de grande instance avait été saisi en premier de cette question depuis plus de cinq ans et l’affaire était en état d’être jugée par lui. En outre, les prétentions de l’épouse étaient en partie dirigées contre une société qui n’était pas partie à la procédure devant le juge aux affaires familiales. Il était donc au bénéfice de tous qu’il soit statué sans attendre sur la vente d’actions litigieuse.

Si la décision de la deuxième chambre civile mérite l’approbation, un certain nombre d’interrogations demeurent. La même solution s’applique-t-elle à d’autres juridictions que le tribunal de grande instance ? Sans doute, oui, puisque la Cour de cassation parle de la potentielle compétence « d’une autre juridiction » et non simplement de la seule juridiction de droit commun. La même solution aurait-elle été retenue s’il s’était agi non pas d’un moyen de défense mais d’une demande incidente ? L’article 51 du code de procédure civile, que le pourvoi avait subtilement invoqué, dispose que « le tribunal de grande instance connaît de toutes les demandes incidentes qui ne relèvent pas de la compétence exclusive d’une autre juridiction ». Une demande incidente sur la composition de la communauté portée devant le tribunal de grande instance devrait donc prospérer, pourvu qu’elle présente « un lien suffisant » avec le litige (C. pr. civ., art. 70). Dans son arrêt, la Cour de cassation ne distingue d’ailleurs pas entre moyen de défense et demande incidente, se contentant d’évoquer la compétence du tribunal pour se prononcer « à titre incident ». La même solution pourrait-elle concerner d’autres chefs de compétence prévus par l’article L. 213-3 du code de l’organisation judiciaire ? Il est permis d’en douter car la Cour de cassation a déjà explicitement consacré des hypothèses de compétences exclusives du juge aux affaires familiales (v. par ex. Civ. 1re, 14 nov. 2007, n° 06-18.104, D. 2009. 53, obs. M. Douchy-Oudot ; RTD civ. 2008. 289, obs. J. Hauser  : « le juge aux affaires familiales est seul compétent pour statuer sur les modalités d’exercice de l’autorité parentale et la résidence de l’enfant »). Mais alors, faut-il en conclure que l’article L. 213-3 du code de l’organisation judiciaire liste des compétences exclusives et d’autres qui ne le seraient pas ? Une thèse relativement récente a suggéré la réécriture de cet article afin de limiter au mieux les conflits de compétence ainsi que de favoriser l’intelligibilité et l’accessibilité de la loi (A. Matteoli, Les conflits de compétence d’attribution en droit de la famille, thèse, Strasbourg, 2014). L’arrêt rendu le 19 décembre 2018 ne fera que confirmer la nécessité d’une telle action législative.