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Verrou de Bercy : la parole est à la justice

La mission d’information sur les procédures de poursuite des infractions fiscales, lancée par les commissions des finances et des lois de l’Assemblée nationale à la suite des débats sur le « verrou de Bercy », a commencé ses travaux.

par Pierre Januelle 19 janvier 2018

Retour sur les trois premières auditions menées qui ont eu lieu cette semaine et ont été consacrées au versant judiciaire de la question : Éliane Houlette, procureure nationale financière (PNF), Rémy Heitz, directeur des affaires criminelles et des grâces (DACG) et Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation.

Une faible réponse pénale à la fraude fiscale

Première auditionnée, Éliane Houlette a été la plus offensive. Selon elle, le principe constitutionnel de liberté de l’action publique est mis à mal par le verrou de Bercy, qui bloque toute la chaîne pénale. L’article L. 228 du livre des procédures fiscales prévoit que, « sous peine d’irrecevabilité », les plaintes tendant à l’application de sanctions pénales en matière d’impôts « sont déposées par l’administration sur avis conforme de la commission des infractions fiscales » (CIF). 

Il y a 50 000 dossiers par an de fraude fiscale, avec, dans 30 % cas, des pénalités prononcées par l’administration. La CIF, dans laquelle siègent notamment des magistrats, n’étudie que 1 000 dossiers, et donne un avis favorable à la plainte dans 95 % des cas. Ensuite, 93 %, des plaintes déposées par l’administration font l’objet d’une réponse pénale.

Les députés ont souligné faible nombre de dossiers étudiés par la commission des infractions fiscales (CIF). La rapporteure de la mission, la députée La REM Émilie Cariou, s’est aussi étonnée de la très grande stabilité du nombre de dossiers (1 000 par an) et s’est interrogée sur la politique de saisine de la CIF, dont le président sera prochainement auditionné.

En sens inverse, l’autorité judiciaire transmet régulièrement des suspicions de fraude à l’administration fiscale. Jean-Claude Marin se souvient ainsi d’un grand intermédiaire en matière de vente d’armes « qui chipotait sur sa pension alimentaire. Les éléments fournis par sa femme ont ensuite fait le miel de l’administration fiscale ». Toutefois, l’administration fiscale fait souvent peu de retour sur ces dossiers signalés à l’autorité judiciaire. Le rapport annuel d’information prévu par la loi de 2013 n’a d’ailleurs jamais été transmis.

Un verrou que le gouvernement ne veut pas remettre en cause

Pour Éliane Houlette, le verrou a des effets concrets, de nombreuses affaires n’étant pas traitées pénalement. Ainsi, à la suite des Paradise Papers, la PNF a « pris contact avec le chef des services de contrôle de Bercy. Pour un certain nombre de personnes physiques ou morales citées, elles avaient déjà été traitées par l’administration fiscale, sans que le PNF ait été informé ».

Du fait de l’article L. 228, le PNF est également tenu par la plainte de l’administration. Si, par exemple, il est saisi d’une plainte pour des fraudes entre 2011 et 2014 et qu’il s’aperçoit que la fraude s’est poursuivie, il doit faire une nouvelle demande à l’administration fiscale. Même chose, si la fraude a porté sur d’autres impôts que ceux visés par la plainte initialement déposée.

Pour passer outre ce verrou, le PNF utilise l’infraction de blanchiment de fraude fiscale, considérée comme une infraction autonome par la Cour de cassation depuis une décision du 20 février 2008. Mais Éliane Houlette a souligné la fragilité constitutionnelle de cette solution jurisprudentielle.

Pour le DACG Rémy Heitz, en revanche, la commission des infractions fiscales permet de traiter un contentieux de masse en harmonisant les pratiques en matière de poursuites. Le DACG reconnaît que ce verrou engendre une suspicion, « parfois un peu fantasmée par nos concitoyens », de ce qui ne donne pas lieu à plainte par l’administration. Ce verrou limite aussi le dynamisme des parquets, alors que, notamment en matière de fraude fiscale aggravée, les pouvoirs d’investigation que l’autorité judiciaire possède peuvent avoir tout leur sens. Cependant, il signale en début d’audition que « le gouvernement ne souhaite en l’état pas revenir sur le dispositif actuel ».

Plusieurs pistes de réforme

Pour les trois magistrats auditionnés, la justice n’a pas vocation à traiter tous les dossiers de fraude fiscale. Pour Rémy Heitz, il faut approfondir le dialogue entre la DGFIP et la DACG (et localement entre l’administration fiscale et les parquets) pour distinguer ce qui relève d’une sanction administrative et d’une sanction pénale, plus lourde, plus infamante et publique. Jean-Claude Marin a lui insisté sur le fait que la justice n’aurait pas forcément de plus-value dans le traitement de nombreux dossiers. Le député Charles de Courson a d’ailleurs noté la faiblesse des amendes pénales prononcées (15 000 €) qui contrastent avec le montant moyen des droits fraudés (350 000 €) dans les plaintes déposées.

Éliane Houlette demande prioritairement la suppression des mots « sous peine d’irrecevabilité » de l’article L. 228, afin de pouvoir poursuivre des dossiers déjà engagés, sans être limitée par la plainte de l’administration. Pour les dossiers déposés à l’initiative de l’administration fiscale, elle suggère l’instauration d’un seuil au-delà duquel l’autorité judiciaire serait systématiquement informée. Celle-ci pourrait ensuite, « en dialogue avec l’administration », fixer le traitement de l’infraction.

Pour Jean-Claude Marin, hors fraude aggravée, l’initiative devrait être réservée au seul ministère public et non aux particuliers pour éviter d’être « inondé de plaintes avec constitution de partie civile ».

Selon Rémy Heitz, il faut compter sur la responsabilité des parquets, comme ils le font en matière de travail dissimulé où il n’y a pas de verrou. Dans tous les cas, la concertation entre l’autorité judiciaire et l’administration fiscale restera essentielle, comme cela se passe avec les autres administrations. Comme le souligne Rémy Heitz, « le calcul des droits fraudés restera toujours dans les mains de l’administration ».

Au-delà, la PNF réclame une plus grande variété dans les poursuites pour arriver à des résultats comparables à ceux de l’administration fiscale. Éliane Houlette souhaite notamment que la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) soit étendue à la fraude fiscale. Afin d’éviter que des affaires fiscales soient soldées trop discrètement, le législateur avait en 2004 exclu cette infraction du champ de la CRPC. Même exclusion pour la convention d’intérêt judiciaire, applicable pour le blanchiment de fraude fiscale mais pas pour la fraude fiscale (v. Dalloz actualité, 12 mai 2017, art. P. Dufourq isset(node/184826) ? node/184826 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>184826).

Pour Éliane Houlette, ces limites entravent l’action du PNF. Elle prend ainsi l’exemple d’une poursuite contre un grand groupe international pour blanchiment de fraude fiscale. Le PNF a été saisi ensuite d’une plainte pour fraude fiscale aggravée par l’administration fiscale. Ce groupe souhaite aujourd’hui transiger, pour une somme « extrêmement importante pour le budget de l’état ». La procureure regrette l’absence dans ce cas de chef de file unique, entre l’autorité judiciaire et l’administration.

Les travaux de la mission d’information se poursuivront la semaine prochaine par les auditions de présidents de TGI, ainsi que celles de Charles Prats et de Marc El Nouchi, président de la commission des infractions fiscales.