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Interview

« Il n’y a pas de matière plus globale que la technologie » - Entretien avec Maître Mahasti Razavi

Notre environnement juridique connaît de profondes mutations. De même, les professions juridiques et judiciaires sont en pleine transformation. L’automatisation, l’accès facilité à l’information, les outils de communication en ligne et l’intelligence artificielle bouleversent leur quotidien. Percevoir ces changements comme une menace ou une opportunité dépendra de la façon dont les juristes les abordent et s’y adaptent. Pour nous aider à mieux comprendre ces évolutions et leurs implications, sur les professionnels du droit en général, et la profession d’avocat en particulier, Krys Pagani, avocat, co-pilote du Comité stratégique avocats Lefebvre Dalloz et co-créateur du Cercle K2, nous propose une série de grands entretiens avec des universitaires, avocats, magistrats, notaires, administrateurs et mandataires judiciaires, commissaires de justice, experts comptables, … qui ont démontré au cours de leur carrière professionnelle une forte capacité d’anticipation et d’adaptation pour naviguer avec succès dans des univers complexes et incertains. 

le 30 novembre 2023

Cette série d’entretiens est réalisée en partenariat avec le Comité stratégique avocats Lefebvre Dalloz

 

Mahasti Razavi, Managing Partner du Cabinet August Debouzy, est une avocate franco-iranienne qui intervient – en conseil et contentieux – sur les enjeux liés aux technologies de l’information, au digital, à l’e-commerce et aux médias. Elle a quitté l’Iran avec sa famille pendant la révolution iranienne et s’est installée en France.
Après avoir envisagé une carrière en diplomatie et en médecine, elle s’est finalement orientée vers le droit, obtenant deux Master 2 recherche (ex DEA) en droit anglo-américain des affaires et en droit des affaires et droit économique à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a ensuite travaillé à Londres et à New York avant de rejoindre le cabinet August Debouzy à Paris, où elle est devenue associée gérant en 2018. En juin 2022, elle a rejoint le conseil d’administration de la French-American Foundation.

 

Krys Pagani : Après une expérience professionnelle aux États-Unis, vous avez intégré le cabinet August Debouzy en 1997. Ce cabinet représente une réussite entrepreneuriale remarquable dans le domaine juridique des trente dernières années. Évoluant d’un cabinet d’une dizaine d’avocats dans les années 1990 à une structure aujourd’hui composée de plus de 250 personnes, pourriez-vous nous éclairer sur les facteurs clés qui ont, selon vous, contribué à ce succès ?

Mahasti Razavi : J’ai rejoint un cabinet d’avocats dont les fondateurs, Gilles August et Olivier Debouzy, avaient le désir de créer une structure incontournable dans un marché qui était déjà assez mature. Si leur objectif était clair, la réflexion autour des moyens pour y parvenir était permanente, et sans cesse repensée. Parmi les fondamentaux de cette trajectoire, il y avait leurs parcours personnels qui constituaient la première pierre de la singularité du cabinet. L’un était avocat par conviction, diplômé de l’ESSEC avec une expérience d’avocat aux États-Unis, et l’autre par curiosité après sa rencontre avec le premier, alors qu’il était diplômé de l’ENA, et avait consacré la première partie de sa carrière à la diplomatie, plus particulièrement au sein du service des affaires stratégiques et du désarmement du ministère des Affaires étrangères. Leur idée était que leurs différences – et donc leurs complémentarités – constitueraient leur force mise au service de nos clients.

Convaincus de l’impact de ce choix, aujourd’hui encore nous continuons de nous adjoindre le talent de tous ceux qui nous permettent de continuer à nourrir nos différences pour mieux répondre aux besoins de nos clients.

Ainsi, réunir les talents, les laisser prendre leur ampleur dans la confiance est certainement une des clés du succès d’August Debouzy. Dans un tel environnement, transmettre l’exigence, le dépassement de soi, et le désir d’excellence était et demeure naturel.

Pour autant, ils étaient également convaincus qu’une organisation doit être dirigée, orchestrée, et très rapidement, nous avons mis en place des organes de gouvernance comme notre comité exécutif que nous appelons management committee et qui se réunit chaque semaine, de même que notre comité en charge de la carrière des avocats, et depuis peu notre comité tech.

En parallèle, afin de permettre aux avocats de se concentrer sur leurs clients et leurs équipes, nous avons réuni des équipes supports (RH, marketing, finance, etc.) extrêmement efficaces autour de notre directrice générale et de notre secrétaire général, qui d’ailleurs participent à notre comité exécutif hebdomadaire. Grâce à eux, la finance, les ressources humaines, la communication et marketing, les services généraux et informatiques concourent au succès d’August Debouzy en apportant chaque jour soutien et innovation aux équipes.

La stabilité de cette organisation nous permet de nous remettre en question en permanence à la fois pour rester un lieu unique, en évolution constante, mais aussi pour cultiver ce qui nous démarque comme l’innovation, l’entreprenariat, et l’importance du collectif.

Krys Pagani : La fonction de managing partner que vous occupez depuis 2018 s’apparente-t-elle à celle d’un président ou d’un directeur général d’une entreprise, ou s’en distingue-t-elle significativement du fait de l’activité particulière de notre profession ?

Mahasti Razavi : Je suis convaincue que chacun décide du contenu qu’il veut donner à un titre ou un rôle.

Comme Emmanuelle Barbara à qui j’ai succédé dans ces fonctions, il était très important pour moi de continuer de m’occuper de mes dossiers, des clients dont j’ai la responsabilité, mais aussi des équipes à mes côtés.

À cela venait s’ajouter un rôle nouveau auquel j’avais beaucoup réfléchi au préalable et qui pour moi tournait autour de la grande thématique de mon ambition pour le cabinet. C’est un sujet bien sûr vaste, avec des composantes nombreuses, mais qui se structure autour de nos équipes, de nos clients, et de nos valeurs. Avec l’appui de mes associés et de toutes les équipes, les avancées se structurent et portent leurs fruits.

Depuis 2018, nous avons fait tant de choses : nous avons déménagé rue de Téhéran – projet essentiel pour nous – reflétant parfaitement qui nous sommes aujourd’hui, nous nous sommes adjoint le talent d’avocats remarquables dans des domaines aussi variés que l’immobilier, la construction, le financement, le droit public, en propriété intellectuelle, en fusions acquisitions, en private equity, et en droit européen. Nous avons d’ailleurs ouvert un bureau à Bruxelles qui renforce notre impact européen et est déjà un succès. Parmi nos nouveaux associés 2023, nous avons coopté en interne trois associés « maison » dans des domaines de pointe comme en matière de contentieux de brevets, de droit pénal des affaires et de conformité continuant ainsi de maintenir l’importance du parcours interne. En parallèle, nous nous sommes concentrés sur le renforcement de nos liens avec nos clients et l’anticipation de leurs besoins dans un marché en forte évolution. Nous avons pu par exemple les accompagner sur les grands sujets d‘innovation comme l’intelligence artificielle, mais également en matière de conformité, devoir de vigilance, RSE, et tant d’autres thématiques qui les rendent plus compétitives dans un marché chaque jour plus concurrentiel. Nous avons ainsi continué notre croissance et amélioré notre productivité qui est essentielle face à nos besoins en termes d’investissements. En effet, si la croissance est révélatrice de la confiance de nos clients, elle est essentielle pour nous face à nos défis de chaque jour et ils sont nombreux. Par exemple, le développement de l’usage des technologies et en particulier de l’intelligence artificielle tant pour nous que nos clients. Tout le monde s’accorde aujourd’hui sur le fait que le développement des outils d’IA générative est la pierre angulaire de l’évolution de notre profession. Dans ce contexte, nous devons investir pour réfléchir, analyser le marché, développer seuls ou avec d’autres des solutions portant sur des cas d’usage pertinents avant de déterminer ceux que nous retiendrons. Autre exemple, la nécessité de mettre en place de réels processus de développement et de suivi des relations avec nos clients face à des entreprises extrêmement sophistiquées dans le lien qu’ils entretiennent avec leurs conseils.

Personnaliser une réponse à un appel d’offres requiert du temps de réflexion, de l’analyse, une approche globale, des présentations pointues qui ne s’improvisent pas et ne peuvent plus simplement être faites par des avocats en quelques heures.

Institutionnellement, nous avons fait évoluer notre gouvernance pour mieux profiter des talents de chacun, nous avons créé un comité dédié à l’innovation et aux technologies, et renforcé notre approche sectorielle et collective autour de thématiques tels que la sustainability, la santé, les technologies dont l’IA, la réglementation européenne. Nous avons également créé un comité RSE confié à des plus jeunes professionnels qui se désignent par équipe pour porter avec dynamisme les projets de transformation en la matière du cabinet.

Et puis, comme nous grandissons – nous sommes aujourd’hui 160 avocats – il était important pour moi de renforcer personnellement mes liens avec nos associés, mais également avec les avocats de tous les départements pour mieux nourrir notre collectif qui constitue encore (et surtout) un facteur distinctif d’August Debouzy et qui nous permet de faire profiter de la réalité de notre expertise full service à nos clients.

Donc, outre nos rendez-vous plus institutionnels, j’essaie de voir chacun de mes associés en tête à tête pour un déjeuner ou petit-déjeuner. J’ai par ailleurs, un rituel de déjeuner régulier avec un petit groupe d’avocats de pratique et d’ancienneté différentes pour parler de mille choses, déjeuners dont je ressors toujours avec des projets nouveaux notés dans mon carnet qui ne me quitte plus. Ce cahier est devenu pour moi le reflet de notre dynamisme sur lequel je me rends des comptes à moi-même.

Krys Pagani : On observe depuis quelques années une tendance dans les cabinets français à privilégier, pour leur déploiement à l’international, les partenariats et l’intégration dans des réseaux, plutôt que l’ouverture de bureaux autonomes. Néanmoins, votre cabinet, au-delà de sa collaboration avec plus de 140 cabinets partenaires dans 121 pays, a récemment inauguré un bureau à Bruxelles comme vous venez de l’indiquer. Pourriez-vous nous préciser les motivations de cette implantation en Belgique et, de manière plus générale, nous expliquer, pour sa valeur illustrative, la stratégie de votre cabinet en matière de déploiement à l’international ?

Mahasti Razavi : Nous sommes très heureux de l’ouverture de notre bureau de Bruxelles qui reflète désormais en pratique l’importance de nos activités européennes. À l’heure où les enjeux véritablement stratégiques des entreprises se décident au niveau européen, cette implantation nous permet de mieux accompagner nos clients face aux subtilités des nouvelles normes et règlementations qui impactent en permanence le monde des affaires.

L’ouverture de notre bureau à Bruxelles ne signifie pas pour autant l’ambition d’ouvrir des bureaux à l’étranger ailleurs. En effet, au regard de la typologie des dossiers sur lesquels nous intervenons, nous nous reposons sur des confrères avec qui nous entretenons des liens de forte proximité et qui sont chacun des incontournables dans leurs pays. Pour nous, une telle organisation est le gage du meilleur service que nous pouvons apporter à nos clients.

Krys Pagani : Dans un environnement qui évolue rapidement, il est parfois nécessaire de prendre des décisions avec des informations incomplètes ou incertaines. Comment gérez-vous ces situations et quelles méthodes utilisez-vous pour évaluer les risques et prendre des décisions éclairées ?

Mahasti Razavi : La prise de décision est au cœur de l’exercice de notre métier et pour agir nous avons clairement besoin de plus en plus d’informations. L’étendue de celles-ci ne permettant jamais d’atteindre l’omniscience, c’est clairement l’expérience construite au fil des ans qui complète ce corpus et qui permet d’arbitrer. Je crois fondamentalement à l’intelligence collective, et chez August Debouzy nous avons la chance de bénéficier de profils aux parcours uniques qui permettent d’aborder un champ d’analyse et de questions très vaste sur des thématiques allant du droit à l’économie, la politique, les institutions, la finance et plus généralement à tout ce qui a un impact sur notre écosystème. La confrontation de nos points de vue nous mène, je pense, à prendre des décisions plus réfléchies et adaptées.

Les illustrations sont nombreuses. Dans un précontentieux informatique avec des enjeux particulièrement importants pour un de nos clients, ce dernier avait accepté qu’en plus de notre équipe « classique » contentieux tech, nous fassions intervenir l’un de mes associés doté d’un parcours scientifique, afin de permettre une analyse de la situation sous un prisme peut-être différent. Son intervention fut transformative, car nous avons méthodiquement remis en question tous les arguments de la partie adverse grâce à des fondements scientifiques qui ne souffraient d’exception ou d’opposition. Dans un autre dossier, cette fois de fusion et acquisition de très grande envergure, une difficulté majeure était apparue et nous avions réuni au petit matin de nombreux associés de domaines totalement différents pour réfléchir « en dehors de la boite ». Et… l’option retenue par notre client fut une option tournant autour du droit du travail très éloigné du sujet central dont nous étions saisis.

Krys Pagani : Pouvez-vous partager une expérience où vous avez dû faire preuve d’adaptabilité et de réactivité face à une situation incertaine ? Qu’avez-vous appris de cette expérience ?

Mahasti Razavi : La brutalité de la crise du covid restera une expérience unique qui m’a à la fois beaucoup appris sur nous et sur moi. Face à la décision de confinement, évidemment nous n’avions aucune option autre que celle de fermer nos bureaux. La symbolique de la fermeture des bureaux était extrêmement forte pour moi, car certainement porteuse de beaucoup d’inquiétude pour le cabinet, nos familles, nos clients, nos amis, et plus généralement pour tous. Par nature, je n’aime pas partager mes inquiétudes et il me semblait que malgré les circonstances, je me devais de rester rassurante pour nos équipes alors que l’inconnu était abyssal. Écrire ce message de fermeture fut dans une certaine mesure une épreuve afin de trouver le ton juste et les mots les plus adaptés. Ce message a été un prélude à ce que nous allions nous fixer comme priorité en entrant dans une parenthèse dont on ne savait quand elle se refermerait. Nous nous devions d’être combattifs, au côté de nos collaborateurs et de nos clients et de maintenir un collectif même en étant chacun chez soi. Nous avons su créer un lien encore plus fort entre nous qui a été dans ce moment si inquiétant d’un grand soutien et nous a permis de sortir renforcés de cette épreuve.

Krys Pagani : Vous êtes l’une des grandes spécialistes des enjeux liés aux technologies de l’information, au digital, à l’e-commerce et aux médias. Quelles sont les principales problématiques juridiques que rencontrent aujourd’hui les acteurs du secteur des technologies ?

Mahasti Razavi : Le cadre juridique dans lequel évoluent ces entreprises est à la fois dense et en mouvement permanent. Les sujets classiques touchent à la propriété intellectuelle allant du droit d’auteur au brevet, aux données à caractère personnelles, à des mécaniques de contractualisation singulières, à la réglementation relative au contrôle des exportations, au droit de la consommation ou à la distribution selon le cas, au droit fiscal, au droit du travail, et plus globalement tout ce que l’on qualifierait de droit des affaires. Le droit de la concurrence est également central face à la place de certains des géants du numérique. De plus, ces entreprises sont également sujettes à la réglementation liée à la fois à leur activité propre (par exemple les fintech), mais également à la réglementation applicable au secteur auquel leur produit ou service est destiné (par exemple, une solution destinée au monde de la banque et de la finance ou encore à la santé, secteurs réglementés par excellence qui requièrent le respect de normes complémentaires). Par ailleurs, si certains sujets reposent sur un cadre normatif français, d’autres sont directement impactés par la réglementation européenne à l’instar du DMA, DSA, Data Act, du projet de règlement en matière d’intelligence artificielle, etc. Enfin, il existe également tout un univers dit de « soft law » intégrant des pratiques de marché auxquelles ces entreprises viennent à être soumises, de même que l’impact extraterritorial de certaines règles étrangères. Donc l’enjeu de conformité réglementaire est certainement un enjeu majeur et il est extrêmement important de disposer en plus de son domaine d’expertise d’une vision de l’ensemble de ces sujets, car il n’y a pas, je pense, de matière plus globale que la technologie, cette globalité intégrant également une vision économique et sociétale.

Pour autant, ces entreprises innovant chaque jour, il est naturel que la réglementation soit parfois inexistante, parfois inadaptée face à des enjeux pourtant sensibles faisant reposer sur ces acteurs une responsabilité d’un nouveau genre, celle de l’autorégulation. À titre d’illustration, depuis le développement des outils d’intelligence artificielle et depuis peu d’intelligence artificielle générative, les entreprises précurseurs en la matière ont développé la mise en place de chartes éthiques pour mieux structurer et encadrer le développement des algorithmes, l’usage des données permettant d’entraîner les modèles et des données générées par l’IA. Ainsi, ce sont les entreprises elles-mêmes qui ont, grâce à ces initiatives internes d’autorégulation, développé des standards qui deviennent des standards de marché. Je pense que nous verrons de plus en plus d’initiatives de cette nature, mêlant technique et droit, et qui permettront de compenser des inquiétudes légitimes des différentes parties prenantes.

Krys Pagani : Quels sont les principaux points à considérer pour gérer les risques contentieux liés à la contractualisation des grands projets digitaux ?

Mahasti Razavi : L’anticipation du risque et sa meilleure gestion reposent sur un processus de contractualisation optimal, mais également sur un suivi de projet très rigoureux. Un contrat qui a pour objet la mise en œuvre d’un grand projet digital n’est pas un simple contrat de prestation de services. Il s’agit d’un acte qui doit être avant tout juridiquement cohérent avec des objectifs opérationnels et techniques et qui doit s’inscrire dans cette réalité. En effet, un tel contrat est non seulement un guide des engagements des parties, mais il sert de colonne vertébrale, de grille d’analyse des attentes et des engagements des parties. Pour atteindre cet objectif, il faut avoir une approche collaborative avec, a minima, les équipes IT, digitales et financières des clients qui permettront la construction d’une base contractuelle qui sera utile en cas de difficulté. D’ailleurs, on constate souvent que les questions que l’on pose à nos interlocuteurs pour bâtir le bon contrat permettent des interrogations très intéressantes des équipes concernées. En parallèle, il est essentiel de mettre en place une gouvernance et un suivi projet à la hauteur des enjeux qui permettront d’identifier les risques le plus en amont possible, d’identifier les démarches entreprises pour y remédier et le cas échéant leur échec. La traçabilité de ces éléments est impérative, car la preuve des défaillances ne pourra être apportée que sur la base d’éléments tangibles et probants, qui souvent d’ailleurs seront évoqués lors de procédures d’expertise. Cet impératif qui doit s’inscrire dans la continuité de la mise en œuvre d’un projet devra tenir compte des changements d’équipes, des évolutions, des politiques de rétention de documents mis en place par les entreprises et donc est souvent plus complexe que la simple rédaction d’une annexe gouvernance décorrélée de la réalité terrain.

Krys Pagani : Quels sont les principaux enjeux juridiques liés à l’intelligence artificielle et à la blockchain ? Comment voyez-vous l’impact du développement des legaltech sur les métiers du droit ?

Mahasti Razavi : Les enjeux sont nombreux et en évolution constante. Ils concernent des sujets aussi variés que la protection de la confidentialité, de la propriété intellectuelle, du droit à l’image, et des données à caractère personnel. Se posent également des questions liées aux biais, à l’éthique, à la gouvernance de l’IA, à ses usages finaux et à la contractualisation des outils dans un cadre réglementaire mouvant, comme le montrent les initiatives européennes, américaines ou asiatiques. Ce sont des sujets passionnants et en évolution permanente en ce moment. Cela impose une veille de chaque instant, non seulement réglementaire mais également économique et technique des tendances à l’échelle nationale et internationale. Par exemple, si en France nous n’avons pas pour le moment de décision en matière de protection des créations générées par l’IA, il y a de nombreuses décisions très intéressantes déjà rendues aux États-Unis qui confirment qu’une création générée par IA n’est pas en soi une création protégeable en droit. Autre thématique intéressante pour nous les avocats, et toujours aux États-Unis, le comité en charge de la responsabilité professionnelle et de la déontologie du Barreau de Californie a publié, le 16 novembre dernier, des recommandations à destination des avocats concernant l‘usage par ces derniers de l’IA générative. Il s’agit d’un projet de recommandations émises par ce comité, lesquelles ont vocation à être évolutives au regard des nouvelles problématiques qui pourraient être posées par l’IA.

Ce projet de guidelines comporte les recommandations pratiques suivantes, classées par thématiques :

  • confidentialité : les avocats doivent s’abstenir d’insérer des informations confidentielles au sein de systèmes d’IA n’offrant pas de garantie de confidentialité et de sécurité adéquates et doivent anonymiser les données des clients ;
  • compétence et diligence : les avocats doivent s’assurer qu’ils comprennent bien le fonctionnement du système d’IA utilisé, ses limites, et l’utiliser avec compétence et diligence, en évitant la surdépendance. Les contenus générés peuvent constituer des matériaux de départ, mais doivent être analysés avec esprit critique, notamment en ce qui concerne leur exactitude et les potentiels biais qu’ils peuvent incorporer ;
  • respect de la loi : l’utilisation de l’IA doit s’effectuer conformément aux lois en vigueur, y compris celles spécifiques à l’IA, aux droits de la propriété intellectuelle et à la cybersécurité ;
  • supervision et formation : les cabinets doivent établir des politiques claires sur l’usage de l’IA par leurs avocats et salariés et assurer la formation éthique et pratique des avocats et du personnel ;
  • communication avec les clients : les avocats doivent informer les clients quant à l’usage de l’IA dans le cadre des prestations confiées et se conformer aux instructions du client pouvant restreindre ou limiter l’usage de l’IA générative ;
  • facturation des travaux assistés par IA : les avocats peuvent facturer le travail assisté par l’IA ainsi que les coûts associés au système d’IA utilisé, mais ne doivent pas facturer le temps économisé grâce à l’IA. La question de la facturation liée à l’usage de l’IA générative doit en tout état de cause être traitée au sein d’une convention d’honoraires.

Krys Pagani : La technologie, et notamment l’IA, joue un rôle de plus en plus important dans le travail des avocats. Comment a-t-elle transformé votre pratique ?

Mahasti Razavi : L’IA générative n’a pas encore transformé notre pratique, mais elle commence à jouer un rôle certain dans le traitement de l’information. À titre d’illustration, l’usage de Deepl se généralise pour les traductions à titre d’information lorsque les informations à traduire ne sont pas confidentielles ou sensibles. Obtenir un résumé d’un article de presse via ChatGPT représente un gain de temps majeur, utiliser des outils d’IA de recherches documentaires dans le cadre d’enquêtes de grande envergure optimise le temps de présélection des documents pertinents. Les exemples sont nombreux. Nous sommes très engagés sur le sujet et avons créé un groupe de travail en interne porté par certains de nos associés et de nos équipes IT qui explorent des cas d’usage et des outils qui nous l’espérons apporteront le bon degré de soutien dans les tâches que nous réalisons.

Krys Pagani : Comment vous assurez-vous de rester à jour avec les évolutions technologiques ?

Mahasti Razavi : Nous avons créé depuis plusieurs années le poste de responsable de la transformation digitale qui a pour mission d’effectuer une veille méthodique sur l’ensemble des solutions digitales qui sont susceptibles de transformer efficacement notre métier. Cette veille est complétée naturellement par le fait que nous accompagnons plus d’un millier d’entreprises chaque année qui chacune est confrontée également aux mêmes enjeux de transformation digitale. Ce qui nous donne une position de vigie particulièrement utile dans ce domaine.

Krys Pagani : Quel est votre avis sur le niveau de maîtrise des outils technologiques par les avocats ?

Mahasti Razavi : À la lecture des différentes études disponibles, il existe encore une forte disparité dans la maîtrise des outils technologiques par les avocats. C’est assez déroutant comme constat tant il paraît critique d’être en phase avec ses clients sur les moyens de communication quotidiens, mais également sur les techniques et processus qui permettent une plus grande efficacité dans la collaboration et le traitement des dossiers dont nous avons la responsabilité. Au-delà de la communication ou de l’optimisation des processus, la maîtrise des nouvelles solutions digitales permet également d’enrichir nos services en les adaptant au mieux aux attentes de nos clients. Il y a par ailleurs un enjeu d’accès à ces nouvelles technologies dont le coût est parfois un vrai sujet pour les cabinets d’avocats.

Krys Pagani : Y a-t-il des technologies émergentes dont vous pensez que les avocats devraient connaître et intégrer dans leur pratique ?

Mahasti Razavi : En quelques mois, nous avons pu voir l’impact de l’IA générative dans la société et naturellement dans le monde juridique. Nombre d’entre eux sont en accès libre et gratuit et posent de nombreuses questions en matière de confidentialité et d’utilisation des données. Par ailleurs, depuis quelques semaines nous pouvons bénéficier d’outils nouveaux tels que l’assistant Copilot de Microsoft qui intègrent de l’IA au cœur de la suite Office que les avocats utilisent quasiment tous. Cette IA permet de démocratiser tout un pan de fonctionnalités qui demeurait réservé à des spécialistes. Évidemment l’usage de tels outils va continuer de faire bouger les lignes et requerra à la fois curiosité, intérêt, mais aussi recul. Fort heureusement, il y a beaucoup d’écrits sur ces sujets, de conférences et débats qui permettent à chacun de se faire une idée raisonnable de leur impact réel. Récemment, lors d’un cours que je donnais sur le sujet un étudiant m’a fait part de son « soulagement » de pouvoir enfin arrêter d’apprendre ses cours de droit puisque tout sera désormais disponible grâce à ChatGPT. Évidemment, au-delà du sourire face à ces propos, je pense que nous découvrirons comment la maîtrise de la connaissance est encore plus un facteur distinctif et de succès malgré la disponibilité de l’information.

Krys Pagani : Le professeur Teyssié mentionnait, dans un entretien précédent, que de nombreux responsables de cabinets d’avocats, actuellement aux États-Unis et potentiellement demain en Europe, prévoient de réduire par quatre le nombre de leurs collaborateurs au cours des dix prochaines années. Il ajoutait que, selon lui, seuls resteraient avocats aux alentours de 2035 ceux capables de fournir des prestations d’une qualité supérieure à celles proposées par les systèmes d’intelligence artificielle, c’est-à-dire les plus érudits, aptes à combiner à un haut niveau diverses branches du droit. Partagez-vous ce constat d’une réduction massive ?

Mahasti Razavi : Nous avons tous beaucoup lu sur le sujet et il est vrai que les tâches dites à faible valeur ajoutée et celles qui seront effectuées par des outils d’IA ne seront plus confiées aux avocats. Je pense que cette tendance n’est en réalité pas nouvelle, car depuis longtemps déjà, certains travaux qui étaient confiés aux avocats auparavant ne leur sont plus confiés, car ils ont été internalisés par l’entreprise, parfois automatisés, parfois traités dans des services non juridiques, ou externalisés. Cette évolution doit surtout nous interroger sur le positionnement des métiers du droit tant en entreprise qu’en cabinet d’avocats pour valoriser nos apports et nos rôles respectifs. Je reste convaincue que les métiers du droit ont parfaitement leur place dans notre société même avec beaucoup d’IA, mais il nous appartient de penser aux besoins de nos clients chaque jour avec un esprit critique pour mieux nous positionner et ne pas craindre de faire évoluer ce positionnement.

Krys Pagani : Les attentes des avocats en matière de flexibilité et d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée ont évolué. Comment votre cabinet aborde-t-il ces attentes et quelles actions avez-vous mises en place pour y répondre ?

Mahasti Razavi : La réponse à votre question est difficile, car elle dépend du prisme par lequel on analyse le sujet. Pour ma part, celui qui me semble important est celui de nos clients qui nous expriment un besoin. Nos clients sont des entreprises très sophistiquées, avec des équipes juridiques très expertes. Les aider à trouver une solution à leur difficulté ou défendre leurs intérêts impose une rigueur de chaque instant, beaucoup de travail, de réflexion et d’analyse. L’exigence que nous nous imposons naturellement entraîne en effet parfois des soirées longues, et certainement des journées intenses. Mais avec le recul, je pense que la fierté de travailler pour des personnes intéressantes et brillantes, pour des entreprises remarquables, et surtout apprendre chaque jour l’emporte pour ce qui me concerne.

À l’échelle du cabinet, nous essayons d’abord d’être très transparents lors de nos recrutements et parfois certains candidats préfèrent ne pas venir chez nous, car ils ne souhaitent pas ce rythme de vie professionnelle. Au quotidien, ce qui nous est le plus précieux c’est la relation de confiance avec nos collaborateurs. Il n’y a donc pas de présentéisme, comme j’ai pu le connaitre dans une vie antérieure. Il y a un respect dans l’organisation du travail et l’autonomie de chacun sous réserve que le planning des uns n’impacte pas celui des autres, et surtout celui des clients.

Krys Pagani : Quelles sont les compétences et les soft skills que vous considérez comme essentielles pour réussir professionnellement ?

Mahasti Razavi : L’écoute, l’empathie, la générosité, la curiosité, la nuance, la détermination et la patience sont je pense, des facteurs importants pour apprendre, progresser et réussir professionnellement. Il n’est pas toujours simple de donner des illustrations, car finalement il s’agit d’une manière d’être, de faire au-delà de toute la technicité de notre métier, et que je pense l’on peut apprendre en étant un observateur critique des situations dans lesquelles l’on se trouve chaque jour.

Désirer reproduire une réussite est une démarche intéressante, que cette réussite soit la nôtre ou celle des autres. Identifier ce que l’on rejette qu’il s’agisse d’un comportement, d’une attitude, d’un positionnement est tout aussi important. Je suis convaincue que nous avons la faculté de choisir l’avocat que nous souhaitons être, alors j’essaie de m’y employer.

Krys Pagani : Quelles sont les principales différences en termes d’attentes d’un cabinet comme le vôtre entre un collaborateur senior ou un counsel et un associé ? En d’autres termes, quelles sont les qualités à développer pour devenir associé ?

Mahasti Razavi : Fort heureusement, nos attentes ne se définissent pas de manière aussi froide que les objectifs que l’on peut voir dans une annexe d’un contrat informatique ! Le parcours d’un avocat est long et chaque étape de la carrière d’un avocat comprendra des exigences supplémentaires. Il est certain qu’à tout moment de la carrière d’un avocat, l’exigence, la rigueur, le sens de l’attention, le désir d’apprendre, l’écoute, le respect des délais et l’esprit de camaraderie sont essentiels. Un avocat senior sera un avocat qui aura gagné suffisamment en autonomie et pourra selon la nature de son métier, s’occuper de dossiers avec une certaine indépendance, et commencer à transmettre et former des plus jeunes confrères, ce que l’on constate autour de cinq ans d’expérience révolue. Plus tard, en tant que counsel, son autonomie sera telle que non seulement l’avocat s’occupera de dossiers, mais également de clients auprès desquels il aura créé une certaine place, continuera de former de plus jeunes confrères, et commencera à développer des clients pour arriver à un moment de sa carrière où son développement sera conséquent, son leadership sur les équipes constaté, sa force de travail notable, et où collectivement, les associés d’August Debouzy reconnaîtront qu’il existe en plus de ce que l’on appellera le business case, l’affectio societatis indispensable pour coopter un associé, ce que nous avons fait par exemple en 2023 pour trois associés en interne, Valérie Munoz-Pons, Olivier Attias et Lionel Martin.

Krys Pagani : Quels conseils donneriez-vous à de jeunes avocats qui débutent leur carrière ?

Mahasti Razavi : Je leur recommanderai avant tout de prendre du plaisir à travailler et ensuite, de mesurer la chance qu’ils ont d’exercer un métier passionnant et exigeant qui leur permettra d’apprendre toute leur vie.

Mahasti Razavi

Mahasti Razavi est avocat associé et Managing Partner du Cabinet August Debouzy.