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Interview

Relations magistrats-avocats : recommandations du comité d’éthique du barreau de Paris

Dans le contexte de relations tendues entre magistrats et avocats, le comité éthique du barreau de Paris formule, dans un récent rapport, une série de recommandations afin d’œuvrer à un rapprochement des deux professions. Entretien avec Daniel Soulez-Larivière, président du comité.

le 28 mai 2021

La rédaction : Le comité d’éthique du barreau de Paris que vous présidez depuis 2015 s’est penché sur la « crise » des relations entre les avocats et les magistrats. Pourquoi ces relations sont-elles si compliquées ? Cette crise est-elle si nouvelle ?

Daniel Soulez-Larivière : En France, les relations avocats-magistrats dépendent de l’histoire conflictuelle du monde de la justice avec l’État, et des magistrats avec les avocats.

Avocats et magistrats ne forment pas deux équipes qui, pour des raisons contingentes ou anecdotiques, auraient cessé d’être gentilles l’une avec l’autre. Leurs relations dépendent d’abord de l’histoire de la magistrature puis de celle du barreau et, enfin, du fonctionnement des procédures qui régissent leur travail commun.

Entre l’État et le monde de la justice, le malentendu date du XIVe siècle (v. J. Krynen, L’idéologie de la magistrature ancienne, Gallimard, 2009). Le monarque souhaitait déléguer ses pouvoirs judiciaires, les parlementaires voulaient le représenter. Par le vocabulaire successoral utilisé pour décrire cette représentation le monarque a compris que ses parlementaires voulaient sa peau à défaut de la lui emprunter. Après moult vicissitudes dont la plus radicale fut la tentative de réforme Maupeou supprimant les charges et transformant les parlementaires en fonctionnaires, le point d’arrivée fut la mort du roi et la disparition des parlements et des parlementaires. Puis l’interdiction faite aux magistrats sous peine de forfaiture de s’occuper des affaires politiques et administratives par la loi des 16 et 24 août 1790 qui les relégua au traitement des conflits entre individus et aux infractions pénales. Au bout de près de deux cents ans de ce régime, à la sortie de la guerre et de l’épuration, le pouvoir judiciaire était misérable.

En 1958, le Général de Gaulle, ayant compris que le dépérissement d’un de ses éléments régaliens affaiblissait son propre pouvoir, confia à Michel Debré le soin de restaurer le corps. Ce qu’il fit, en utilisant un repère habituel de la République : la création d’une école. D’abord petite, appelée Centre national d’études judiciaires, elle devint grande en 1970 sous le nom d’École nationale de la magistrature (ENM). Cela entraîna mécaniquement un esprit de corps amplifié par le développement d’un ancien syndicat (l’UFM devenu USM) et la création d’un nouveau, le syndicat de la magistrature. Les jeunes magistrats se sont trouvés face à de jeunes avocats sortant d’écoles d’un niveau très moyen. A commencé alors une reconquête du pouvoir par la magistrature, les avocats ne comprenant pas toujours de quoi il s’agissait politiquement.

La situation s’est radicalisée au pénal. Le barreau n’y avait pratiquement pas accès jusqu’au procès de Louis XVI en 1793, la première affaire où l’on a vu un avocat plaider au grand pénal, avec le résultat que l’on sait.

L’avocat est une pièce rapportée au pénal. Au XIXe siècle, son rôle consiste à faire un grand discours « quand les carottes sont cuites ». Il a fini par entrer en 1897 dans le cabinet des juges d’instruction pour l’IPC d’un inculpé, mais le système a aussitôt développé la garde à vue pour retrouver le tête-à-tête permettant d’extraire du justiciable les paroles utiles à la poursuite de l’enquête. Les relations magistrats-avocats au pénal sont nées sous le signe de l’hostilité et de la conquête par les avocats d’un morceau de pouvoir. Ils ont fini par arracher, voici trente ans, le droit de demander des investigations mais pas d’en faire, et aujourd’hui d’être présents pendant la garde à vue.

Est venu s’ajouter le problème du civil, avec la massification des procédures. S’en est suivi un travail fonctionnel de rationalisation du civil dans lequel les exercices habituels des avocats (longues plaidoiries) ne sont plus toujours adaptés ou nécessaires hormis dans certains cas. Chacune des professions s’est heurtée aux exigences de la modernisation avec les conflits que cela entraîne, par exemple l’absence de calibrage des écritures qui peut avoir pour résultat une prose logorrhéique de l’avocat qui transforme la lecture de sa production en épreuve pour les magistrats.

Enfin, dans l’évolution globale de la magistrature, les syndicats parlent presque d’une seule voix et vont parfois jusqu’à inviter les avocats à participer à la contestation. Lors de la réforme Belloubet, le représentant du Conseil national des barreaux (CNB) a argué de la grève des avocats contre cette réforme en cours pour demander l’interruption du procès de la succession de Johnny Halliday !

Les techniques de subversion de certains avocats ne plaisent guère aux magistrats. L’hostilité de leurs syndicats à toute réforme, sauf celle qu’ils auraient conçue, transforme les avocats en alliés de circonstances. L’attitude provocatrice, parfois de très mauvais goût, jusqu’à entonner les revendications sur l’air du Chant des partisans devant le palais de justice de Bordeaux contre la réforme des retraites ou aux jetés de robes au pied du garde des Sceaux dans les épisodes précédents, est dévalorisante.

Juges et avocats sont là pour éviter aux gens de descendre dans la rue pour vider leurs querelles. Qu’ils en fassent autant leur supprime toute protection symbolique et n’améliore ni les relations entre eux ni leur prestige auprès de la nation tout entière. Ces manifestations, loin de les rendre solidaires, leur donnent de mauvaises habitudes pour liquider leurs querelles intestines.

Le tout se loge dans une confrontation entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir politique qui ressemble fort à la course du Titanic vers l’iceberg du pouvoir exécutif. La tribune stupéfiante du premier président de la Cour de cassation et son procureur général dans un quotidien pour critiquer le garde des Sceaux et donc le gouvernement participe de cette désymbolisation de la fonction des acteurs du monde judiciaire.

Mais l’illusion que les avocats pourraient tirer quelque chose de cette confrontation n’est pas la dernière de leurs erreurs. Le but corporatiste des magistrats, inconscient ou non, n’est pas d’intégrer les avocats dans le triomphe du monde judiciaire sur les politiques, mais simplement de s’en servir par pure opportunité.

De ce tableau très sombre, qui peut sembler loin de la réalité, ressortent des malaises qui tiennent moins à un défaut de civilité dans les relations, qu’à une problématique de fond relevant d’une approche tant politique que procédurale.

S’y s’ajoute l’aspect quantitatif. Les promotions actuelles de l’ENM comptent moins 300 nouveaux magistrats, tandis qu’arrivent plus de 3 000 jeunes avocats chaque année. Alors que les avocats passaient pour de riches mercenaires, un bon nombre n’a pas de quoi se nourrir. Mais les magistrats n’en ont pas davantage de considération pour eux, tout prêts qu’ils sont à les imaginer disposés à faire n’importe quoi pour survivre. Tandis qu’avec leurs institutions, les avocats refusent absolument de participer à la création d’un grand service public de la défense pour traiter le marché des plus démunis et bien organiser le travail des jeunes.

La rédaction : Des solutions ont-elles déjà été envisagées par les institutions représentatives des deux professions ?

Daniel Soulez-Larivière : Imaginer décréter le changement de réalité relève de la pensée magique. Que peuvent le CNB et les ordres handicapés par leur division et leur multiplicité, pour « réformer » la place du barreau dans la nation, qui dépend elle-même de la place de la magistrature et de la justice ?

L’idée que l’on va passer d’un plan A, le nôtre, à un plan B, comme le modèle anglo-américain, est une erreur. On peut favoriser l’action des institutions par petites touches, comme sur le secret professionnel de l’avocat. C’est un début efficace. Le secret professionnel vital pour le fonctionnement de l’avocat a été rogné progressivement, même au prix de décisions contra legem. Sans doute l’affaire Sarkozy a-t-elle ouvert les yeux des politiques sur les dangers d’un système sans véritable secret professionnel, puisque, malgré la loi de 1971, la Cour de cassation a toujours a refusé d’accorder au conseil la même protection du secret qu’au judiciaire. Le Parlement va-t-il en décider autrement après le vote unanime de la commission des lois de l’Assemblée nationale ?

L’effort des barreaux pour accepter des transformations des procédures civiles et pénales est positif. Ils seraient bien inspirés d’essayer aussi de régénérer ou de renouveler le rapport de l’avocat à la vérité. Un jeune avocat anglais, représentant à New York en 2000 la Law Society dans une réunion sur la déontologie des avocats devant la Cour pénale internationale (CPI), le résuma par une saillie : « chez nous, nous donnons tout au juge, même ce qui est défavorable. Et vous savez pourquoi ? Parce que, chez nous, c’est le juge et nous qui faisons la loi […] ». Nous en sommes loin et la caricature est évidente. Mais elle a du sens. La parole de l’avocat français n’a pas la même valeur que dans d’autres pays.

Les nominations d’une avocate, Nathalie Roret, ancienne vice-bâtonnière de Paris, à la direction de ENM et du premier président, Gilles Accomando, comme directeur de l’EFB Paris ont été des gestes très importants. C’est dans ce sens que les institutions peuvent faire progresser les relations. De même que nous voyons depuis plus de trente ans des directeurs de l’ENM – dont le dernier, Olivier Leurent – développer avec l’aide du législateur des politiques d’ouverture de la magistrature à l’expérience exogamique.

La question est politique : les institutions des deux professions sont-elles d’accord pour mener une politique commune et abandonner une rivalité stérile au profit du développement d’une réelle communauté juridique où se retrouvent les magistrats, les avocats, les notaires, les professeurs de droit et les directeurs de services juridiques ? Cela ferait sortir les avocats d’une attitude toujours revendicatrice par rapport aux magistrats et ces derniers de leur hostilité systématique au pouvoir politique. On en a l’exemple caricatural et toxique dans leurs derniers conflits avec le garde des Sceaux.

La rédaction : Quelles sont les recommandations du comité d’éthique ?

Daniel Soulez-Larivière : Ce ne sont pas des recettes mais des orientations. Elles vont du règlement de problèmes institutionnels (séparation du siège et du parquet) à des mesures apparemment anecdotiques comme des parrainages croisés de jeunes magistrats par des avocats seniors et de jeunes avocats par des magistrats en fin de carrière.

Le comité préconise neuf mesures pragmatiques, parmi lesquelles :

1. La mise en œuvre effective de détachement et de stages de magistrats en juridiction étrangère, en entreprise ou en administration. Idem pour les avocats. L’idée n’est pas d’en faire une règle absolue et égalitaire pour tout le monde, sauf pour ce qui est prévu par la loi pour le passage au dernier grade. Mais de pratiquer la technique du corps expéditionnaire, c’est-à-dire de choisir des personnes désireuses et capables de s’expatrier géographiquement ou fonctionnellement pour connaître autre chose que la magistrature ou le barreau français.

2. La modernisation des procédures civiles et pénales : redéfinir les recherches de preuves en matières civile et pénale ; abandonner la vérité comme simple exercice de souveraineté du juge. Apprendre aux avocats à poser des questions et aux magistrats à les entendre ; tirer les conséquences des nouvelles et anciennes procédures de justice transigée (CJIP, CRPC) susceptibles de générer des rapports nouveaux entre avocats et magistrats du parquet et même du siège.

3. Enfin, soigner les palais de justice malades. Créer une commission de travail pour examiner ceux qui fonctionnent bien, comme Lyon et Montpellier, ou d’autres qui fonctionnent mal, comme Paris, Nantes ou Bordeaux. Les palais de justice reflètent en effet les problèmes dans les rapports magistrats/avocats, mais aussi les solutions trouvées.

4. Créer un groupe de travail non pas sur une déontologie commune magistrats-avocats, mais une déontologie de la relation magistrats-avocats

La rédaction : Quelle est cette « communauté juridique » que vous appelez de vos vœux ?

Daniel Soulez-Larivière : Les praticiens du droit, juges, procureurs, avocats, directeurs juridiques, notaires, professeurs de droit, forment une catégorie de population qui fait profession de régulation sociale par le droit. C’est un groupe dans lequel la perception d’un repère commun est plus importante que les divisions ou les antagonismes. Ce qui les caractérise, ce n’est pas la différence de fonction dans le traitement d’un problème, mais la participation à une activité globale, celle de juriste, qui obéit à certaines règles, partage une culture, chacun comprenant qu’il est là pour assurer la cohésion sociale. Il existe des antagonismes fonctionnels occasionnels comme celui du procureur par rapport à l’avocat, mais qui ne durent que le temps de l’exercice de la fonction. De même, pour les juges et, à certains égards, pour les directeurs juridiques, surtout quand ils sont eux-mêmes avocats comme dans la plupart des pays démocratiques, l’avocat qui défend jusqu’au bout son client est, comme le juge et le procureur, un défenseur de l’ordre public puisqu’il permet au justiciable d’adhérer à un système qui permet la paix civile.

Mais, avec son retard historique et la balkanisation par les intérêts corporatistes, la communauté des professions juridiques et judiciaires ne prend pas conscience que, si corporatisme il doit y avoir, il ne peut être utile que s’il rassemble toutes les populations qui croient à la régulation juridique et ont conscience de faire partie des mécanismes qui l’assurent.

C’est cela la communauté juridique. Sur le plan politique, elle constitue une force indispensable et peut discuter avec le pouvoir politique, non pas d’égal à égal mais presque, c’est-à-dire de fonction à fonction.

Si, pour certains, cette communauté est un mythe ou une croyance, c’est pour d’autres une réalité nécessaire en devenir et qui répond à une utilité sociale.

Les professions qui en font partie dans sa version française tendent hélas davantage à se tirer dans les pattes qu’à tenter de constituer une force régulatrice homogène en face du pouvoir politique chargé d’autres tâches. Or, à partir du moment où chacun, magistrat, avocat, directeur juridique, notaire, professeur de droit, a le sentiment de participer à une œuvre commune, il est entraîné au respect de l’autre acteur qui poursuit le même but dans une profession différente. La France est en cela très en retard par rapport à d’autres pays d’Europe, en tout cas l’Allemagne qui a généré cette communauté avec l’enseignement commun et la création des deux grands examens d’État pour aboutir au barreau, à la magistrature et au notariat. Dans le monde anglo-américain, y compris celui du Commonwealth, les choses sont facilitées par un passage régulier et structurel de la fonction d’avocat à celle de magistrat.

Le vrai problème de relations avocats-magistrats tient au fait que chacune des professions se sent davantage définie par sa différence que par son appartenance à une communauté. Les conflits deviennent l’occasion de guérillas plutôt que de réflexions et d’actions collectives.

Ces cinquante dernières années ont vu s’accroître les divisions du monde judiciaire. Il en faudra autant pour constituer une communauté qui n’a jamais vraiment existé, sauf quand, sous la IIIe République, la moitié des parlementaires et un président de la République sur deux étaient avocats. Il y avait osmose entre le monde politique et le monde juridique. Cette osmose très polarisée tenait au suffrage universel qui a donné le pouvoir à ceux qui connaissaient et pratiquaient l’art de la parole, aussi bien celle de la barre que celle de la tribune. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, nous ne sommes pas loin de l’accident. Pourtant, chacun préférerait s’en passer et continuer à s’épuiser dans un système qui à chaque instant peut provoquer la catastrophe. Le juridique est en effet une pièce petite mais considérable du puzzle démocratique pour assurer l’évolution pacifique d’une société. Mais cette pièce manque et rien ne permet l’optimisme.

Propos recueillis par Laurent Dargent, Rédacteur en chef

Daniel Soulez-Larivière

Daniel Soulez-Larivière est avocat au barreau de Paris. Il préside le comité d'éthique dudit barreau depuis 2015.