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Interview

Sécurité globale, de quel droit ?

Le documentaire Sécurité globale, de quel droit ? vient de sortir. Il donne la parole à sept professeur·es de droit pour décrypter la proposition de loi « sécurité globale », ses nouveaux dispositifs de techno-police et le projet politique qu’elle recèle. Cinq questions à Karine Parrot, professeure de droit à l’Université de Cergy-Pontoise, qui a coréalisé le film avec Stéphane Elmadjian.

le 10 février 2021

La rédaction : Pourquoi avoir fait un film sur la proposition de loi relative à la sécurité globale ?

Karine Parrot : L’idée de ce film est née en novembre 2020 sur la place de la Sorbonne, alors que se tenait un énième rassemblement contre la réforme de l’université adoptée suivant la procédure accélérée. À cette époque, les mesures de confinement limitaient nos déplacements même pendant la journée et la préfecture de police interdisait systématiquement les manifestations, seuls les rassemblements statiques étaient, pour ainsi dire, « tolérés ». Alors que nous étions donc quelques milliers d’universitaires et d’étudiant·es totalement inoffensifs sur cette place littéralement cernée de policiers, j’ai pu échanger avec mes collègues et j’ai réalisé qu’ils et elles étaient extrêmement préoccupé·es aussi par cette proposition de loi « sécurité globale » qui allait être débattue et votée à l’Assemblée nationale. Pour quitter la place, nous avons dû montrer nos attestations et nos pièces d’identité ; j’ai alors été saisie par le parallèle entre l’intensité du contrôle policier qui s’exerçait sur nos corps et nos vies et le train des réformes législatives fondamentales qui, lui, suivait sa course… Dans le film, Noé Wagener revient sur le mode d’élaboration de cette loi et, au-delà de ce texte particulier, il décrit un phénomène inquiétant de concentration des pouvoirs de décision qui va de pair avec un rétrécissement extrême du débat parlementaire.

La rédaction : D’où vient cette notion de « sécurité globale » ?

Karine Parrot : Comme Olivier Cahn l’explique très bien dans le film, la notion de « sécurité globale » vient des États-Unis. Elle a émergé, au moment de la chute du mur de Berlin, dans les milieux néoconservateurs américains proches des cercles militaires. Avec la fin de la guerre froide, l’ère des guerres classiques « État contre État » semblait révolue et ces think tanks ont élaboré de toute pièce une nouvelle doctrine sécuritaire pour soutenir les budgets de l’armée et de la sécurité. Depuis 2013, la France adhère progressivement à son tour à cette conception purement utilitariste de la sécurité : l’État peut utiliser tous les moyens à sa disposition – armée, polices, agents privés – pour assurer sa sécurité et celle de ses nationaux, aussi bien à l’extérieur, qu’à l’intérieur de ses frontières, renonçant ainsi aux distinctions qui classiquement structuraient les politiques de sécurité étatique (civil/militaire, guerre/paix, droit pénal/droit administratif).

La rédaction : Qu’est-ce que le continuum de sécurité ?

Karine Parrot : C’est une notion utilisée dans l’exposé des motifs de la proposition de loi : « pour offrir aux Françaises et aux Français une “sécurité globale” », il faudrait « intégrer plus directement l’ensemble des acteurs de la sécurité et de la sûreté autour [de ce] continuum de sécurité ». L’idée est en réalité d’augmenter les compétences des agents de police municipale et des agents privés de sécurité pour accroître le nombre « d’agents » en charge des missions de sécurité. Ainsi, viendraient s’agréger aux 250 000 policiers et gendarmes nationaux, les 21 500 policiers municipaux et les 165 000 agents privés de sécurité. Si tous ces acteurs de la sécurité n’ont pas les mêmes pouvoirs, la loi dit vouloir améliorer leur collaboration et, partant, « la qualité de la coproduction de sécurité dans notre pays ». C’est intéressant de voir que le texte utilise à plusieurs reprises le vocabulaire économique : peut-on produire (ou coproduire !) de la sécurité comme on produit une marchandise ? À ce titre, Christine Lazerges dans le film s’inquiète du recours accru à « la sous-traitance » – le terme figure aussi dans l’exposé des motifs – auprès de sociétés privées pour accomplir des missions régaliennes de police.

En visionnant le film, on comprend – l’exposé des motifs reste muet sur ce point – que le continuum de sécurité, c’est également une globalisation des moyens de surveillance, c’est-à-dire une augmentation massive des dispositifs de surveillance – capteurs d’odeurs, capteurs sonores, capteurs d’images – dans l’espace public.

La rédaction : La proposition de loi prévoit-elle le couplage de ces dispositifs de surveillance avec les technologies de l’intelligence artificielle ?

Karine Parrot : Non, le texte initial, comme celui adopté en première lecture, ne prévoit pas expressément l’emploi des techniques d’intelligence artificielle, et on pense en particulier à la reconnaissance faciale dans la mesure où la loi va permettre de collecter un nombre considérable d’images de personnes circulant dans l’espace public. Mais, comme l’explique parfaitement Lucie Cluzel, lors des débats à l’Assemblée, plusieurs amendements proposaient d’interdire le couplage avec les technologies de reconnaissance faciale et tous ont été rejetés. Donc, en refusant d’interdire l’utilisation de la reconnaissance faciale, on peut penser que le texte l’autorise. On le pense d’autant plus que le Livre blanc sur la sécurité intérieure, sorti en octobre 2020, exhorte à l’utilisation de ces technologies. Un des objectifs officiels est de « porter le ministère de l’Intérieur à la frontière technologique » (!) et, à cette fin, d’« adopter une approche criminalistique multi-biométrique », de « consolider l’usage criminalistique de la reconnaissance du visage », de « construire les fondations d’un usage opérationnel de la biométrie vocale en criminalistique et en surveillance », d’« améliorer le traitement d’une biométrie complémentaire : l’odorologie » et, bien sûr, d’« expérimenter la reconnaissance du visage dans l’espace public ».

Ludivine Richefeu explique comment cette surveillance de masse s’opérera via de nouvelles caméras comme celles apposées sur le fronton des bus et des tramways, les drones n’étant pas les seuls nouveaux dispositifs de captation d’images prévus par le texte. Le film montre aussi que cette augmentation de la surveillance va de paire avec le développement de nouvelles infractions pénales visant des comportements a priori licites mais qui seraient commis dans l’intention de nuire ou de troubler l’ordre public. Raphaële Parizot, dans le film, dénonce ce mouvement d’anticipation de la répression à l’œuvre depuis plusieurs années, lequel fait peser une menace très lourde sur nos libertés. Au sujet de l’article 24 de la loi – qui punit le fait de filmer des policiers dans l’intention de porter atteinte à leur intégrité physique ou psychique –, Raphaële Parizot parle de « délit procédural », c’est-à-dire d’un délit créé pour permettre aux policiers d’interpeller des personnes, de les placer en garde à vue, en sachant qu’en réalité, elles ne pourront pas être poursuivies sur le fondement de ce texte.

La rédaction : Le film questionne l’efficacité des dispositifs de surveillance. Christine Lazerges parle d’un mirage qu’on ferait miroiter devant les yeux des citoyens, quelle est l’idée ?

Karine Parrot : Elle est double. D’abord, Lucie Cluzel cite la Cour des comptes – et son rapport d’octobre 2020 sur les polices municipales (Rapport public thématique, oct. 2020, p. 122) : il n’existe pas d’études statistiques et d’évaluations indépendantes permettant d’établir l’efficacité de la vidéosurveillance. D’après la Cour, « aucune corrélation globale n’a été relevée entre l’existence de dispositifs de vidéoprotection et le niveau de la délinquance commise sur la voie publique, ou encore les taux d’élucidation » d’enquête. C’est un premier point à méditer, à l’aune aussi du coût financier de ces dispositifs et des intérêts économiques liés à leur développement.

Le second point, c’est cette idée développée par Pascal Beauvais qui s’inquiète de voir une sorte de course-poursuite sans fin, une inflation effrénée des moyens de surveillance et de répression censés éradiquer la délinquance, alors que celle-ci ne disparaîtra jamais. Il cite Durkheim (E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, PUF, 1937) : il existera toujours des individus se conduisant de manière à attirer sur eux la répression pénale. Toute société interdit la commission de certains actes et, quels que soient les moyens de coercition et de contrôle, il existera toujours des individus pour accomplir ces actes. En réalité, la « délinquance zéro », corollaire de la « sécurité globale », est un mirage, une idéologie qui sert de fondement au développement d’une surveillance de masse laquelle pourrait, si l’on n’y prendre garde, nous conduire à terme en 1984.

 

Lien en accès libre vers le film : Sécurité globale, de quel droit ?

Une production AGITI Films, janvier 2021, (48 min). Le film est publié sous la licence Creative Common (BY-NC-ND). Il peut être regardé, téléchargé et diffusé gratuitement.

Contact presse : loi.securite.globale.le.film@gmail.com

 

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Olivier Cahn, professeur à l’Université de Tours

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Christine Lazerges, professeure émérite de l’Université Paris 1- Panthéon-Sorbonne

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Raphaële Parizot, professeure à l’Université Paris Nanterre

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Pascal Beauvais, professeur à l’Université Paris 1- Panthéon-Sorbonne

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Lucie Cluzel, professeure à l’Université Paris Nanterre

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Ludivine Richefeu, maîtresse de conférences à CY Cergy Paris Université

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et Noé Wagener, professeur à l’Université Paris Est Créteil

Karine Parrot

Karine Parrot est professeure de droit à l’Université de Cergy-Pontoise.