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Le droit en débats

Les forces et les faiblesses de la transposition du parquet européen en droit français

Si la création du parquet européen offre de nouveaux moyens d’enquête pour lutter contre les fraudes à l’échelle européenne, sa transposition prévue par le projet de loi relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée ne s’accompagne pas de garanties procédurales suffisantes. En effet, cette transposition constitue une nouvelle étape inquiétante qui entérine la disparition du juge d’instruction et ne garantit pas suffisamment la place des parties civiles.

Par Chanez Mensous et Félix Pelloux le 08 Décembre 2020

L’Assemblée nationale examine aujourd’hui le projet de loi relatif au parquet européen et à la justice pénale spécialisée. Transposant en droit français les dispositions du règlement européen du 12 octobre 20171, l’article 1er du projet de loi2 aménage la procédure pénale française pour respecter les exigences de cette nouvelle institution européenne.

Le parquet européen nouvellement créé sera compétent pour rechercher, poursuivre et renvoyer en jugement les auteurs et complices des infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, telles que définies par la directive du 5 juillet 2017 relative à la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union au moyen du droit pénal3.

En pratique, il pourra notamment s’agir de faits de corruption, de détournement de fonds publics, d’abus de confiance et de blanchiment d’argent. Si la compétence dudit parquet ne concerne actuellement que le nombre limité d’infractions spécifiques liées à la lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l’Union européenne précitées, la volonté de l’étendre à l’ensemble de la criminalité grave transfrontière4 a été clairement énoncée dans le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

En tant que tel, le parquet européen apparaît comme un outil efficace pour lutter contre la fraude et les atteintes à la probité à l’échelle européenne. Par définition, l’opacité et la transnationalité de ces infractions donnent du sens à une institution judiciaire régionale, aux pouvoirs d’enquêtes et de poursuites étendus à un ensemble de pays européens5.

Organe indépendant doté de la personnalité juridique soumis aux principes de nécessité et de proportionnalité6, le parquet européen est composé d’une cheffe du parquet (madame Laura Codruţa Kövesi), de deux adjoints et de vingt-deux procureurs nommés pour un mandat de sept ans non renouvelables. Ils composent l’organe central en charge de la gouvernance du parquet, du suivi général des activités, de la définition de la politique pénale, ainsi que des questions générales soulevées.

Le parquet européen comprend également des chambres permanentes chargées de superviser et diriger les enquêtes et poursuites menées par les procureurs européens délégués7. Nommés pour six ans non renouvelables, ils constituent l’échelon décentralisé du parquet européen : en tant que bras armé, ils agissent en son nom dans leurs États respectifs.

L’objet du projet de loi était donc d’adapter la procédure pénale française aux compétences des procureurs européens délégués, telles qu’elles sont définies par le règlement du 12 octobre 2017.

Les procureurs européens délégués : vers la fin des juges d’instruction ?

Dans leur domaine de compétence matérielle, les procureurs européens délégués pourront conduire les investigations selon la procédure de l’enquête préliminaire (ou de l’enquête de flagrance)8 – pouvoirs normalement réservés au parquet – mais aussi conduire des investigations et des actes normalement réservés au juge d’instruction (mise en examen, placement sous le statut de témoin assisté, recevabilité de constitution de partie civile, décision de placement sous contrôle judiciaire, etc.)9. La spécificité de la procédure pénale à la française se trouve ici contrariée.

Elle est justifiée par une plus grande indépendance des procureurs européens délégués, qui ne sont pas soumis à l’autorité hiérarchique du parquet général et du ministère de la Justice : comme le procureur européen, ses délégués ne sauraient solliciter ou accepter « d’instructions d’aucune personne extérieure au parquet européen, d’aucun État membre de l’Union européenne »10. C’est cette garantie nouvelle d’indépendance pour un procureur qui justifie de lui mettre entre les mains des pouvoirs en principe réservés aux juges d’instruction.

Il est toutefois permis de douter que l’indépendance du procureur européen délégué sera équivalente à celle d’un juge d’instruction. Comme le souligne le Syndicat de la magistrature11, l’indépendance reconnue par le règlement du 12 octobre 2017 risque de demeurer lettre morte si elle n’est pas entourée de garanties statutaires. À cet égard, le projet de loi reste muet sur les conditions de l’indépendance du procureur européen délégué, justifiant seulement d’une « mise à disposition » de magistrats français au parquet européen.

Faut-il voir dans ces « faux procureurs »12 le coup fatal porté aux juges d’instruction ? Tout dépendra de l’indépendance statutaire des nouveaux procureurs européens délégués en pratique. Comme le souligne Pascal Gastineau, président de l’Association française des magistrats instructeurs, « tant que le parquet ne sera pas indépendant, la légitimité du juge d’instruction est préservée. Et au vu de la difficulté des responsables politiques à couper le cordon ombilical avec le parquet, cela devrait durer »13.

La place des parties civiles insuffisante

Bien que le projet de loi envisage d’insérer au sein du code de procédure pénale diverses dispositions témoignant du basculement des garanties présentes lors de l’instruction vers l’enquête, en l’état actuel du projet de transposition, l’alignement des garanties procédurales semble insuffisant14.

Pour organiser le partage des compétences entre juridictions nationales et parquet européen15, le règlement impose aux autorités judiciaires ou répressives de justifier au parquet européen soit la compétence, soit l’incompétence de ce dernier, en lui communiquant a minima une description des faits, y compris une évaluation du préjudice causé ou susceptible d’être causé, la qualification juridique possible et toutes informations sur les victimes potentielles16. Or ce fonctionnement à deux niveaux ne doit pas avoir comme effet de priver les parties civiles des droits procéduraux qui leur sont octroyés par le droit français et, à l’aune de l’immixtion d’un nouvel acteur dans notre ordre juridique, la procédure pénale nationale doit s’adapter.

Il est prévu par le projet de loi que le procureur de la République ou le juge d’instruction saisi se dessaisisse au profit du procureur européen dans les cas où ce dernier serait compétent. Plus précisément, en cas de saisine d’un juge d’instruction, le procureur de la République enjoint au juge d’instruction initialement saisi de se dessaisir et ce dernier est tenu de notifier aux parties son ordonnance de dessaisissement17.

Le mécanisme actuellement prévu par le projet de loi en cas de refus de dessaisissement du juge d’instruction au profit du parquet européen est insuffisant pour garantir et préserver les droits procéduraux de la partie civile en matière pénale18. Afin qu’il ne soit pas porté préjudice aux garanties procédurales octroyées à la partie civile dans le cadre de l’instruction pénale en France, il y a lieu de prévoir, dans l’hypothèse d’une information judiciaire portant sur des faits relevant potentiellement de la compétence du parquet européen, un mécanisme à destination de la partie civile afin que cette dernière puisse également notifier le parquet européen de sa potentielle compétence.

En effet, compte tenu des infractions visées par le règlement européen, les associations qui luttent contre la corruption peuvent et doivent avoir la faculté de communiquer au parquet européen les arguments qui, selon elles, fondent sa compétence afin que les larges moyens d’enquêtes du parquet européen soient mis en œuvre dans le cadre d’affaires complexes transeuropéennes.

Pour que soit maintenue l’intégralité des garanties procédurales octroyées aux parties civiles, il est capital qu’il ne soit pas laissé à la seule faculté du procureur de la République, dans le cas où un juge d’instruction serait saisi au titre d’une plainte avec constitution de partie civile, de décider ou non de la compétence du parquet européen. Les parties civiles devraient, elles aussi, disposer d’un moyen de communication et de remontée de signalement auprès, soit du procureur délégué, soit directement du parquet européen.

 

Notes

1. Règl. (UE) 2017/1939 du Conseil, 12 oct. 2017, mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du parquet européen.

2. L’article 1er porte la création d’un nouveau « Titre X bis – Du parquet européen » dans le code de procédure pénale, en insérant les articles 696‑108 à 696‑137.

3. Dir. [UE] n° 2017/1371 du Parlement européen et du Conseil, 5 juill. 2017.

4. TFUE, art. 86, § 4 : « Le Conseil européen peut, simultanément ou ultérieurement, adopter une décision modifiant le paragraphe 1 afin d’étendre les attributions du parquet européen à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière et modifiant en conséquence le paragraphe 2 en ce qui concerne les auteurs et les complices de crimes graves affectant plusieurs États membres. Le Conseil européen statue à l’unanimité, après approbation du Parlement européen et après consultation de la Commission. »

5. Il s’agit d’une coopération judiciaire renforcée concernant vingt-deux sur vingt-sept États membres de l’Union européenne.

6. Règl. UE 2017/1393 du Conseil, 12 oct. 2017, art. 8.

7. Règl. UE 2017/1393 du Conseil, 12 oct. 2017, art. 9 et 10.

8. Art. 696-113, prévu à l’art. 1er du projet de loi relatif au parquet européen et aux juridictions spécialisées.

9. Art. 696-114 et 696-118 s. prévus à l’art. 1er du projet de loi relatif au parquet européen et aux juridictions spécialisées.

10. Règl. (UE) 2017/1939 du Conseil, 12 oct. 2017, art. 17.

11. Communiqué de presse publié le 17 févr. 2020.

12. J.-B. Jacquin, Futur parquet européen : « Le procureur européen délégué est un faux procureur », Le Monde, 19 août 2019.

13. Ibid.

14. Rappelons à ce titre l’engagement de la commission des lois du Sénat en date du 19 février 2020 qui avait approuvé ces évolutions « en n’y apportant qu’un nombre limité de modifications destinées à mieux encadrer la faculté donnée au procureur européen délégué d’ouvrir une instruction et à préciser les droits reconnus aux parties dans le cadre de l’instruction ».

15. Règl. (UE) 2017/1939 du Conseil, 12 oct. 2017, art. 24-2 et 24-3.

16. Règl. (UE) 2017/1939 du Conseil, 12 oct. 2017, art. 24-4.

17. Art. 696-112, prévu à l’article 1er du projet de loi relatif au parquet européen et aux juridictions spécialisées.

18. En effet, d’après l’article 696-136 prévu à l’article 1er du projet de loi, la partie civile aura pour seule possibilité de communiquer leurs observations au juge d’instruction dans un délai de cinq jours à l’issue duquel ce dernier pourra néanmoins rendre une ordonnance de refus de dessaisissement. Si cette ordonnance peut faire l’objet d’un recours devant la chambre criminelle de la Cour de cassation, il n’est pas prévu de mécanisme de communication direct entre les parties et le parquet européen.