L’avantage des anciens combattants de l’aide juridictionnelle (AJ) dont je fais maintenant partie, c’est d’avoir conservé la mémoire.
Paul Albert Iweins, l’un de nos éminents présidents du Conseil national des barreaux, (CNB) tout comme ses prédécesseurs et ses successeurs ont du gérer sans succès le sujet qui a empoisonné leurs mandatures.
Mais aujourd’hui la profession concernée par ces missions de service public va si mal qu’il faut dire "stop" et profiter de ce que notre ministre de la justice Christiane Taubira a des idées généreuses pour revendiquer haut et fort une refonte qui se fasse, ni au détriment du justiciable ni au détriment du professionnel et en particulier de l’avocat taillable et corvéable à merci.
Depuis 20 ans, plus de 2000 pages de rapports divers et variés sur le sujet sortis des assemblées générales du CNB, que l’on a purement et simplement oublié, et l’on se retrouve, sept mandatures plus tard, continuant à perdre notre temps à discourir sur le bien fondé d’une modulation par barreaux d’une unité de valeur devenue totalement obsolète (enjeu un ou deux euros…).
On se trompe de combat. Il est vrai que le fonctionnement de notre représentation nationale par le CNB ces derniers mois n’a pas été des plus opérationnel et les efforts louables de la Conférence des bâtonniers pour motiver les troupes sont restés inaudibles.
Tandis que les syndicats d’avocats, comme la Confédération nationale des avocats (CNA) ou encore la Fédération nationale des jeunes des unions des jeunes avocats (FNUJA) se battent contre ceux qui veulent la mort du caractère libéral de notre profession, on retrouve aujourd’hui l’alliance objective des avocats qui ne sont absolument pas concernés par le problème car ils sont "grands avocats d’affaires" (avocats conseils d’entreprises, ACE) avec ceux (syndicat des avocats de France, SAF) qui voient dans les propositions de mutualisation qu’ils font de la prestation dans nos barreaux un moyen de rendre service à l’Etat en lui faisant faire des économies tout en conservant la mainmise de quelques uns sur tout un pan d’activités au préjudice d’une profession toute entière.
Des idées généreuses certes…
Il est vrai que faire assurer la défense des plus démunis dans les secteurs actuellement non couverts (litiges locatifs ou de consommation) puis ensuite pour le pénal d’urgence, et enfin pour toute l’aide juridictionnelle y compris civile par des avocats dédiés collaborateurs puis salariés des ordres aurait, selon certains, le mérite de simplifier la gestion des barreaux, ralentir le développement démographique de ces derniers, en créant dans le même temps un barreau à deux vitesses et des employés administratifs de la défense du secteur aidé.
Ainsi selon ces "visionnaires", les avocats qui interviendraient dans ces réseaux seraient mieux formés, mieux qualifiés et bien mieux payés et assureraient forcément des "prestations de qualité" (contrairement à ce qui se passe actuellement) !
Ces idées "généreuses" tapies dans l’ombre ne datent pas d’hier. Alors que les confrères continuent dans les barreaux à assurer leurs missions avec courage, détermination, constance et exigence, dans la plus grande ignorance de ce qui se trame, les propositions circulent, les initiatives sont mises en place avant même d’avoir les finances correspondantes. Il faut savoir que le rempart de la nécessité d’un budget adéquat réclamé à l’Etat par la profession sera rapidement balayé par le raz de marée de la pénurie.
Ceux qui s’imaginent que l’absence de budget empêchera les initiatives intempestives sont de doux rêveurs.
Il faut dire que la profession dans son ensemble, bonne fille, ne veut faire de tort à personne : alors on réfléchit, on se concerte, on participe aux travaux de commissions de travail, on fait de nouveaux constats qui sont pourtant les mêmes que ceux réalisés il y a quelques années…On fait même prendre des motions de consensus (récemment par le Conseil national des barreaux) et il ne se passe toujours rien.
Le ministère de la justice est lui aussi animé de la meilleure bonne volonté du monde, tout comme le SADJV dirigé maintenant par l’excellent Etienne Pitois : mais ce ne sont pas eux qui décident et Bercy dit toujours non.
Un rapport objectif mais insuffisant
Il faut saluer cependant les conclusions du dernier rapport de l’Inspection Générale des Services sorti en septembre 2013 sur l’évaluation de la gestion de l’aide juridictionnelle. Ce rapport commandé par le comité interministériel pour la modernisation de l’action publique et élaboré en urgence entre avril et août vient d’être rendu public.
On y trouve ainsi une analyse assez objective de la situation actuelle après une présentation historique du sujet, impartiale et presque complète, dans la perspective d’une évolution programmée d’ici 2015.
Tout en mettant l’accent sur l’aspect éparpillé et inadapté du régime et des acteurs de l’AJ, sur le parcours du combattant du justiciable concerné, la désaffection totale de celui-ci pour l’aide juridictionnelle partielle, l’absence d’effectivité de la subsidiarité de la protection juridique, l’absence de refonte et le manque de moyens, ce rapport liste des propositions après avoir fait un développement édifiant sur les avocats et le rapport à l’argent. (refus des barèmes, méconnaissance du coût des procédures, absence de visibilité du pro bono)
Après le constat selon lequel l’Etat n’a pas formulé à ce jour de projet global raisonné et concerté, alors que l’évolution de l’AJ s’inscrit sous la pression de l’urgence au détriment de la stratégie le rapport présentent plusieurs pistes d’évolution envisageables :
• Sur l’augmentation du plafond des ressources : le rapport préconise comme nous l’avions fait la plus grande prudence : « le relèvement du plafond devrait être précédé d’un état des lieux spécifique sur le rôle des avocats dans le conseil en amont des justiciables en vue d’éviter le procès.. ». C’est le fameux parcours du justiciable tel que nous avions préconisé avec la prise en charge de la consultation préalable.
• Sur l’AJ partielle et la subsidiarité : le rapport reprend nos idées sur la simplification de la grille de l’AJ partielle et le renforcement des dispositifs existants vis-à-vis notamment des assureurs en vue de leur effectivité . Il faut aussi une véritable communication sur le sujet vis-à-vis des magistrats qui ont une « réelle méconnaissance de l’économie des cabinets d’avocats ».
• Sur la diversification des sources de financement de l’AJ : on lit dans le rapport (qu’après avoir supprimé le timbre qui aurait dû rapporter 80 millions lorsqu’il a été créé pour financer la garde à vue), il va falloir trouver 60 millions en 2014 pour le remplacer (sic). Le contribuable paiera.
Il y a aussi un projet de directive européenne qui va imposer d’élargir aux personnes entendues en audition libre le droit à la présence d’un avocat (coût supplémentaire selon le rapport 39 millions d’euros)
Toujours selon le rapport, il faut reprendre la liste des voies de financement qui sont anciennement sur la table et sur lesquels l’Etat n’a jamais tranché.
- la majoration des droits de mutation
- la taxation du chiffre d’affaires des avocats. Le rapport cite notre propos sur la "double peine" et indique tout de même que c’est la piste privilégiée des deux ministères concernés budget et justice…
- une taxe spéciale sur les contrats de protection juridique
- une extension du principe de la répétibilité sur le perdant
- une nouveauté : un timbre sur la copie exécutoire délivrée à l’issue du jugement
Tout ceci ne réglera certainement pas hélas la question récurrente du besoin de financement de l’aide juridictionnelle pour un doublement voir un triplement nécessaire.
Ce n’est pas à la profession de faire des efforts supplémentaires
Les avocats ne peuvent et ne doivent pas accepter que l’on puisse considérer la pénurie comme une fatalité. Ni accepter que la ministre puisse dire qu’un doublement de l’indemnisation (et non la rémunération) de l’avocat entrainera obligatoirement une diminution de moitié du nombre des justiciables accessibles à l’aide juridictionnelle.
Cessons aussi de considérer comme acquis que c’est à la profession de faire des efforts supplémentaires en acceptant une taxation de son chiffre d’affaires du fait de la crise. Refusons que nos interventions soient multipliées au nom du pro Bono appliqué au sacro saint droit de la défense.
Battons nous pour que la contribution des autres professionnels du droit, les banques, les assureurs, les notaires, les huissiers soit imposée augmentée, réactivée.
Cessons de continuer à distribuer généreusement et sans véritable contrôle la précieuse manne étatique aux associations diverses et variées.
Cessons de vouloir rendre service aux institutions et attaquons nous aux vraies questions. Arrêtons de "mentir" aux jeunes avocats qui entrent dans notre profession, en voulant créer des avocats à deux vitesses : fonctionnaires contre professionnels libéraux.
Les bataillons d’avocats collaborateurs des ordres, devenant à très brève échéance, par le fait même de la jurisprudence sociale, salariés de nos institutions ou fonctionnaires de l’Etat providence… ne sont pas la solution.
Quant au prétexte de la qualité pour justifier cette fausse bonne idée : la qualité elle est déjà dans notre éthique professionnelle, dans nos chartes de qualité, dans nos permanences spécialisées encadrées par les Ordres.
Honorons nous d’exercer notre profession en toute indépendance, y compris dans les zones sensibles et les départements sinistrés tout en se faisant respecter.
Refusons d’aller défendre les étrangers en situation irrégulière sur le tarmac de l’aéroport en territoire policier pour des indemnisations de misère.
Refusons d’accepter le cruel manque de moyens de la justice, les juges en sous effectifs, les juridictions débordées, l’absence de respect mutuel parmi l’ensemble des acteurs de la vie judiciaire.
Cessons de quémander 1 ou 2 euros par UV. Tout ceci ne rime à rien. Demandons pour l’AJ la fixation d’une grille de temps passés réaliste calculée en heures et une rémunération décente.
Valorisons notre travail, démontrons l’utilité de la prestation. Sachons parler de nos heures de travail, d’attente, de stress et j’en passe…