1. La décision rendue le 6 mars 2018 par la grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne dans l’affaire Achmea va sans doute susciter de nombreux commentaires. Elle se prononce sur la compatibilité du recours à l’arbitrage pour les litiges opposant un investisseur d’un État de l’Union européenne à un autre État de l’Union européenne sur le fondement d’un traité bilatéral de protection des investissements, hypothèse étant classiquement désignée sous le vocable « Intra-EU BIT Claims », et le droit de l’Union européenne. La Cour s’est prononcée sur une question préjudicielle de la Cour fédérale de justice allemande, qui a expressément posé les questions de la compatibilité d’un traité bilatéral d’investissement interne à l’Union avec l’article 344 du TFUE et avec l’article 267 du TFUE.
2. L’article 344 du TFUE prévoit que « les États membres s’engagent à ne pas soumettre un différend relatif à l’interprétation ou à l’application des traités [européens] à un mode de règlement autre que ceux prévus par ceux-ci. »
L’article 267 du TFUE prévoit, quant à lui, que « la Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour statuer, à titre préjudiciel : a) sur l’interprétation des traités, b) sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union. Lorsqu’une telle question est soulevée devant une juridiction d’un des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu’une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de statuer sur cette question. Lorsqu’une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour. Si une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale concernant une personne détenue, la Cour statue dans les plus brefs délais. »
3. La Cour fédérale allemande s’est également interrogée sur la compatibilité avec l’article 18-1 du TFUE, qui dispose que « dans le domaine d’application des traités, et sans préjudice des dispositions particulières qu’ils prévoient, est interdite toute discrimination exercée en raison de la nationalité », motif pris de la discrimination à rebours opérée par les traités de protection des investissements dans la mesure où tous les citoyens de l’Union n’en bénéficient pas.
4. La Cour apporte une réponse positive aux deux premières questions et ne répond pas à la troisième. La Cour conclut qu’il existe une incompatibilité entre ces articles du TFUE et l’existence d’un mécanisme d’arbitrage prévu à l’article 8 du TBI concerné.
5. Cette décision constitue un exemple assez flagrant de décision dans laquelle la Cour est manifestement partie du résultat à obtenir pour tenter de le justifier ensuite. Elle constitue une tentative d’affirmation par la Cour de suprématie sur le droit de l’Union européenne mais cette affirmation est politique car, sur le terrain juridique la décision ne convainc pas (I). En toute hypothèse, elle ne lie pas les tribunaux arbitraux internationaux.
6. Par ailleurs, cette décision est d’une portée assez limitée. D’abord, elle exclut expressément l’arbitrage commercial (§§ 44 et 45 de l’arrêt). Ensuite, elle ne concerne pas l’arbitrage CIRDI, qui obéit à une convention distincte, dite Convention de Washington de 1965, aux termes de laquelle, les États membres sont obligés de reconnaître une sentence CIRDI directement sans aucun contrôle, comme une décision de leurs propres tribunaux rendue en dernier recours.
7. Elle ne concerne donc que les procédures d’arbitrage intra-EU autres que CIRDI sur le fondement de TBI intra-EU. Elle est aussi spécifique au traité concerné, à savoir le traité entre la République Slovaque et les Pays-Bas. Si la question posée par la Cour fédérale allemande était de portée générale, la réponse apportée par la Cour de justice de l’Union européenne est en revanche circonscrite au traité concerné, à la fois dans le raisonnement et dans la réponse elle-même (II).
8. Il faut dire que la solution dégagée par cette décision, si elle devait être généralisée, engendrerait des doutes sérieux sur la possibilité de maintenir les États de l’Union européenne, comme siège des arbitrages de protection des investissements (III).
I. Une affirmation politique du pouvoir de la Cour dépourvue de justification juridique sérieuse
9. Le raisonnement employé par la Cour pour justifier sa solution s’effectue en trois temps.
10. Dans un premier temps, la Cour examine l’article 8 du TBI en question, qui traite du droit applicable (§§ 39 s.). Elle observe qu’il impose au tribunal arbitral de tenir compte du droit de l’État contractant concerné (en l’espèce le droit slovaque), des dispositions du traité lui-même et de tout autre accord pertinent entre les États contractants, des dispositions d’accords spéciaux relatifs à l’investissement et des principes généraux du droit international. Elle déduit de cette formulation large que le droit de l’Union européenne doit être appliqué par le tribunal arbitral, en application de cette clause.
11. Dans un deuxième temps (§§ 43 s.), la Cour vérifie si le tribunal arbitral est considéré comme une juridiction de l’un des États membres au sens de l’article 267 TFUE, qui permet les questions préjudicielles et assure l’unité du droit de l’Union. La question est évidemment rhétorique, elle a été tranchée de longue date dans un sens négatif et la Cour ne change pas sa jurisprudence à ce sujet.
12. Dans un troisième temps, la Cour vérifie si un tribunal arbitral pourrait être soumis au contrôle par les tribunaux étatiques de l’un des États membres au moyen du recours en annulation. Elle constate que les cas d’annulation en Allemagne sont très limités, comme dans la plupart des États favorables à l’arbitrage (§§ 50 s.). Elle en déduit qu’aucun contrôle effectif ne peut être effectué par le biais d’un recours en annulation et semble considérer, même si cela n’est pas très clair, que l’exigence du respect de l’ordre public (ou de l’ordre public international, comme c’est le cas en France) pourrait être insuffisant pour assurer un plein contrôle de la sentence (§ 53).
13. Au vu de ces conséquences, la Cour en déduit, qu’un tribunal arbitral viendrait empiéter sur la compétence exclusive des tribunaux de l’Union européenne pour appliquer le droit européen.
14. Le raisonnement est évidemment très artificiel. À aucun moment du reste la Cour ne cite l’article 344. Un tribunal arbitral international statuant sur un TBI se prononce sur un seul traité, le TBI lui-même. La Cour n’a rigoureusement aucune compétence pour en connaître et l’article 344 du TFUE ne lui est d’aucun secours. La décision consiste donc simplement à affirmer, de manière quasi péremptoire, que la compétence exclusive des tribunaux de la Cour de justice de l’Union européenne s’étend à toutes matières dans lesquelles d’autres tribunaux pourraient appliquer le droit européen hors arbitrage commercial.
C’est évidemment faux. Il suffit de penser à l’hypothèse dans laquelle un juge étranger non européen applique, car c’est le choix des parties au contrat, le droit d’un État de l’Union, qui comprend lui-même du droit de l’Union, selon le raisonnement de la Cour. Cette décision étrangère ne sera soumise à aucun contrôle, sauf si elle devait être exécutée dans l’Union et personne ne songe à remettre en cause la compétence du juge étranger pour appliquer le droit de l’Union européenne. On voit mal dès lors pourquoi un tribunal arbitral statuant sur un TBI serait traité différemment, et la Cour ne répond d’ailleurs pas à cette question.
15. Chacun sera bien entendu libre d’être convaincu ou non par le raisonnement qui se caractérise essentiellement par la recherche de l’obtention d’un but précis sans s’embarrasser de considérations juridiques.
II. Une portée de l’arrêt de la Cour limitée
16. L’arrêt de la Cour est d’une portée limitée. Outre que l’arbitrage commercial est expressément exclu (§§ 44 et 45 de l’arrêt) et qu’il ne s’applique pas à l’arbitrage CIRDI, l’arrêt est spécifique au traité concerné, à savoir le traité entre la République slovaque et les Pays-Bas.
17. Il est assez remarquable que le raisonnement de la Cour débute par une analyse du droit que le tribunal arbitral doit appliquer dans le traité concerné. La Cour relève ainsi que l’article 8, paragraphe 6, du TBI vise spécifiquement le droit interne de l’État contractant, partie au différend, et tout autre accord international pertinent entre cet État contractant et l’État dont l’investisseur est ressortissant (indépendamment des dispositions du TBI lui-même et des principes généraux du droit international). Elle en conclut, après avoir rappelé que le droit de l’Union européenne fait précisément partie du droit interne de cet État et qu’il est issu d’un accord international, que le tribunal arbitral constitué en vertu de ce TBI-là est donc, le cas échéant, amené à interpréter, voire à appliquer, le droit de l’Union européenne (§ 42 de l’arrêt).
18. Ce n’est qu’à partir de là que la Cour poursuit son analyse pour déterminer si ce tribunal arbitral peut être considéré comme une juridiction d’un État membre au sens du droit européen. Selon la Cour, la réponse à cette question est négative et elle en conclut que le recours à l’arbitrage dans ce TBI est incompatible avec le droit de l’Union européenne.
19. Au final, la réponse apportée par la Cour est limitée au traité concerné et tient compte de la spécificité de ses dispositions relatives au droit applicable. Il faut donc bien se garder de toute généralisation.
III. Problèmes potentiels si la solution devait être généralisée
20. Si cette solution devait être généralisée, elle serait susceptible de créer deux types de problème très sérieux.
21. Le premier type de problème porte sur la possibilité de maintenir des arbitrages internes à l’Union européenne sur le fondement de BIT, avec des sièges dans l’Union européenne. Même si la Cour semble considérer que le contrôle de la sentence est insuffisant pour assurer le respect du droit de l’Union, on peut se poser la question de l’impact de sa décision sur le jeux du cas d’annulation lié à la contrariété de la sentence à l’ordre public ou à l’ordre public international, selon le cas, grief qui est présent dans la majorité des États.
Après cette décision, si elle devait être étendue à d’autres traités, quel serait le sort des sentences rendues dans l’Union européenne dans des litiges intra-EU fondés sur des TBI ? Si la réponse devait être une annulation, il est évident que les pays non européens, comme la Suisse, Singapour et bientôt l’Angleterre se réjouiraient de cette situation et accueilleraient sur leur territoire les arbitrages intra-EU. Le problème serait dès lors déplacé sur le terrain de l’exécution, ce qui est une autre question.
22. La deuxième conséquence de cette décision, si elle devait être généralisée, serait que la responsabilité internationale de l’Union européenne pourrait être engagée sur le fondement des traités de protection des investissements, auxquels l’Union européenne elle-même est partie. Un exemple classique est celui du traité sur la Charte de l’énergie, auquel est partie à la fois l’Union européenne elle-même, mais également ses États membres. Cette double situation pose un certain nombre de problèmes et les réponses apportées par les autorités européennes n’ont jamais été convaincantes, notamment en termes de répartition des rôles.
23. La question est ici beaucoup plus fondamentale, si l’Union européenne, par l’intermédiaire de ses juridictions, tentait d’anéantir la clause d’arbitrage figurant dans le TCE pour interdire un arbitrage interne à l’Union, on serait à notre sens non loin de la situation assez classique où une partie à un traité se prévaut de son propre droit pour échapper à ses obligations internationales ou plus précisément pour faire échapper l’un de ses membres à ses obligations internationales.
Il ne fait guère de doute que ce type d’action entraînerait une responsabilité internationale de l’Union européenne. Encore faudra-t-il trouver un demandeur suffisamment courageux pour tenter ce type d’action.