L’avant-projet de loi El Khomri, version du 17 février 2016, prétend instituer – c’est son titre – de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs. En réalité, ce texte reprend pour l’essentiel les demandes des organisations patronales de desserrement des contraintes que font peser sur les entreprises les normes étatiques du droit social, afin de donner une plus grande facilité aux employeurs dans la gestion de leur main-d’œuvre.Les quelques retouches qui seraient apportées à ce texte, selon les annonces faites par le Premier ministre le 14 mars, ne modifient pas fondamentalement la physionomie générale du projet.
Certes, le législateur d’aujourd’hui ne saurait ignorer le contexte socio-économique qui se caractérise par des marchés très concurrentiels sur lesquels les entreprises doivent arriver à se placer. Dans ce contexte, il est difficile de ne pas reconnaître la nécessité de donner aux employeurs une certaine souplesse dans l’organisation et la gestion du temps de travail et la nécessité corrélative de renoncer aux mécanismes trop rigides qui pouvaient prévaloir dans le contexte économique antérieur.
Mais cette reconnaissance nous paraît nécessairement devoir être subordonnée à une condition : arriver à concilier flexibilité et sauvegarde de la protection légale des salariés. L’adaptation des règles et leur assouplissement pour tenir compte des évolutions technologiques, économiques, et des mentalités : oui. Cela doit-il se faire en rabotant sérieusement, et sans contrepartie réelle et sérieuse, les droits et garanties acquis au fil des siècles par les travailleurs, et notamment ceux dont l’objet est la protection de leur santé (voire de leur sécurité) ? À notre avis, non.
Le gouvernement soutient qu’une réforme en profondeur du droit du travail est indispensable pour relancer l’emploi. Mais il est absurde de vouloir opposer la réglementation des relations de travail et la politique de lutte contre le chômage. Souvenons-nous de la suppression de l’autorisation administrative pour tout licenciement économique par la loi du n° 86-797 du 3 juillet 1986. Cette mesure emblématique du retour de la droite au pouvoir politique en 1986 devait, selon le patron des patrons de l’époque, générer 367 000 emplois nouveaux. Or, personne n’a plus jamais entendu parler de ces créations d’emplois par la suite.
Plus près de nous, les différentes mesures prises durant le quinquennat présidentiel précédent, visant clairement à restreindre la protection des salariés pour relancer l’emploi, peuvent également illustrer notre raisonnement. Combien ces mesures ont-elles créé de postes nouveaux ? On pourrait aussi citer les exemples d’autres pays qui ont clairement opté pour une politique analogue : l’Espagne en 2012, puis l’Italie en 2014. Cette politique a-t-elle réellement réussi à redresser la situation économique et celle de l’emploi dans ces pays ou bien, surtout, a-t-elle contribué à accroître la précarité et la pauvreté ? C’est, en réalité, le développement économique résultant de la relance des investissements et de la modernisation de notre appareil productif qui permettra le retour à la croissance et à une meilleure situation de l’emploi.
Il ne faut pas se voiler la face. Ce que réclament aujourd’hui, à cor et à cri, les juristes patronaux et certains ministres du gouvernement actuel, c’est finalement une véritable mutation du droit du travail traditionnel en droit du marché du travail. Le fondement de ce dernier n’est plus vraiment la recherche d’un équilibre dans les rapports de travail. Il est très essentiellement l’affirmation d’une marge de manœuvre des employeurs qui soit suffisante pour permettre à ceux-ci de développer la compétitivité des entreprises et les profits des dirigeants et actionnaires, la protection des salariés devenant largement marginale.
Sous prétexte de « modernisation », le projet de loi constitue en fait un recul historique pour les droits des salariés en raison de son caractère très fortement déséquilibré entre la flexibilité réclamée par le patronat et la sécurité des salariés. Le projet de loi réécrit de larges pans du code du travail dans une optique systématiquement favorable aux revendications des employeurs. Prenons quelques exemples pour permettre d’en juger.
Le plafonnement de l’indemnité de licenciement injustifié à 15 mois de salaire
Selon les auteurs du projet, la barémisation de ces indemnités permettrait aux entreprises de prévoir les incidences financières de leur décision de licenciement et aussi de limiter les risques qu’elles prennent à des montants « raisonnables », supportables même pour les petites entreprises. Mais, et c’est ce que les auteurs du projet semblent avoir oublié, il s’agit d’indemnités destinées à sanctionner le non-respect de la légalité pour l’employeur, l’atteinte portée à un droit des salariés : celui de n’être licencié que pour un motif légitime, réel et sérieux. En la matière, la barémisation n’a aucun sens et porte atteinte à un principe fondamental du droit français : celui de la réparation intégrale du préjudice découlant pour autrui d’une action fautive.
D’après les annonces faites par le Premier ministre, le 14 mars, le barème déviendrait purement indicatif. Mais la valeur réelle de ce barème « légal indicatif » demeure bien floue.
L’atténuation de l’obligation de reclassement des salariés devenus inaptes
Le projet de loi autorise l’employeur à licencier ces salariés en invoquant l’impossibilité de proposer « un autre poste ». Or cette formulation est loin d’être anodine. Elle implique l’abandon de la solution actuellement donnée par le droit du travail selon laquelle l’employeur est tenu de faire tout son possible pour reclasser ces salariés dans un « autre emploi », devant être recherché sur l’ensemble des postes existants dans l’entreprise et même dans l’ensemble des entreprises du groupe. S’agissant de salariés devenus inaptes à leur poste de travail et particulièrement fragiles, y compris ceux dont l’inaptitude résulte d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle survenu au service de l’entreprise, cette limitation est plutôt choquante dans la mesure où elle permet à l’employeur de se libérer de son obligation de reclassement à fort bon compte.
La facilitation du licenciement pour motif économique
D’abord, la formulation retenue pour une nouvelle définition de ce licenciement laisse penser que le licenciement devrait être reconnu, ou du moins présumé, légitime dès lors que l’entreprise se trouve confrontée à une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires pendant plusieurs trimestres consécutifs. Surtout, le projet de loi prévoit que, lorsque les licenciements interviennent dans une entreprise relevant d’un groupe international, l’appréciation des difficultés économiques devra s’effectuer en prenant en considération la situation des seuls établissements implantés sur le territoire français, peu important que la situation globale des entreprises du groupe reste totalement satisfaisante sur le plan de la rentabilité, voire que ces entreprises accumulent les bénéfices. Cela est pourtant difficilement justifiable sur le plan moral comme sur celui de la simple logique.
Le développement des facilités de flexibilisation du temps de travail
La loi n° 2008-789 du 20 août 2008, réformant la réglementation du temps de travail, avait déjà fait la part très belle à la faculté pour l’employeur d’imposer à ses salariés divers dispositifs de flexibilisation de ce temps de travail en fonction des besoins de l’entreprise, soit par la voie d’accords d’entreprise ayant acquis primauté de principe sur les dispositions légales et les accords de branche, soit par voie de décision unilatérale. Or l’avant-projet de loi El Khomri développe encore cette double tendance, tout en réduisant les contreparties accordées aux salariés, de manière substantielle.
Le rôle de l’accord collectif est nettement élargi par rapport à celui de la loi ou du pouvoir réglementaire. Des régimes d’équivalence (prévoyant que le salarié devra accomplir plus de 35 heures pour être réputé avoir effectué 35 heures de travail effectif et être rémunéré sur cette base) pourraient être institués par voie d’accord au niveau de la branche d’activité, sans qu’il soit besoin d’une validation par décret. La durée quotidienne du travail pourrait être passée de 10 à 12 heures par simple accord d’entreprise. Le montant de la majoration pour heures supplémentaires serait déterminé, en règle générale, par accord d’entreprise, avec un simple plancher de 10 % de majoration (contre 25 à 50 % actuellement). Dans les petits établissements, un simple accord d’entreprise, éventuellement conclu avec des salariés ordinaires qui se feraient mandater à cet effet, pourrait permettre le recours aux conventions de forfait-jours qui libèrent l’employeur du respect des règles relatives à la durée hebdomadaire du travail.
Deviendrait possible la conclusion d’un accord d’entreprise en vue de la préservation ou du développement de l’emploi, comportant des stipulations même en matière de rémunération et de durée du travail, lesquelles se substitueraient de plein droit aux clauses contraires du contrat de travail, y compris celles plus favorables aux salariés (à condition qu’elles n’entraînent pas une réduction de la rémunération mensuelle du salarié). Le salarié pourrait certes toujours refuser la modification de son contrat résultant de l’application de l’accord, mais ce refus justifierait automatiquement un licenciement pour motif personnel (et non plus pour motif économique).
Les possibilités de mise en place d’une modulation du temps de travail (répartition inégale du temps de travail sur un cycle de plusieurs semaines en neutralisant la notion d’heures supplémentaires) par décision purement unilatérale de l’employeur seraient élargies jusqu’à 16 semaines pour les entreprises de moins de 50 salariés. La faculté d’opposition des représentants du personnel à la mise en place d’un dispositif d’horaires individualisés serait supprimée (remplacée par un simple avis).
Encore une fois, s’il paraît légitime que le législateur s’inscrive bien dans la réalité d’aujourd’hui, il ne saurait obérer pour autant la nécessité de tenir compte des droits fondamentaux des salariés à la protection de leur santé et de leur sécurité. Élaborer un nouveau code du travail n’implique en aucune manière de revenir à la législation dite ouvrière du XIXe siècle. Ce n’est certes pas ce modèle social qui peut être le modèle de l’avenir pour un grand pays comme la France.