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Le droit en débats

Quelques observations sur les données chiffrées relatives aux violences faites aux femmes

Par Sylvie Grunvald le 11 Décembre 2017

« Le chiffre fait preuve. »
Geneviève Fraisse

Au mois de novembre, la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes donne lieu à la publication de plusieurs chiffres relatifs au recensement de ces actes violents. Cette année, ces chiffres revêtent une dimension particulière dans le contexte des révélations faisant suite à ce qui est appelé actuellement l’affaire Weinstein. La prise de parole de certaines femmes pour dénoncer les actes de violence subis oblige nos sociétés (l’échelle mondiale est aussi à noter ici) à écouter les femmes et à voir ces violences qui peuvent atteindre toutes les femmes, quelle que soit leur situation socio-professionnelle. Il est certain que cet événement et ses suites, ce séisme et ses répliques sont une étape fondatrice pour la reconnaissance de la réalité et de l’ampleur des atteintes à l’intégrité physique et psychique des femmes, pour dénoncer l’inégalité entre les femmes et les hommes dans le rapport au corps des unes et des autres.

La construction statistique sur la criminalité et la délinquance s’emploie à l’objectivation des phénomènes, elle est nécessaire sans être suffisante pour éclairer tant la société que les acteurs politiques. L’impulsion des politiques publiques passe aussi par la quantification pour reconnaître, connaître le fait, et cibler les terrains d’action. Le chiffre n’est pas qu’un slogan, même s’il est parfois exhibé comme tel, notamment en matière de violences faites aux femmes, sans doute à des fins louables, pour faire entrer dans le débat public des faits trop souvent, trop longtemps occultés.

Lors de la Conférence mondiale sur les femmes de Pékin en 1995, il est apparu indispensable que la production de statistiques précises en matière de violences faites aux femmes soit mise à l’agenda de l’action politique des États, pour traiter de l’égalité entre les femmes et les hommes. Car il s’agit bien, en effet, en luttant contre les violences faites aux femmes, d’œuvrer à l’établissement de l’égalité réelle, que les violences se présentent comme un obstacle à l’achèvement de l’objectif d’égalité selon la Conférence onusienne, ou que la fin des violences soit la condition d’accès à l’égalité.

Les chiffres qui nous sont donc proposés en cette fin d’année 2017 relèvent soit des enquêtes de victimation, soit des statistiques institutionnelles.

La lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes du mois de novembre 2017 (disponible en ligne) rassemble quelques-unes des données disponibles sur le sujet, plus particulièrement sur les violences au sein du couple et les violences sexuelles, en rapprochant différentes sources, auxquelles il est possible d’ajouter la note de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), relative aux Éléments de mesure des violences au sein du couple, publiée également en novembre 2017.

Les enquêtes de victimation, notamment depuis l’ENVEFF en 2000, ont introduit la variable du sexe pour recueillir les déclarations tant sur le sexe de la personne présentée comme auteur de l’acte que sur celui de la personne présentée comme victime. En revanche, les statistiques institutionnelles, policières et judiciaires, n’ont que tardivement recensé cette variable du côté des victimes, voire ne la recensent toujours pas (statistiques judiciaires), l’appréhension de l’acte ayant d’abord pour objectif la répression pénale de son auteur. L’élaboration des questionnaires ou des grilles statistiques est toujours un exercice complexe, ils subissent d’une année sur l’autre ou d’un recensement à l’autre, des aménagements, des corrections pour améliorer la performance de l’information.

Ces évolutions des structures du dénombrement rendent les comparaisons délicates entre les périodes de recueil : en matière de violences au sein du couple ou de violences sexuelles, le service statistique du casier judiciaire précise bien que, « la manière de déterminer la nature d’infraction principale dans le CJN ayant été modifiée, il n’est pas possible d’étudier les évolutions par rapport aux publications précédentes », comme l’ONDRP l’indique sur son document concernant les « Éléments de mesure des violences au sein du couple », que « les méthodes de dénombrement des victimes des faits du SSMSI [service statistique ministériel de la sécurité intérieure] n’étant pas identiques à celles des années précédentes, il n’est pas possible de comparer ni de commenter les évolutions avant 2015 »1. Ceci démontre, sinon le retard pris dans la présentation fiable de ces données, à tout le moins leur caractère trop récent au regard d’une préoccupation sociale émergente dans les années 1970 à travers la parole féministe et entrée implicitement dans le code pénal en 1980 à l’occasion de l’adoption de la loi sur le viol et en 1992 avec l’introduction de la circonstance aggravante de conjugalité pour sanctionner plus sévèrement notamment les violences. Il est grand temps de renforcer et stabiliser l’outil statistique plus spécifiquement celui des services judiciaires et de police pour permettre un véritable suivi de l’évolution de ce contentieux et de son traitement.

Au-delà des remarques pouvant ne paraître que techniques, mais qui en réalité nous montrent comment les violences faites aux femmes peinent à être appréhendées dans leur singularité dans un contentieux des violences défini par le droit pénal en dehors de toute référence au genre dans notre tradition juridique universaliste, quelques observations peuvent être formulées sur les informations chiffrées ainsi délivrées.

Le rapprochement des différentes sources de données fait se côtoyer des ordres de grandeur très disparates selon qu’il s’agit d’enquêtes de victimation, de statistiques policières ou judiciaires. Cette présentation s’avère fort utile pour l’enseignante de droit pénal et sciences criminelles afin d’illustrer la trilogie : criminalité réelle, approchée par les enquêtes de victimation ; criminalité apparente, à partir des faits constatés et pris en compte par les services de police et de gendarmerie ; criminalité légale, selon les condamnations prononcées par les juridictions répressives. Ainsi, pour évoquer des catégories approchantes d’une source à l’autre et où l’asymétrie de la violence selon le sexe, dans ces contextes de l’intime est explicite, relevons que 163 000 femmes âgées de 18 à 75 ans se déclarent victimes de violences physiques au sein de leur couple sur une année (enquête CVS, INSEE-ONDRP SSMI 2012-2017), 73 190 femmes majeures ont été enregistrées par les services de police et de gendarmerie comme ayant été victimes de violences criminelles et délictuelles avec ou sans ITT commises entre partenaires en 2016, tandis que 16 041 personnes, dont 15 337 hommes ont été condamnés en 2016 pour violences criminelles et délictuelles avec ou sans ITT commises entre partenaires (ministère de la justice, SDSE). Quant aux infractions à caractère sexuel selon les mêmes références, 93 000 femmes et 15 000 hommes révèlent avoir été victimes de viol ou tentative de viol sur une année, 12 820 femmes et 1 850 hommes ont été enregistrés comme victimes de viols par les services de police et de gendarmerie en 2016, 1 012 condamnations (dont 1 001 à l’encontre d’hommes) pour viol ont été prononcées en 2016.

Les écarts de chiffres s’expliquent d’abord par les taux de reportabilité faibles, voire très faibles, seule une victime sur cinq déclare porter plainte pour violences au sein du couple, taux s’abaissant pour les violences à caractère sexuel à une sur dix.

Ensuite, le déroulement de la procédure pénale, et en particulier la décision d’orientation du dossier, ajoute un filtre avant la réponse pénale. La définition des affaires poursuivables par la justice pénale laisse à l’écart les affaires pour lesquelles l’auteur ne peut être identifié ainsi que les dossiers dont l’infraction est mal caractérisée ou lorsque les charges sont insuffisantes. À propos du contentieux qui retient notre attention, quelques éléments sont à souligner. Pour les infractions de violences au sein du couple, le taux de classement d’affaires non poursuivables (36 % des affaires traitées par le parquet) est inférieur à celui établi pour tous contentieux confondus (44 %), la relation entre les protagonistes limite le défaut d’élucidation de ces affaires. Quant aux infractions à caractère sexuel, ce même taux est plus élevé (62 %), alors qu’à nouveau la très grande majorité des victimes connaissent l’auteur des faits : ici, la qualification de l’infraction et la difficulté de la production de la preuve semblent être les facteurs déterminants à l’arrêt de la procédure.

Une fois l’affaire admise comme poursuivable, elle fait l’objet d’une réponse pénale dans 86 % des cas en matière de violences au sein du couple, reléguant le taux de classement sans suite à 14 %, chiffres exactement identiques aux taux généraux présentés dans les chiffres clés de la justice 2017 (v. p. 14), de même, le taux d’alternatives aux poursuites (46 %), est très proche de celui mentionné pour tous contentieux confondus (42,5 %). Pour les infractions à caractère sexuel, les différences sont plus notables en faveur d’une répression effective : le taux de réponse pénale s’élève à 90,7 % tandis que celui des alternatives aux poursuites fléchit à 19,2 %, les poursuites devant les juridictions répressives concernant alors 71,5 % des procédures, contre 43,6 % tous contentieux confondus. Passé l’étape de l’orientation de l’affaire, la justice pénale s’empare incontestablement de ces violences, les rôles des cours d’assises en attestent également pour les violences sexuelles, plus de 50 % des affaires portées devant la juridiction criminelle sont des viols. Mais encore faut-il avoir accès au juge.

Les jurisprudences interne et européenne ont à plusieurs reprises condamné des États face à l’inertie des services d’enquête, à la passivité des services judiciaires à répondre aux plaintes déposées pour violences sexuelles et/ou au sein du couple. Les tribunaux civils français ont eu l’occasion de retenir la faute lourde de l’État pour fonctionnement défectueux du service public de la justice (COJ, art. L. 141-1), lorsque les enquêtes sont anormalement longues sans que des investigations soient effectivement menées pour identifier l’auteur de l’acte et caractériser l’infraction (v. TGI Paris, 31 juill. 2017, AJ pénal 2017. 496, obs. C. Saas ), lorsque « l’abstention fautive et répétée des services de gendarmerie constitue une faute lourde en lien direct et certain avec l’assassinat », par l’auteur, de sa partenaire (v. TGI Paris, 7 mai 2014). La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est aussi prononcée pour sanctionner les États qui ne respectent pas leur obligation positive de protéger quiconque contre des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique et psychique en se fondant sur le volet procédural des articles 2 (droit à la vie) et 3 (interdiction des traitements inhumains et dégradants) de la Convention européenne des droits de l’homme. Les violences sexuelles et/ou au sein du couple sont les principales illustrations de cette jurisprudence (v. Fiche thématique sur la jurisprudence de la CEDH en matière de violences domestiques, publiée en oct. 2017).

La protection du droit à la vie est une exigence qui ne peut être considérée comme seulement contingente, l’étude nationale sur les morts violentes au sein du couple nous le rappelle chaque année : en 2016, 138 personnes, dont 109 femmes, sont mortes, tuées par leur partenaire ou ex-partenaire de vie, à la suite d’un homicide volontaire ou à des violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Dans plus du tiers des situations, des violences antérieures au décès avaient été commises par l’un des partenaires, et l’auteur de l’homicide était déjà connu des services de police ou de gendarmerie. Ces morts violentes dans le couple représentent 15,5 % de ces qualifications criminelles constatées sur l’année en France.

En outre, la CEDH ajoute fréquemment un autre fondement à ses décisions de condamnations des États dans ce cadre des violences, l’article 14 de la Convention interdisant les discriminations : en effet, la Cour invoque régulièrement à l’égard des femmes la discrimination dont elles sont victimes en raison de l’inertie des autorités qui crée « un climat propice à cette violence » quand « les actes des autorités s’analysent non pas en un simple manquement ou retard à traiter les faits de violence en question, mais en une tolérance répétée à l’égard de ces faits et qu’ils reflétent une attitude discriminatoire envers l’intéressée en tant que femme » (v. not. CEDH 2 mars 2017, Talpis c. Italie, n° 41237/14). C’est bien d’égalité entre les femmes et les hommes qu’il s’agit, nous ne manquons pas d’y revenir.

Pour conclure, cet ensemble de chiffres n’est pas l’expression d’une construction idéologique comme certains et certaines avaient pu le laisser entendre après la diffusion des résultats de l’enquête ENVEFF. Il n’est pas la représentation d’un « féminisme victimiste ». Comme le mouvement actuel de révélation de ces violences n’est pas un épiphénomène, une éruption passagère, circonscrite à l’usage des réseaux sociaux. Les chiffres des mois de novembre, dans leur construction comme dans leur énoncé, « font preuve », preuve de la question politique, ils ne sont pas seulement saisonniers, ils nous disent la profondeur de la préoccupation du corps social à propos des violences faites aux femmes.

 

1 Difficulté de recensement aussi pour les homicides sur conjoint·e qui, d’après le SSMSI, sont de 128 en 2016 et, d’après la Délégation d’aide aux victimes (DAV), sont de 138 pour la même année.